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samedi 12 août 2017

Taine _ La Révolution- La conquête jacobine_53_ Les élections jacobines

Comment les jacobins remportent les élections ; L’énergie des fanatiques, les expédients des scélérats ; selon la règle jacobine, c’est toujours le plus violent qui gagne. Fanatisme et pulsion de mort. La loi impraticable et la loi intolérante ; les adversaires empêchés de faire campagne

Une majorité désarmée face à une minorité armée

En toute lutte politique, il est des actions interdites ; du moins, la majorité, pour peu qu’elle soit honnête et sensée, se les interdit. Elle répugne à violer la loi ; car une seule loi violée provoque à violer toutes les autres. Elle répugne à renverser le gouvernement établi ; car tout interrègne est un retour à l’état sauvage. Elle répugne à lancer l’émeute populaire ; car c’est livrer la puissance publique à la déraison des passions brutes. Elle répugne à faire du gouvernement une machine de confiscations et de meurtres ; car elle lui assigne comme emploi naturel la protection des propriétés et des vies. C’est pourquoi, en face du Jacobin qui se permet tout cela, elle est comme un homme sans armes aux prises avec un homme armé  . Par principe, les Jacobins font fi de la loi, puisque la seule loi pour eux est l’arbitraire du peuple. Ils marchent sans hésitation contre le gouvernement, puisque le gouvernement pour eux est un commis que le peuple a toujours le droit de mettre à la porte. L’insurrection leur agrée, car par elle le peuple rentre dans sa souveraineté inaliénable. La dictature leur convient, car par elle le peuple rentre dans sa souveraineté illimitée. D’ailleurs, comme les casuistes, ils admettent que le but justifie les moyens  . « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! » disait l’un d’eux à la Constituante. « Le jour où je serai convaincu, écrit Saint-Just, qu’il est impossible de donner au peuple français des mœurs douces, énergiques, sensibles, inexorables à la tyrannie et à l’injustice, je me poignarderai. » Et, en attendant, il guillotine les autres. « Nous ferons un cimetière de la France, disait Carrier, plutôt que de ne pas la régénérer à notre manière  . » Toujours, pour s’emparer du gouvernail, ils sont prêts à couler le navire. Dès le commencement ils ont lâché contre la société l’émeute des rues et la jacquerie des campagnes, les prostituées et les brigands, les bêtes immondes et les bêtes féroces. Pendant tout le cours de la lutte, ils exploitent les passions les plus destructives et les plus grossières, l’aveuglement, la crédulité et les fureurs de la foule affolée par la disette, par la peur des bandits, par des bruits de conspiration, par des menaces d’invasion. Enfin, arrivés au pouvoir par le bouleversement, ils s’y maintiennent par la terreur et les supplices. – Une volonté tendue à l’extrême et nul frein pour la contenir, une croyance inébranlable en son droit et un mépris parfait pour les droits d’autrui, l’énergie d’un fanatique et les expédients d’un scélérat : avec ces deux forces, une minorité peut dompter la majorité. Cela est si vrai, que, dans la faction elle-même, la victoire appartiendra toujours au groupe qui sera le moins nombreux, mais qui aura le plus de foi et le moins de scrupules. À quatre reprises, de 1789 à 1794, les joueurs politiques s’asseyent à une table où le pouvoir suprême est l’enjeu, et quatre fois de suite, Impartiaux, Feuillants, Girondins, Dantonistes, la majorité perd la partie. C’est que, quatre fois de suite, elle veut suivre les conventions du jeu ordinaire, à tout le moins ne pas enfreindre quelque règle universellement admise, ne pas désobéir tout à fait aux enseignements de l’expérience, ou au texte de la loi, ou aux préceptes de l’humanité, ou aux suggestions de la pitié. — Au contraire, la minorité a résolu d’avance qu’à tout prix elle gagnera ; à son avis, c’est son droit ; si les règles s’y opposent, tant pis pour les règles. Au moment décisif, elle met un pistolet sur le front de l’adversaire, et, renversant la table, elle empoche les enjeux…

