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samedi 12 août 2017

Taine _ La Révolution- La conquête jacobine_46_ Le dogme du parti révolutionnaire

Important, magistral : ou comment le dogme de la souveraineté du peuple tel qu’hérité de Rousseau et repris par les Jacobins mène nécessairement au totalitarisme : refus de considérer la complexité des sociétés, refus de la démocratie représentative, méfiance, contrôle permanent des représentants qui ne sont que des commis révocables, intervention directe du peuple ou plutôt de ses amis auto-désignés et autres procureurs de la lanterne, appels incessants aux passions, dénonciations, à la violence et au meurtre.
N.B : réponse positiviste , : la création de la sociologie, la plus complexe des sciences_ Pierre Laffitte : « la prépondérance de la métaphysique démocratique constitue un véritable danger, parce qu'elle tend à rendre tout gouvernement impossible. En premier lieu, prenant comme un principe de valeur objective la souveraineté du peuple, elle fait de l'électoral, non pas un simple moyen à défaut d'autre de faire surgir le pouvoir politique, mais bien un moyen de résoudre les questions elles-mêmes. Il résulte de là une opposition au véritable esprit scientifique, qui est la base de l'ordre social »


 La société est nécessairement complexe ! l’empire des passions

Dans ce volume, comme dans les précédents et dans les suivants, on ne trouvera que l’histoire des pouvoirs publics. D’autres feront celle de la diplomatie, de la guerre, des finances, de l’Église, mon sujet était limité. Pourtant, à mon grand regret, ce nouveau livre occupe un volume, et le dernier, sur le gouvernement révolutionnaire, sera aussi long.
J’ai encore le regret de prévoir que cet ouvrage déplaira à beaucoup de mes compatriotes. Mon excuse est que, plus heureux que moi, ils ont presque tous des principes politiques et s’en servent pour juger le passé. Je n’en avais pas, et même, si j’ai entrepris mon livre, c’est pour en chercher. Jusqu’à présent, je n’en ai guère trouvé qu’un, si simple qu’il semblera puéril et que j’ose à peine l’énoncer. Néanmoins, j’y suis tenu ; car tous les jugements qu’on va lire en dérivent, et leur vérité a pour mesure sa vérité. Il consiste tout entier dans cette remarque qu’une société humaine, surtout une société moderne, est une chose vaste et compliquée. Par suite, il est difficile de la connaître et de la comprendre. C’est pourquoi il est difficile de la bien manier. Il suit de là qu’un esprit cultivé en est plus capable qu’un esprit inculte, et un homme spécial qu’un homme qui ne l’est pas. De ces deux dernières vérités naissent beaucoup d’autres conséquences ; si le lecteur daigne y réfléchir, il n’aura pas de peine à les démêler…
Dans cette société dissoute où les passions populaires sont la seule force effective, l’empire est au parti qui saura les flatter pour s’en servir. Par suite, à côté du gouvernement légal qui ne peut ni les réprimer ni les satisfaire, il se forme un gouvernement illégal qui les autorise, les excite et les conduit. À mesure que le premier se décompose et s’affaisse, le second s’affermit et s’organise, jusqu’à ce qu’enfin, devenu légal à son tour, il prenne la place du premier.

La souveraineté du ^peuple ; le gouvernement est un commis, refus de la démocratie représentative

