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vendredi 14 juillet 2017

Taine_ L’ancien régime_Origine des privilèges

Une leçon toujours actuelle : comment l’injustice fiscale héritée d’anciens privilèges mène à la révolution

En 1789, trois sortes de. personnes, les ecclésiastiques, les nobles et le roi, avaient dans l’État la place éminente avec tous les avantages qu’elle comporte, autorité, biens, honneurs, ou, tout au moins, privi­lèges, exemptions, grâces, pensions, préférences et le reste. Si depuis longtemps ils avaient cette place, c’est que pendant longtemps ils l’avaient méritée. En effet, par un effort immense et séculaire, ils avaient construit tour à tour les trois assises principales de la société moderne […]

Dans les campagnes dépeuplées par le fisc romain, par la révolte des Bagaudes, par l’invasion des Germains, par les courses des brigands, le moine bénédictin bâtit sa cabane de branchages parmi les épines et les ronces   ; autour de lui de grands espaces jadis cultivés ne sont plus que des halliers déserts. Avec ses compagnons, il défriche et construit ; il domestique les animaux demi¬-sauvages, établit une ferme, un moulin, une forge, un four, des ateliers de chaussure et d’habillement.[…]

Il a édifié toute cette assise, pierre à pierre. Hugues Capet pose la première ; avant lui, la royauté ne donnait pas au roi une province, pas même Laon ; c’est lui qui ajoute au titre son domaine. Pendant  huit cents ans, par mariage, conquête, adresse, héritage, ce travail d’acquisition se poursuit ; même sous Louis XV, la France s’accroît de la Lorraine et de la Corse. Parti du néant, le roi a fait un État compact qui renferme vingt- six millions d’habitants, et qui est alors le plus puissant de l’Europe. — Dans tout l’intervalle, il a été le chef de la défense publique, le libérateur du pays contre les étrangers, contre le pape au quatorzième siècle, contre les Anglais au quinzième, contre les Espagnols au seizième. Au dedans, dès le douzième siècle, le casque en tête et toujours par chemins, il est le grand justicier, il démolit les tours des brigands féodaux, il réprime les excès des forts, il protège les opprimés  , il abolit les guerres privées, il établit l’ordre et la paix : œuvre immense qui, de Louis le Gros à saint Louis, de Philippe le Bel à Charles VII et à Louis XI, de Henri IV à Louis XIII et à Louis XIV, se continue sans s’interrompre jusqu’au milieu du dix-septième siècle, par l’édit contre les duels et par les Grands Jours  . Cependant toutes les choses utiles exécutées par son ordre ou dévelop¬pées sous son patronage, routes, ports, canaux, asiles, universités, académies, établissements de piété, de refuge, d’éducation, de science, d’industrie et de com¬merce, portent sa marque et le proclament bienfaiteur public. — De tels services appellent une récompense proportionnée : on admet que, de père en fils, il contracte mariage avec la France, qu’elle n’agit que par lui, qu’il n’agit que pour elle, et tous les souvenirs anciens, tous les intérêts présents viennent autoriser cette union. L’Église la consacre à Reims […]
Ils sont environ 270 000 : dans la noblesse 140 000 ; dans le clergé 130 000  . Cela fait de 25 000 à 30 000 familles nobles, 23 000 religieux en 2 500 monastères, 57 000 religieuses en 1 500 couvents, 60 000 curés et vicaires dans autant d’églises et chapelles. Si l’on veut se les représenter un peu nettement, on peut imaginer, dans chaque lieue carrée de terrain et pour chaque millier d’habitants, une famille noble et sa maison à girouette, dans chaque village un curé et son église, toutes les six ou sept lieues une communauté d’hommes ou de femmes. Voilà les anciens chefs et fondateurs de la France : à ce titre, ils ont encore beaucoup de biens et beaucoup de droits. […]

Telle est l’exemption d’impôt totale ou partielle. Les collecteurs s’arrêtent devant aux, parce que le roi sent bien que la propriété féodale a la même origine que la sienne ; si la royauté est un privilège, la seigneurie en est un autre ; le roi n’est lui-même que le plus privilégié des privilégiés. Le plus absolu, le plus infatué de son droit, Louis XIV a eu des scrupules lorsque l’extrême nécessité l’a contraint à mettre sur tous l’impôt du dixième  . Des traités, des précédents, une coutume immémoriale, le souvenir du droit antique retiennent encore la main du fisc. Plus le propriétaire ressemble à l’ancien souverain indépendant, plus son immunité est large. — Tantôt il est couvert par un traité récent, par sa qualité d’étranger, par son origine presque royale. […]

Ainsi, après quatre cent cinquante ans d’assaut, la taille, ce premier engin du fisc, le plus lourd de tous, a laissé presque intacte la propriété féodale  . – Depuis un siècle, deux nouvelles machines, la capitation et les vingtièmes, semblent plus efficaces et ne le sont guère davantage. – D’abord, par un chef-d’œuvre de diplomatie ecclésiastique, le clergé a détourné, émoussé leur choc. Comme il fait corps et qu’il a des assemblées, il a pu traiter avec le roi, se racheter, éviter d’être taxé par autrui, se taxer lui-même, faire reconnaître que ses versements ne sont pas une contribution imposée, mais un « don gratuit », obtenir en échange une foule de concessions, modérer ce don, parfois ne pas le faire, en tout cas le réduire à 16 millions tous les cinq ans, c’est-à-dire à un peu plus de 3 millions par an ; en 1788, c’est seulement 1 800 000 livres, et il le refuse pour 1789 […]

Quant aux nobles, ne pouvant se réunir, avoir des représentants, agir par voie publique, ils ont agi par voie privée, auprès des ministres, des intendants, des subdélégués, des fermiers généraux et de toutes les personnes revêtues d’autorité ; on a pour leur qualité des égards, des ménagements, des complaisances. D’abord cette qualité les exempte, eux, leurs gens et les gens de leurs gens, du tirage à la milice, du logement des gens de guerre, de la corvée pour les routes. Ensuite, la capitation étant fixée d’après la taille, ils payent peu, puisque leur taille est peu de chose. De plus, chacun d’eux a réclamé de tout son crédit contre sa cote : « Votre cœur sensible, écrit l’un d’eux à l’intendant, ne consentira jamais à ce qu’un père de mon état soit taxé à des vingtièmes stricts comme un père du commun   ». D’autre p.21 part, comme le contribuable paye la capitation au lieu de son domicile effectif, souvent fort loin de ses terres, et sans qu’on sache rien de ses revenus mobiliers, il peut ne verser que ce que bon lui semble. Nulle recherche contre lui, s’il est noble ; « on est infiniment circonspect envers les personnes d’un rang distingué (…)


À cet égard, les plus opulents étaient les plus habiles à se défendre. « Avec les intendants, disait le duc d’Orléans, je m’arrange ; je paye à peu près ce que je veux », et il calculait que les administrations provinciales, le taxant à la rigueur, allaient lui faire perdre 300 000 livres de rentes. On a vérifié que les princes du sang, pour leurs deux vingtièmes, payaient 188 000 livres, au lieu de 2 400 000. – Au fond, dans ce régime, l’exemption d’impôt est un dernier lambeau de souveraineté ou tout au moins d’indépendance. Le privilégié évite ou repousse la taxe, non seulement parce qu’elle le dépouille, mais encore parce qu’elle l’amoindrit ; elle est un signe de roture, c’est-à-dire d’ancienne servitude, et il résiste au fisc autant par orgueil que par intérêt. […]


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