Comment les jacobins gagnent les élections

Au mois de juin 1791 et pendant les cinq mois qui suivent, les citoyens actifs   sont convoqués pour nommer leurs représentants électifs, et l’on sait que, d’après la loi, il y en a de tout degré et de toute espèce : d’abord 40 000 électeurs du second degré, et 745 députés ; ensuite la moitié des administrateurs de 83 départements, la moitié des administrateurs de 544 districts, la moitié des administrateurs de 41 000 communes ; enfin, dans chaque municipalité, le maire et le procureur-syndic ; dans chaque département, le président du tribunal criminel et l’accusateur public ; dans toute la France, les officiers de la garde nationale : bref le personnel presque entier des dépositaires et des agents de l’autorité légale. Il s’agit de renouveler la garnison de la citadelle publique : c’est la deuxième et même la troisième fois depuis 1789. — A chaque fois, par petits pelotons, les Jacobins se sont glissés dans la place ; cette fois, ils y entrent par grosses troupes. À Paris, Pétion devient maire, Manuel procureur-syndic, Danton substitut de Manuel ; Robespierre est nommé accusateur criminel. Dès la première semaine, 136 nouveaux députés se sont inscrits sur les registres du club. Dans l’Assemblée, le parti compte environ 250 membres. Si l’on passe en revue tous les postes de la forteresse, on peut estimer que les assiégeants en occupent un tiers, peut-être davantage. Pendant deux ans, avec un instinct sûr, ils ont conduit leur siège, et l’on assiste au spectacle extraordinaire d’une nation légalement conquise par une troupe de factieux.

La loi impraticable et la loi intolérante

Au préalable, ils ont déblayé le terrain, et, par les décrets qu’ils ont arrachés à l’Assemblée constituante, ils ont écarté du scrutin la majorité de la majorité. — D’une part, sous prétexte de mieux assurer la souveraineté du peuple, les élections ont été si multipliées et si rapprochées, qu’elles demandent à chaque citoyen actif un sixième de son temps : exigence énorme pour les gens laborieux qui ont un métier ou des affaires  , or telle est la grosse masse, en tout cas la portion utile et saine de la population. Ainsi qu’on l’a vu, elle ne vient pas voter et laisse le champ libre aux désœuvrés ou aux fanatiques. — D’autre part, en vertu de la Constitution, le serment civique est imposé à tous les électeurs, et il comprend le serment ecclésiastique ; car, si quelqu’un prête le premier en réservant le second, son vote est déclaré nul : en novembre, dans le Doubs, les élections municipales de trente-trois communes sont cassées sous ce seul prétexte  . Ainsi, non seulement 40 000 ecclésiastiques insermentés, mais encore tous les catholiques scrupuleux perdent leur droit de suffrage, et ils sont de beaucoup les plus nombreux dans l’Artois, le Doubs et le Jura, dans le Haut et le Bas-Rhin   dans les Deux-Sèvres et la Vendée, dans la Loire-Inférieure, le Morbihan, le Finistère et les Côtes-du-Nord, dans la Lozère et l’Ardèche, sans compter les départements du Midi  . Ainsi d’un côté, au moyen de la loi qu’ils ont faite impraticable, les Jacobins se sont débarrassés d’avance des votes sensés, et ces votes sont par millions ; de l’autre côté, au moyen de la loi qu’ils ont faite intolérante, ils se sont débarrassés d’avance des votes catholiques, et ces votes sont par centaines de mille. Grâce à cette exclusion double, ils ne trouvent plus devant eux, quand ils entrent dans la lice électorale, que le moindre nombre des électeurs…