Dès l’origine, pour justifier toute explosion et tout attentat populaire, une théorie s’est rencontrée, non pas improvisée, surajoutée, superficielle, mais profondément enfoncée dans la pensée publique, nourrie par le long travail de la philosophie antérieure, sorte de racine vivace et persistante sur laquelle le nouvel arbre constitutionnel a végété : c’est le dogme de la souveraineté du peuple. – Pris à la lettre, il signifie que le gouvernement est moins qu’un commis, un domestique . C’est nous qui l’avons institué, et, après comme avant son institution, nous restons ses maîtres. Entre nous et lui, « point de contrat » indéfini ou du moins durable « qui ne puisse être annulé que par un consentement mutuel ou par l’infidélité d’une des deux parties ». Quel qu’il soit et quoi qu’il fasse, nous ne sommes tenus à rien envers lui, il est tenu à tout envers nous ; nous sommes toujours libres « de modifier, limiter, reprendre, quand il nous plaira, le pouvoir dont nous l’avons fait dépositaire ». Par un titre de propriété primordiale et inaliénable, la chose publique est à nous, à nous seuls, et, si nous la remettons entre ses mains, c’est à la façon des rois qui délèguent provisoirement leur autorité à un ministre ; celui-ci est toujours tenté d’abuser, à nous de le surveiller, de l’avertir, de le gourmander, de le réprimer, et, au besoin, de le chasser. Surtout, prenons garde aux ruses et aux manœuvres par lesquelles, sous prétexte de tranquillité publique, il voudrait nous lier les mains. Une loi supérieure à toutes les lois qu’il pourra fabriquer lui interdit de porter atteinte à notre souveraineté, et il y porte atteinte lorsqu’il entreprend d’en prévenir, gêner ou empêcher l’exercice. L’Assemblée, même constituante, usurpe quand elle traite le peuple en roi fainéant, quand elle le soumet à des lois qu’il n’a pas ratifiées, quand elle ne lui permet d’agir que par ses mandataires ; il faut qu’il puisse agir lui-même et directement, s’assembler, délibérer sur les affaires publiques, discuter, contrôler, blâmer les actes de ses élus, peser sur eux par ses motions, redresser leurs erreurs par son bon sens, suppléer à leur mollesse par son énergie, mettre la main avec eux au gouvernail, parfois les en écarter, les jeter violemment par-dessus le bord, et sauver le navire qu’ils conduisent sur un écueil.
Effectivement, telle est la doctrine du parti populaire ; au 14 juillet 1789, aux 5 et 6 octobre, il l’a mise en pratique, et, dans les clubs, dans les journaux, dans l’Assemblée, Loustalot, Camille Desmoulins, Fréron, Danton, Marat, Pétion, Robespierre ne cessent point de la proclamer. Selon eux, local ou central, partout le gouvernement empiète. À quoi nous sert-il d’avoir renversé un despotisme, si nous en instituons un autre ? Nous ne subissons plus l’aristocratie des privilégiés, mais nous subissons « l’aristocratie de nos mandataires   ». À Paris déjà, « le corps des citoyens n’est plus rien, la municipalité est tout ». Elle attente à nos droits imprescriptibles quand elle refuse à un district la faculté de révoquer à volonté les cinq élus qui le représentent à l’Hôtel de Ville, quand elle fait des règlements sans les soumettre à la sanction des électeurs, quand elle empêche les citoyens de s’assembler où bon leur semble, quand elle trouble les clubs en plein vent du Palais-Royal. « Le patrouillotisme en chasse le patriotisme » et le maire Bailly « qui se donne une livrée, qui s’applique 110 000 livres de traitement », qui distribue des brevets de capitaine, qui impose aux colporteurs l’obligation d’avoir une plaque, et aux journaux l’obligation de porter une signature, est non seulement un tyran, mais un concussionnaire, un voleur, et « un criminel de lèse-nation ». — Des usurpations pires sont commises par l’Assemblée nationale. Prêter serment à la Constitution, comme elle vient de le faire, nous imposer son œuvre, nous la faire jurer, sans tenir compte de notre droit supérieur, sans réserver notre ratification expresse  , c’est « méconnaître notre souveraineté », c’est « se jouer de la majesté nationale », c’est substituer à la volonté du peuple la volonté de douze cents personnes : « nos représentants nous ont manqué de respect »…

