Dans deux de mes billets précédents, j’ai évoqué le
cinquantième anniversaire du déclanchement de la Révolution culturelle, les
délires français de l’époque, la réhabilitation de Confucius, les liens entre
le positivisme et Confucius. Pour en
terminer avec le sujet, quelques extraits d’un ouvrage du positiviste Pierre
Laffitte, successeur d’Auguste Comte.
Pierre Laffitte, Considérations
générales sur l’ensemble de la civilisation chinoise, Paris, Société
Positiviste (1900)
Le fétichisme
est la base mentale de la civilisation chinoise
« Un concours spécial d'influences, surtout
sociales, disposa la civilisation chinoise à développer le Fétichisme au-delà
de tout ce qui fut possible ailleurs. Mieux systématisé qu'en aucun autre cas,
il y prévalut sur le Théologisme, et préserva le tiers de notre espèce du
régime des castes, malgré l'hérédité des professions. » (Auguste Comte, Synthèse subjective, Introduction.)
C'est sous une telle inspiration que j'ai, dans mon
cours public sur l’Histoire générale de
l'Humamité, apprécié la civilisation chinoise et son plus éminent
représentant, Confucius. J'ose espérer qu'un tel travail contribuera à propager
la conviction que la religion démontrée peut seule embrasser l'ensemble des
affaires terrestres par une politique à la fois rationnelle et morale.
Le Fétichisme, systématisé par l'adoration du Ciel,
est la base chinoise mentale de la civilisation chinoise : telle est la
proposition capitale qu'il faut mettre dans tout son jour pour faire comprendre
le véritable esprit de celle grande civilisation. Nous avons établi que toute
société quelconque débute nécessairement par le Fétichisme. Cet état a reçu en
Chine une véritable systématisation, qui lui a donné une consistance et un développement
immenses, de manière à devenir la base de l’évolution sociale de cette grande
population. Dans les autres pays, le Fétichisme a laissé des traces nombreuses
et incontestables ; en Chine, il s'est conservé, il a persisté, et s'est développé
[…]
Si nous considérons, en effet, les divers temples,
les autels nombreux élevés dans ce vaste empire, nous les voyons dédiés aux
fleuves, aux montagnes, aux constellations, aux principales planètes, au Ciel, à
la Terre. Le culte des mânes y est très développé ; familier à tout le monde,
il est organisé par des gens qui ne croient pas à la vie future. Or, que sont
les mânes, sinon des fétiches résultés de nos dépouilles mortelles, et qui,
d'après un tel point de vue, conservent un mode d'activité et de vitalité qui
leur est propre? La mort, au sens où la conçoivent la théologie et la
métaphysique, n'existe pas pour le fétichiste ; elle n'est rien à ses yeux
qu'un mode de vitalité substitué à un autre. De là ce mépris de la mort constaté
par les théologiens occidentaux, chez des gens qui, d'un autre côté, méconnaissaient
complètement ce que nous appelons la vie future ; contradiction apparente que
la théologie a constatée sans pouvoir la résoudre.
En Chine, le Fétichisme a été systématisé par le
culte du Ciel, et cette systématisation remonte à l'origine même de la civilisation
de cet empire […]
Confucius comme
chef spirituel
Le rôle de Confucius a été de construire pour la
classe éclairée, administrative, dont le développement s'était produit
conformément à l'esprit de la civilisation chinoise, une doctrine philosophique
qui fût l'expression systématique de la nature même de cette civilisation.
Ce rôle est immense, et jamais peut-être un homme
n'a exercé une action plus grande, plus profonde et plus régulière dans le
développement d'une société. La doctrine de Confucius, comme nous le verrons
plus tard, établissait le type idéal de la civilisation correspondante. Cette
doctrine systématique construisant le type à réaliser, fournissait la conception
autour de laquelle ont pu et dû se grouper les théoriciens, les administrateurs,
tous ceux en un mot qui faisaient partie de la classe éclairée. Cette doctrine
a donné à cette classe une véritable constitution, une réelle unité ; elle a
fondé finalement la classe des lettrés. C'est à partir de Confucius que cette
classe se constitue. Dès ce moment aussi la civilisation chinoise se développe
avec une intensité et une régularité extrêmes, parce qu'elle a acquis enfin une
première coordination de son second élément directeur. La première force
fondamentale, élément d'ordre, d'unité, de consolidation, c'est-à-dire la puissance
impériale, avait dû être établie dès le début, mais l'élément modificateur,
quoique surgi dès l'origine, de la nature même de cette société, n'arrive à se
coordonner qu'à partir de Confucius. Cela se conçoit. La concentration était
dans la nature même du premier élément qui a dû, dès le début, être plus ou
moins systématique; mais le second élément, l'élément modificateur, dispersif
par sa nature, n'a pu arriver que plus tard à conquérir la doctrine qui lui a
donné une coordination, et qui lui a permis ainsi d'exercer une action plus
complète et plus caractéristique […]
En résumé donc, Messieurs, nous voyons à l'extrême
Orient une immense population, essentiellement industrielle et pacifique,
gouvernée, sous la prépondérance d'un chef unique, par une classe régulièrement
émanée de la masse de la population au moyen d'un système bien organisé d'examens,
par conséquent sans aristocratie héréditaire. Cette classe des lettrés a
graduellement établi un vaste système d'administration sous la direction de laquelle
vit une population de 400 millions d'hommes. Enfin cette société, après de
longs efforts, s'est finalement agrégé les populations environnantes, moins
avancées, qui avaient été jusque-là pour elle une cause continuelle de troubles,
de manière à réduire finalement l'armée à sa fonction normale de gendarmerie.
