L’objet de cet article
est de discuter l’opinion dominante selon laquelle les priorités accordées à la
préservation de la concurrence libre et non faussée et aux sanctions contre les
monopoles, voire à leur démantèlement, à
la politique des prix les plus bas pour les consommateurs est une politique favorable à l’innovation.
Il nous semble même qu’elle met en péril la durabilité et l’existence même
d’écosystèmes favorisant l’innovation. Au contraire, une politique consistant à
laisser les monopoles fonctionner librement et profiter d’avantages qu’ils ont
su conquérir légitimement nous parait avantageuse en matière d’innovation et de
durabilité, et aux consommateurs eux-mêmes en dernier ressort.
1) Il existe un lien bien établi entre monopole
et innovation, et ce lien a été universellement reconnu ; c’est le
principe même du brevet. Il serait certainement intéressant de se pencher sur
les controverses historiques, par exemple entre James Watt, favorable au
brevet, et Rumford, qui était contre, mais la messe est dite, maintenant
universelle : le monopole accordé par un brevet est considéré comme le
moyen le plus efficace et légitime de récompenser et d’encourager l’innovation.
2) Schumpeter considérait
que la recherche d’une rente de monopole constitue l’un des motifs les plus
puissants pour entreprendre ; la logique s’appliquant même en économie, on
peut donc en considérer la contraposée, c’est-à-dire qu’un des meilleurs moyens
de décourager l’innovation est sans doute de démanteler ou sanctionner des
monopoles qui se sont construits sur la recherche, sur le financement audacieux
et aventuré de la recherche et du développement, sur une vision novatrice de
nos besoins et de l’évolution de nos sociétés.
3) Les libéraux les plus
conséquents, tels les disciples d’Hayek se montrent en toute logique très
méfiant envers toute intervention étatique, et plus encore super-étatique, pour
démanteler des monopoles. De leur point de vue, si un monopole s’établit, s’impose,
survit, c’est qu’il y a des raisons pour cela. Lorsque la position de monopole
repose sur une invention de rupture résultat d’années de recherche (barrière
scientifique), par la maîtrise d’une technologie unique et les investissements
conséquents qu’il a fallu pour la développer (barrière technologique), par la
vision futuriste d’un dirigeant ou groupe dirigeant, il est sans doute juste
que ceux qui ont participé à cette aventure en retirent des bénéfices
importants. Soit un monopole répond efficacement à certains besoins, soit il
disparaîtra.
4) Schumpeter a
décrit deux régimes favorables à l’innovation ; on ne parle habituellement
que la « destruction créatrice », mais il avait aussi théorisé l’ « accumulation
créatrice ». Pour Schumpeter, le régime dit « entrepreneurial »
se caractérise par des industries « fluides », avec des barrières à
l’entrée peu élevées ; le processus de destruction
créatrice joue ici un rôle important ; l’accumulation créatrice se caractérise par des barrières à
l’entrée des compétiteurs et des connaissances cumulatives générées dans un
processus « routinier » au sein des départements de R et D des
grandes entreprises.
Dans une
présentation assez analogue et plus
récente, l’économiste et Prix Nobel 2014
Jean Tirole (cf notamment, Théorie de
l’organisation industrielle, Economica, 1993) oppose l’effet de remplacement à l’effet d’efficience ; dans ce second cas, lorsqu’une
firme en concurrence investit, elle
reste confrontée à la concurrence et réalise des profits inférieurs à ceux qu’auraient
réalisé un monopole. L’innovation est alors moins rémunératrice pour la firme
en concurrence.
5) le monopole est
le seul à permettre des bénéfices suffisants pour continuer à pouvoir financer
une recherche fondamentale et des innovations de rupture.
6) Partout, en
tous temps et en tous lieux, l’ouverture à la concurrence a signifié moins
d’argent pour la recherche ; et lorsque celle-ci subsiste, ce sont les
innovations incrémentales qui sont favorisées par rapport aux innovations de
rupture. Il existe maintenant des milliers d’exemples permettant d’affirmer que
pratiquement à chaque fois, l’ouverture à la concurrence signifie que l’on
prend l’argent des budgets de recherche pour l’affecter aux agences de
communication et à la publicité.
7) Que l’on
compare ce que furent les laboratoires de Bell téléphone, avec la découverte du
bruit de fonds cosmologique par les futurs Prix Nobel Penzias, et encore la
découverte du transistor, celle du langage UNIX, du laser à CO2, les caméras
CCD ave leur successeurs. Les laboratoires Bell ont été sacrifiés sur l’autel
du culte de la concurrence libre et non-faussée, démembrés en plusieurs Baby
Bells qui n’ont pas marqué et
vraisemblablement, ne marqueront pas, l’histoire des sciences et des
techniques.