La politique de l’émeute

Les Jacobins ont travaillé efficacement par les innombrables émeutes qu’ils ont excitées ou conduites contre le roi, les officiers et les commis, contre les nobles et les ecclésiastiques, contre les marchands de blé et les propriétaires, contre les pouvoirs publics de toute espèce et de toute origine. Partout les autorités ont été contraintes de tolérer ou d’excuser le meurtre, le pillage et l’incendie, à tout le moins l’insurrection et la désobéissance. Depuis deux ans, un maire court risque d’être pendu lorsqu’il proclame la loi martiale ; un commandant n’est pas sûr de ses hommes quand il marche pour protéger la perception d’un impôt ; un juge est insulté et menacé sur son siège s’il condamne les maraudeurs qui dévastent les forêts de l’État. À chaque instant, le magistrat chargé de faire respecter la justice est obligé de donner ou de laisser donner une entorse à la justice ; s’il s’obstine, un coup de main monté par les Jacobins du lieu fait plier son autorité légale sous leur dictature illégale, et il faut qu’il se résigne à être leur complice ou leur jouet. Un tel rôle est intolérable pour les gens qui ont du cœur ou de la conscience. C’est pourquoi, en 1790 et 1791, presque tous les hommes considérés et considérables qui en 1789 siégeaient aux hôtels de ville ou commandaient les gardes nationales, gentilshommes de province, chevaliers de Saint-Louis, anciens parlementaires, haute bourgeoisie, gros propriétaires fonciers, rentrent dans la vie privée et renoncent aux fonctions publiques, qui ne sont plus tenables. Au lieu de s’offrir aux suffrages, ils s’y dérobent, et le parti de l’ordre, bien loin de nommer les magistrats, ne trouve plus même de candidats…

Des adversaires empêchés de faire campagne


Pour engager une campagne électorale, il faut au préalable s’assembler, conférer, s’entendre, et la faculté d’association que la loi leur (NB aux adversires des jacobins) accorde en droit leur est retirée en fait par leurs adversaires. – Pour commencer  , les Jacobins ont hué et « lapidé » les membres du côté droit qui se réunissaient au Salon français de la rue Royale, et, selon la règle ordinaire, le tribunal de police, considérant « que cette assemblée est une occasion de troubles, qu’elle donne lieu à des attroupements, qu’elle ne peut être protégée que par des moyens violents », lui a commandé de se dissoudre. – Vers le mois d’août 1790, une seconde société s’est formée, celle-ci composée des hommes les plus libéraux et les plus sages. Malouet, le comte de Clermont-Tonnerre sont à sa tête ; ils prennent le nom d’« Amis de la Constitution monarchique », et veulent rétablir l’ordre public en maintenant les réformes acquises. De leur côté, toutes les formalités ont été remplies ; ils sont déjà 800 à Paris ; les souscriptions affluent dans leur caisse ; de toutes parts, la province leur envoie des adhésions, et, ce qui est pis, par des distributions de pain à prix réduit, ils vont peut-être se concilier le peuple. Voilà un centre d’opinion et d’influence analogue à celui des Jacobins, et c’est ce que les Jacobins ne peuvent souffrir  . M. de Clermont-Tonnerre ayant loué par bail le Wauxhall d’été, un capitaine de la garde nationale vient avertir le propriétaire que, s’il livre la salle, les patriotes du Palais-Royal s’y porteront en corps pour la fermer ; celui-ci, qui craint les dégâts, rompt son engagement, et la municipalité, qui craint les échauffourées, suspend les séances. La Société réclame, insiste, et le texte de la loi est si précis, que l’autorisation officielle est enfin accordée. Aussitôt les orateurs et les journaux jacobins se déchaînent contre les futurs rivaux qui menacent de leur disputer l’empire. Le 23 janvier 1791, à l’Assemblée nationale, par une métaphore qui peut devenir un appel au meurtre, Barnave accuse les membres du nouveau club « de donner au peuple un pain empoisonné ». Quatre jours après, la maison de M. de Clermont-Tonnerre est assaillie par des rassemblements armés ; Malouet, qui en sort, est presque arraché de sa voiture, et l’on crie autour de lui : « Voilà le b... qui a dénoncé le peuple …! »

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