C'est cette immense société que les contacts
anarchiques de l'Occident tendent à troubler et à opprimer. Mais avant d'établir
la politique vraiment rationnelle qui doit finalement prévaloir en Occident à
cet égard, j'apprécierai Confucius, le type le plus systématique de cette
grande civilisation […]
Nous voyons Confucius, perfectionnant la
civilisation fétichique et astrolâtrique d'où il émane, emprunter pour sa systématisation
politique et morale, aux lois du ciel et de la terre, un type d'ordre et de
régularité, qu'il cherche à réaliser dans la vie humaine par la prépondérance
habituelle de la sociabilité sur la personnalité, qui seule peut réaliser dans l'ordre
humain le type de régularité fourni par l'observation du monde extérieur.
Appréciation
positiviste de Confucius
En définitive, nous pouvons résumer sommairement
l'œuvre de Confucius, et l'appréciation de son caractère et de son rôle.
Nous voyons d'abord un grand philosophe s'appuyant, pour
produire une immense évolution morale et sociale, sur l'ensemble des
antécédents et des traditions, et s'y appuyant réellement ; il ne s'agit pas
ici de ces hypothèses arbitraires par lesquelles le Christianisme s'est
construit une tradition artificielle, faute de pouvoir représenter réellement,
par une théorie vraiment scientifique, les antécédents d'où il est vraiment
émané. Ici c'est un philosophe qui s'appuie réellement et sincèrement sur la
série des antécédents de la civilisation chinoise, et qui poursuit 'le
développement systématique de cette civilisation. C'est là un type vraiment
normal, et tout à fait conforme au véritable esprit scientifique, qui appuie toujours
ses constructions actuelles sur les constructions antérieures. Sous l'impulsion
chrétienne et révolutionnaire, les Occidentaux, dans les spéculations morales
et sociales, ont développé au contraire une disposition à la fois irrationnelle
et immorale à méconnaître complètement la continuité sociale.
Confucius prend son point de départ dans le
Fétichisme astrolâtrique, base de la civilisation chinoise. Tout en acceptant
le Fétichisme astrolâtrique, et respectant profondément le culte construit sur
cette base, il commence à opérer dans ce fétichisme une transformation qui se
réalisera pleinement parmi les plus distingués de ses successeurs. Il commence
à opérer en effet la distinction entre l'activité et la vie. Le Fétichisme
considère tous les êtres non seulement comme actifs (ce qui est parfaitement
scientifique), mais aussi comme vivants, ce qui n'est vrai que pour un certain
nombre d'entre eux.
Chez Confucius on voit déjà nettement apparaître
qu'il s'agit bien plus des lois du ciel et de la terre que des volontés de ces deux
êtres prépondérants, de telle sorte que, quoique le commandement soit conçu
comme un mandat du ciel, ce mandat tend à représenter, au lieu de la volonté
céleste, la fatalité qui résulte de lois régulières […]
Tel est l'ensemble très général de cette
construction morale. Elle est, comme on voit, complètement dégagée de toute
préoccupation surnaturelle. Et j'ai déjà expliqué, dans ma première leçon,
comment cela tenait à l'absence d'esprit théologique et à la prépondérance
continue du régime féticho-astrolâtrique.
A propos de cette absence complète de croyances
surnaturelles, un esprit vraiment distingué, M. Abel Rémusat, affirme que la
morale de Confucius manque de sanction. On s'explique difficilement comment un
tel esprit a pu se laisser dominer par les préjugés théologico-métaphysiques,
au point de ne pas comprendre que cette prétendue absence de sanction constitue
à la fois la réalité et la noblesse de la morale de Confucius. Car le manque de
sanction surnaturelle, qui est toujours essentiellement personnelle, fait
ressortir chez Confucius l'admission formelle de l'existence spontanée des
sentiments bienveillants. Confucius reconnaît la moralité spontanée de la nature
humaine. La sanction est précisément dans le bonheur de faire le bien pour le
bien, dans cet état enfin de pleine unité que poursuit comme idéal le véritable
sage, sous l'impulsion d'une ardente sociabilité, éclairée par une haute
raison. — Les conceptions théologico-métaphysiques ont tendu à dégrader' sous
ce rapport la vraie notion de la nature humaine, depuis surtout que les
inconvénients de la doctrine ne sont plus contre-balancés par la sagesse du
sacerdoce.
Enfin, politiquement, le développement graduel de la
réformation de Confucius a eu pour résultat de donner à la classe modificatrice
de la civilisation chinoise une solide constitution, qui a assuré et
perfectionné son action, dont l'influence dure encore et a été constamment
croissante, sur la société correspondante.
Tel est l'ensemble de cette grande existence,
systématiquement et activement vouée à la réalisation d'une noble réformation
sociale.
Cf. aussi, Eric Sartori, les Positivistes et le Chine, Monde chinois/2014/4 (N° 40)