Dans les
laboratoires d’IBM ont été notamment inventé le langage Fortran, l’architecture
RISC, les bases de données relationnelles... Gerd Binnig et Heinrich Rohrer, en
1981, ont inventé le microscope à effet tunnel, instrument de recherche
fondamental aux immenses applications, de l’électronique à la biologie, pour
lequel ils ont reçu le Prix Nobel. En 1986, Johannes Bednorz et Karl Müller ont
découvert un nouveau type de supraconductivité à une température de 35 K : deux
autres Prix Nobel pour IBM. Je n’ai pas l’impression que les actions anti-trust
menées contre IBM et l’intensification de la concurrence permettront de
maintenir une recherche de ce niveau.
Dans le domaine de
l’industrie pharmaceutique, où la recherche fondamentale était largement prise
en charge par l’industrie, la concurrence accrue, notamment par l’introduction
des génériques, soutenue par les Etats, - et qui constitue au fonds un mépris
du système des brevets- a eu pour effet un effondrement de l’innovation
thérapeutique, son désengagement de la recherche qu’elle sous-traite de plus en
plus, et finalement la disparition de la machine à inventer des médicaments
qu’a été l’industrie pharmaceutique pendant plus de cinquante ans.
En fait, le démantèlement
des monopoles a, dans de nombreux cas, favorisé l’apparition de firmes qui,
pour ce qui est de l’innovation, ont vécu de façon parasitaire au détriment des
monopoles.
8) Le monopole n’a
pas à se préoccuper outre-mesure de ses investisseurs, il n’est pas soumis aux
stratégies court-termistes de la Bourse, il est moins soumis à une concurrence
par les prix, et peut accorder à ses salariés, en particulier chercheurs, de
meilleures conditions de salaire et de travail. En ce qui concerne plus spécifiquement
la recherche, il peut mener des programmes de recherche fondamentale, rechercher
des innovations de rupture et attirer les meilleurs chercheurs, en leur
accordant les moyens et le temps nécessaires.
9) Cela est assez
compréhensible. Le principal souci qu’a le dirigeant d’un monopole, chaque
matin, en arrivant à son travail est le suivant : qu’est-il apparu hier
dans le vaste monde qui puisse menacer mon monopole ? Pour cette même
raison, le monopole ne néglige pas, contrairement à ce qui est parfois affirmé,
ses clients, et veillera à comprendre et anticiper les besoins, les évolutions,
les stratégies alternatives qui pourraient menacer son monopole. S’il ne le
fait pas, il y a peu de chances qu’il reste monopole.
Un argument
souvent entendu est que si le monopole a la motivation et les moyens de mener
une veille technologique intense et à identifier les innovations de rupture qui
pourraient le menacer, il n’est pas forcément très motivé à les mettre en
pratique et pourrait retarder des innovations. Il prendrait un grand risque, et
dans le droit des brevets figurent des dispositions qui pénalisent les
tactiques d’obstructions, qui peuvent aller jusqu’à des licences obligatoires.
Elles pourraient être utilisées plus souvent ; il est assez facile de remédier
aux inconvénients de ce type.
En bref, la
priorité accordée, en particulier par l’Union Européenne, à la lutte contre les
monopoles nous semble mettre en péril la durabilité et l’existence même
d’écosystèmes favorisant l’innovation. Cette politique n’est ni juste, ni
efficace, ni de nature à assurer un progrès durable dont nous avons besoin,
autant que par le passé. Les tragiques conséquences pour l’industrie de l’aluminium
européenne de l’interdiction par la Commission Européenne de fusion
Péchiney/Alcan sont là pour le prouver.
L’Ecole d’Economie
de Toulouse ; j’ai eu l’occasion de discuter deux fois de ce sujet avec des
membres éminents de l‘Ecole d’Economie de Toulouse. Une première fois, il m’a
été affirmé que l’accumulation créatrice de Schumpeter datait d’une période où
il traversait une sévère dépression…Une seconde fois, que bien sûr, si l’on
représentait l’innovation en fonction de l’intensité de la concurrence, on
obtenait une courbe en U inverse … , mais que quasiment toujours, l’on était du
côté où la concurrence exerçait un effet bénéfique sur l’innovation (??, sans aucune indication sur les paramètres
caractérisant la position du maximum) ; mais, plus récemment, Paul Seabright (
par ex Le Monde 28/01/2013) remarquait
un ralentissement de l’innovation, en particulier pour l’industrie pharmaceutique.
La révélation dans le cassoulet ?
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