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jeudi 17 août 2017

Taine _ La Révolution- La conquête jacobine_75_ Dans le bureau de Roland_4

Important et Magistral, chef d’œuvre d’historien et d’écrivain  : Pour suivre les exactions des débuts de la Convention, Taine s’imagine dans le bureau du très distingué et très girondin Ministre de l’ intérieur,  Roland, en compagnie de sa femme sans laquelle il ne faisait rien. Il devait tenir à la fonction, puisque les Girondins ont déclenché le 10  aôut et les massacres de septembre pour qu’il retrouve son poste. Voici ce qu’il en fait.

NB dernier passage du chapitre _ retransmission intégrale du texte de Taine

Toulon : la prise de pouvoir de la Commune Jacobine

– Pour les connaître à fond, Roland n’a qu’à feuilleter un dernier dossier, celui du département voisin, et à considérer leurs collègues du Var. Dans ce grand naufrage de la raison et de la probité qu’on appelle la révolution jacobine, quelques épaves surnageaient encore : c’étaient les administrations du département, composées en beaucoup d’endroits de libéraux, amis de l’ordre, éclairés, intègres et défenseurs persévérants de la loi. Tel était le directoire du Var . Pour se débarrasser de lui, les Jacobins de Toulon ont imaginé un guet-apens digne des Borgia et des Oliveretto du seizième siècle  . Le 28 juillet au matin, Sylvestre, président du club, a distribué à ses affidés de la banlieue et de la ville un énorme sac de bonnets rouges, et il a disposé aux bons endroits ses escouades. Cependant la municipalité, sa complice, vient en cérémonie visiter les administrateurs du département, et les invite à fraterniser avec elle devant le peuple. Ils sortent sans défiance, chacun au bras d’un officier municipal ou d’un délégué du club. À peine ont-ils fait quelques pas sur la place que, de chaque avenue, débouche une troupe de bonnets rouges apostés. Le procureur-syndic, le vice-président du département et deux autres administrateurs sont saisis, sabrés et pendus ; un autre, M. Debaux, parvient à s’échapper, se cache, saute la nuit par-dessus les remparts, se casse la cuisse et reste là gisant ; le lendemain matin ou l’y découvre ; une bande, conduite par Jassaud, ouvrier du port, et par Lemaille, qui s’intitule « le pendeur de la ville », vient le relever, l’emporte sur un brancard et l’accroche au premier réverbère. D’autres bandes expédient de même l’accusateur public, un administrateur du district, un négociant, puis, se répandant dans la campagne, pillent et tuent dans les bastides. – Vainement le commandant de place, M. Dumerbion, a supplié la municipalité de proclamer la loi martiale. Non seulement elle refuse, mais elle lui enjoint de faire rentrer dans les casernes la moitié de ses troupes. En revanche, elle met en liberté les soldats condamnés au bagne et tous les militaires détenus pour insubordination. — Dès lors la dernière ombre de discipline s’évanouit, et, dans le mois qui suit, les meurtres se multiplient. L’administrateur de la marine, M. Possel, est enlevé de sa maison, et on lui passe la corde au cou ; il est sauvé tout juste par un bombardier, secrétaire du club. Un membre du directoire, M. Senis, empoigné dans sa maison de campagne, est pendu sur la place du Vieux-Palais. Le capitaine de vaisseau Desidery, le curé de la Valette, M. Sacqui des Thourets, sont décapités dans la banlieue, et leurs têtes rapportées au bout de trois perches.
M. de Flotte, vice-amiral, homme à stature d’Hercule, d’une mine si grave et si austère, qu’on le surnommait « le Père éternel », est attiré en trahison à la porte de l’arsenal et voit la lanterne déjà descendue ; il arrache un fusil, se défend, succombe sous le nombre, et, après avoir été sabré, il est pendu. Sabré de même, M. de Rochemore, major général de la marine, est pendu de même : une grosse artère, tranchée sur le cou du cadavre, jetait d’en haut un filet de sang sur les pavés ; Barry, l’un des exécuteurs, y lave ses mains et en asperge l’assistance. – Barry, Lemaille, Jassaud, Sylvestre et les autres assassins principaux, voilà les nouveaux rois de Toulon, assez semblables à ceux de Paris ; ajoutez-y un certain Figon qui donne audience dans son galetas, redresse les inégalités sociales, marie de force des filles de gros fermiers à des républicains pauvres, ou des filles perdues à des jeunes gens riches  , et, sur des listes fournies par le club ou par les municipalités voisines, rançonne un à un les gens opulents ou aisés. Pour que rien ne manque au portrait de la bande, notez que, le 23 août, elle a tenté de mettre en liberté les 1 800 forçats ; mais ceux-ci se sont méfiés, ils n’ont pas compris qu’on pût les prendre pour alliés politiques, ils n’ont osé sortir, ou, du moins, la portion honnête de la garde nationale est arrivée à temps pour les remettre à la chaîne. Mais son effort s’est arrêté là, et, pendant une année encore, l’autorité publique restera aux mains d’une faction qui, en fait d’ordre public, n’a pas même les sentiments d’un forçat.