La souveraineté du peuple : Toute émeute devient légitime

Aussi bien, à ce point de vue, toute émeute devient légitime. Robespierre, à la tribune , excuse les jacqueries, refuse d’appeler brigands les incendiaires des châteaux, justifie les insurgés de Soissons, de Nancy, d’Avignon, des colonies. À propos des deux pendus de Douai, Desmoulins remarque qu’ils l’ont été par le peuple et par les soldats réunis : « Dès lors, je le dis sans crainte de me tromper, ils avaient légitimé l’insurrection » ; ils étaient coupables, et l’on a bien fait de les pendre  . — Non seulement les meneurs du parti excusent les assassinats, mais encore ils les provoquent. Desmoulins, « en sa qualité de procureur général de la Lanterne, réclame, dans chacun des quatre-vingt-trois départements, la descente comminatoire d’une lanterne au moins », et Marat, dans son journal, au nom des principes, sonne incessamment le tocsin. « Lorsque le salut public est en danger, c’est au peuple à retirer le pouvoir des mains auxquelles il l’a confié... Renfermez l’Autrichienne et son beau-frère.... Saisissez-vous de tous les ministres et de leurs commis, mettez-les aux fers, assurez-vous du chef de la municipalité et des lieutenants du maire ; gardez à vue le général, arrêtez l’état-major....
« Voici le moment de faire tomber les têtes des ministres et de leurs subalternes, de La Fayette, de tous les scélérats de l’état-major, de tous les commandants antipatriotes des bataillons, de Bailly, de tous les municipaux contre-révolutionnaires, de tous les traîtres de l’Assemblée nationale. » – À la vérité, parmi les gens un peu éclairés, Marat passe encore pour un exagéré, pour un furieux. Pourtant, tel est le dernier mot de la théorie : dans la maison politique, au-dessus des pouvoirs délégués, réguliers et légaux, elle installe un pouvoir anonyme, imbécile et terrible, dont l’arbitraire est absolu, dont l’initiative est continue, dont l’intervention est meurtrière : c’est le peuple, sultan soupçonneux et féroce, qui, après avoir nommé ses vizirs, garde toujours ses mains libres pour les conduire, et son sabre tout affilé pour leur couper le cou…

Qu’un spéculatif, dans son cabinet, ait fabriqué cette théorie, cela se comprend : le papier souffre tout, et des hommes abstraits, des simulacres vides, des marionnettes philosophiques comme celles qu’il invente, se prêtent à toute combinaison. – Qu’un maniaque, dans sa cave, adopte et prêche cette théorie, cela s’explique aussi : il est obsédé de fantômes, il vit hors du monde réel, et d’ailleurs, dans cette démocratie incessamment soulevée, c’est lui, l’éternel dénonciateur, le provocateur de toute émeute, l’instigateur de tout meurtre, qui, sous le nom d’« ami du peuple », devient l’arbitre de toute vie et le véritable souverain. – Qu’un peuple, surchargé d’impôts, misérable, affamé, endoctriné par des déclamateurs et par des sophistes, ait acclamé et pratiqué cette théorie, cela se comprend encore : dans l’extrême souffrance, on fait arme de tout, et, pour l’opprimé, une doctrine est vraie quand elle aide à se délivrer de l’oppression. – Mais que des politiques, des législateurs, des hommes d’État, finalement des ministres et des chefs de gouvernement se soient attachés à cette théorie, qu’ils l’aient embrassée plus étroitement à mesure qu’elle devenait plus destructive, que tous les jours, pendant trois ans, ils aient vu l’ordre social crouler sous ses coups, pièce à pièce, et n’aient jamais reconnu en elle l’instrument de tant de ruines ; que, sous les clartés de l’expérience la plus désastreuse, au lieu d’avouer sa malfaisance, ils aient glorifié ses bienfaits ; que plusieurs d’entre eux, tout un parti, une assemblée presque entière, l’aient vénérée comme un dogme et l’aient appliquée jusqu’au bout avec l’enthousiasme et la raideur de la foi ; que, poussés par elle dans un couloir étroit qui se rétrécissait toujours davantage, ils aient marché toujours en avant en s’écrasant les uns les autres ; qu’arrivés au terme, dans le temple imaginaire de leur liberté prétendue, ils se soient trouvés dans un abattoir ; que, dans l’enceinte de cette boucherie nationale, ils aient été tour à tour les assommeurs et le bétail ; que, sur leurs maximes de liberté universelle et parfaite, ils aient installé un despotisme digne du Dahomey, un tribunal pareil à celui de l’Inquisition, des hécatombes humaines semblables à celles de l’ancien Mexique ; qu’au milieu de leurs prisons et de leurs échafauds, ils n’aient jamais cessé de croire à leur bon droit, à leur humanité, à leur vertu, et que, dans leur chute, ils se soient considérés comme des martyrs ; cela, certes, est étrange : une telle aberration d’esprit et un tel excès d’orgueil ne se rencontrent guère, et, pour les produire, il a fallu un concours de circonstances qui ne se sont assemblées qu’une seule fois.

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