Serge Haroche : le Prix Nobel, la Physique quantique et l’organisation de la recherche
La Recherche française a encore été à l’honneur cette année, avec le Prix Nobel de physique accordé à Serge Haroche. Formé à l’Ecole Normale Supérieure, entré au CNRS à 23ans, il a enseigné à Polytechnique, à Harvard, à Yale, au Collège de France, et a dirigé le laboratoire de Physique de l’Ecole Normale Supérieure, pépinière de Prix Nobel avec Claude Cohen-Tannoudji et Alfred Kastler, une filiation d’excellence.
La physique quantique, ses paradoxes, et comment l’enseigner.
Serge Haroche a été récompensé pour ses travaux en physique quantique, en particulier pour des expériences – des tours de force technologiques - portant sur des atomes ou photons isolés, permettant d’une part une meilleure compréhension des principes contre-intuitifs de cette science, et d’autre part, d’envisager des instruments de mesure et des ordinateurs incomparablement plus puissants et plus précis que ceux existants.
La physique quantique est née en 1906 avec l’explication par Einstein de l’effet photoélectrique, l’émission d’électrons sous l’influence de la lumière ; celle-ci ne se produit que pour certaines longueurs d’ondes (énergies) précises dans un matériau donné. Cela ne pouvait s’expliquer par la conception ondulatoire de la lumière, qui avait triomphé depuis la compréhension des phénomènes d’interférences et a conduit à une conception particulaire rénovée (les photons, particules de lumière).
Alors est apparue progressivement une nouvelle physique, s’appliquant à des dimensions très petites, qu’Einstein a en partie refusée « Dieu ne joue pas aux dés ! »), tant elle est contraire à nos intuitions du monde physique et bouleverse nos manières de raisonner.
Ainsi, parmi les principaux paradoxes ou principes contre-intuitifs de la physique quantique :
- Le principe d’indétermination : nous ne pouvons pas connaître simultanément, avec une précision totale, certaines quantités, par exemple la vitesse et la position d’une particule – si ce mot a encore un sens ; plus on connaît précisément l’une, plus l’imprécision est grande sur l’autre
- L’implication de l’observateur et la dualité onde particule : l’expérimentateur influe sur le résultat de l’expérience (la physique quantique n’est pas « réelle », il n’ y a que des observations) ; ainsi la lumière peut apparaître sous forme de photon (particule) ou sous forme d’onde, suivant la manière dont on l’observe, et parfois, dans la même expérience, successivement sous l’une ou l’autre de ces formes. Inversement, l’atome (la matière) peut aussi se manifester sous forme d’onde…
- La non-localité : des particules ayant interagi dans la passé restent en interaction, et une mesure effectuée sur l’une a un effet immédiat sur les autres, même si aucune information ne peut être transmise de l’une à l’autre.
- La quantification de certaines variables, notamment l’énergie. L’énergie, par exemple celle d’un électron dans un métal, est discontinue, elle ne peut prendre que certaines valeurs multiples d’une valeur fondamentale. C’est l’explication de l’effet photoélectrique, et l’existence de « grains », des « quantas » d’énergie a donné son nom à la théorie.
- Le déterminisme est aussi remis en question par la physique quantique ; ainsi, dans l’expérience de pensée née d’une discussion entre Einstein et Schrödinger, un chat est enfermé dans un cage hermétique où du cyanure peut être libéré – ou pas - à tout moment de manière aléatoire. Tant qu’un observateur n’a pas ouvert la cage pour constater l’état du chat, celui-ci, dans la conception quantique, n’est ni mort, ni vivant, mais dans un état de superposition mort-vivant…
Physique quantique et culture générale
Reste à savoir comment l’on passe de ce monde quantique des particules au monde physique que nous connaissons, et cette question – la décohérence quantique – reste un sujet de recherche.
L’un de ses plus prestigieux spécialistes, Richard Feynman, a pu déclarer : « Personne ne comprend vraiment la physique quantique », tant celle-ci est contre-intuitive. L’interprétation peut-être la plus rassurante est une interprétation positiviste, défendue notamment par Niels Bohr et Stephen Hawking, qui consiste à dire que la physique quantique n’a pas la prétention de représenter la réalité, si même ce concept a un sens, mais qu’elle permet simplement de relier des observations entre elles. C’est en effet l’esprit même du positivisme comtien, qui s’interdit la considération de causes premières ou de fins ultimes pour se contenter de relier des phénomènes à l’aide de lois, et qui, d’autre part, considère que la science, c’est l’interprétation du monde par l’homme- une synthèse subjective.
Dans l’enseignement français, on considère généralement que la physique quantique ne peut être enseignée qu’à des étudiants ayant déjà atteint un très bon niveau scientifique. Il est vrai qu’elle exige la maîtrise de mathématiques élaborées, et surtout une solide culture scientifique et physique. Un esprit critique aussi, car la physique quantique se prête en effet à nombre de dérives mystiques douteuses, d’entreprises malhonnêtes de détournement dans lesquelles les concepts quantiques servent la confusion, le jargon et l’intimidation, telles que dénoncées pat l’ article canular de Sokal et Bricmont prétendant fonder la sociologie sur des concepts quantiques.
Pourtant, une vulgarisation intelligente de la physique quantique est possible, comme l’ont prouvé George Gamow puis Russel Stannard, avec les Aventures de M. Tomkins. Alors, faut-il enseigner la physique quantique dans le secondaire ? Des sondages régulièrement commandés par la revue La Recherche montrent que la science continue à bénéficier d’une forte aura, mais que les Français connaissent peu les chercheurs, et les pratiques réelles de la recherche et ses enjeux. L’enseignement secondaire devrait donner à tous, scientifiques, mais aussi littéraires, au moins une idée générale des principales méthodes, résultats et problématiques des différentes sciences, bref donner une culture scientifique solide et générale, qui pourrait passer par le biais d’un enseignement de l’histoire des sciences.
Serge Haroche et l’organisation de la recherche
Comme ses prédécesseurs des dernières années, Albert Fert et Jules Hoffmann, Serge Haroche insiste sur l’importance de la recherche fondamentale, « socle sur lequel tout le reste est possible », et s’inquiète d’une dérive, d’un curseur poussé trop loin vers une recherche pilotée par ses applications potentielles, avec une volonté néfaste et impossible de planification et un incroyable alourdissement bureaucratique entraîné par la recherche de financements finalisés, la complexité et l’intrication non pas quantique mais bureaucratique des diverses agences françaises et européennes. Il défend aussi la qualité et l’intérêt des grands organismes de recherches (CNRS, CEA, INSERM) que certains voulaient déposséder de leur rôle dans le pilotage de la recherche pour les transformer en agences de moyens au service des Universités. Ce système, cet environnement, ainsi que cela est reconnu même par les plus grands chercheurs étrangers, a permis à nombre de jeunes scientifiques de se développer avec une liberté importante, la possibilité de travailler avec «des salaires décents au départ, et des perspectives de carrière et de promotion décentes », qui permettent de « consacrer son esprit aux choses qui vous passionnent sans avoir à lutter pour avoir des moyens ». Ce n’est plus le cas aujourd’hui, et c’est le défi principal du gouvernement que de recréer les conditions qui ont permis à la France d’engranger aujourd’hui de réels et prestigieux succès scientifique.