Pas un accès de délire passager, mais le manifeste du parti vainqueur

Plus d’une fois, pendant le cours de cette longue revue, le ministre a dû sentir une rougeur de honte lui monter au visage ; car, aux réprimandes qu’il adresse aux administrations inertes, elles répliquent par son propre exemple : « Vous voulez que nous dénoncions à l’accusateur public les arrestations arbitraires ; avez-vous dénoncé les coupables de pareils délits et de plus grands dans la capitale   ? » – De toutes parts, les opprimés ont crié vers lui, vers « le ministre patriote, ennemi prononcé de l’anarchie », vers « le bon et incorruptible ministre de l’intérieur... à qui on n’a pu reprocher que le bon sens de sa femme », et il n’a su leur envoyer pour réponse que des dissertations et des condoléances : « Gémir sur les événements qui désolent le département, dire que les administrations sont vraiment utiles quand elles préviennent les maux, que c’est une triste nécessité d’être réduit à chercher des remèdes, leur recommander une surveillance plus active  . » – « Gémir, et trouver des consolations dans les observations en la lettre » qui annonce quatre assassinats, mais fait observer que « les victimes immolées étaient des antirévolutionnaires   ». Il a dialogué par écrit avec des municipalités de village et donné des leçons de droit constitutionnel à des communautés de casseurs de grès  . – Mais, sur ce terrain, il a été battu par ses propres principes et, à leur tour, les purs Jacobins lui font la leçon ; eux aussi, ils savent tirer les conséquences de leur dogme. « Frère et ami, monsieur, écrivent ceux de Rouen  , pour n’être pas sans cesse comme aux genoux de la municipalité, nous nous sommes déclarés sections de la commune délibérante et permanentes. » Que les soi-disant autorités constituées, que les formalistes et pédants du conseil exécutif, que le ministre de l’intérieur y regarde à deux fois avant de blâmer l’exercice de la souveraineté populaire. Le souverain élève la voix et fait rentrer ses commis sous terre : spoliations et meurtres, tout ce qu’il a fait est juste. « Auriez-vous oublié, après la tempête, ce que vous avez dit vous-même, dans le fort de l’orage, que c’est à la nation à se sauver elle-même ? Eh bien, c’est ce que nous avons fait  ... Quoi ! lorsque la France entière retentissait de cette proclamation si longtemps attendue que la tyrannie est abolie, vous auriez voulu que des traîtres, qui s’efforçaient de la faire revivre, n’excitassent pas contre eux la vindicte publique ? Dans quel siècle, grand Dieu, trouve-t-on de semblables ministres ! » Taxes arbitraires, amendes, confiscations, expéditions révolutionnaires, garnisaires ambulants, pillages, qu’y a-t-il à reprendre dans tout cela ? Nous ne disons pas que ces voies sont légales ; mais, nous rapprochant de la nature, nous demandons quel est le but que l’opprimé se propose en invoquant la justice. Serait-ce de languir et de poursuivre en vain une réparation équitable que les formes judiciaires font fuir devant lui ? Corrigez ces abus, ou ne trouvez pas mauvais que le peuple souverain les supprime d’avance... À tant de titres, vous voudrez bien, Monsieur, révoquer vos injures et réparer vos torts, avant que nous ne venions à les rendre publics. »... « Citoyen ministre, on vous flatte, on vous dit trop souvent que vous êtes vertueux ; dès que vous vous plaisez à l’entendre dire, vous cessez de l’être... Chassez les brigands astucieux qui vous entourent, écoutez le peuple, et souvenez-vous que le citoyen ministre n’est que l’exécuteur de la volonté du peuple souverain.

Si borné que soit Roland, il doit enfin comprendre : les vols et assassinats sans nombre qu’il vient de relever ne sont pas une explosion irréfléchie, un accès de délire passager, mais le manifeste du parti vainqueur, le début d’un régime établi. Sous ce régime, écrivent les Jacobins de Marseille, « aujourd’hui, dans nos contrées heureuses, les bons dominent les mauvais et forment un corps qui ne souffre point de mélange : tout ce qui est vicieux se cache ou est exterminé ». – Le programme est net, et il a été commenté par des actes. C’est ce programme que la faction, pendant tout l’interrègne, a signifié aux électeurs.

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