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vendredi 11 août 2017

Taine _ La Révolution- l’anarchie spontanée_42_ le gouvernement des métaphysiciens

Le gouvernement des métaphysiciens conduit à refuser, ou tout au moins à une grande méfiance contre, le gouvernement représentatif  et à traiter les élus comme des commis qu’on peut renvoyer à tout moment.  Tout devient ingouvernable. La multiplication indéfinie des élections conduit le citoyen actif à devoir consacrer une partie insupportable de son temps à ses « devoirs ». C’est ainsi préparer le gouvernement totalitaire par le contrôle des élections par des minorités violents, l’ensemble des citoyens les ayant déserté.
Aug. Comte : « tout choix des supérieurs par les infé­rieurs est profondément anarchique : il n'a jamais servi qu'à dissoudre graduel­le­ment un ordre vicieux. » (Catéchisme positiviste,  10ème entretien)

La décomposition de l’autorité locale- les impôts ne rentrent plus

C’est à peine si un chef absolu, envoyé de loin et d’en haut, le plus énergique et le plus expert, soutenu par la force armée la plus disciplinée et la plus obéissante, viendrait à bout d’une pareille besogne, et, à sa place, il n’y a qu’une municipalité à qui tout manque, l’autorité, l’instrument, l’expérience, la capacité et la volonté.
Dans la campagne, dit un orateur à la tribune  , « sur 40 000 municipalités, il y en a 20 000 où les officiers municipaux ne savent ni lire ni écrire ». En effet, le curé en est exclu par la loi, et, sauf en Vendée, le seigneur en est exclu par l’opinion. D’ailleurs, en beaucoup de provinces, on ne parle que patois   ; le français, surtout le français philosophique et abstrait des lois et proclamations nouvelles, demeure un grimoire. Impossible d’entendre et d’appliquer les décrets compliqués, les instructions savantes qui arrivent de Paris. – Ils viennent à la ville, se font expliquer et commenter tout au long l’office dont ils sont chargés, tâchent de comprendre, paraissent avoir compris, puis, la semaine suivante, reviennent n’ayant rien compris du tout, ni la façon de tenir les registres de l’état civil, ni la manière de dresser le rôle des impôts, ni la distinction des droits féodaux abolis et des droits féodaux maintenus, ni les règles qu’ils doivent faire observer dans les opérations électorales, ni les limites que la loi pose à leur subordination et à leurs pouvoirs. Rien de tout cela n’entre dans leur cervelle brute et novice ; au lieu d’un paysan qui vient de quitter ses bœufs, il faudrait ici un homme de loi, aidé d’un commis exercé. — À leur ignorance, ajoutez leur prudence ; ils ne veulent pas se faire d’ennemis dans leur commune, et ils s’abstiennent, surtout en matière d’impôt. Neuf mois après le décret sur la contribution patriotique, « 28 000 municipalités sont en retard, et n’ont (encore) envoyé ni rôles ni aperçus   ». À la fin de janvier 1792, « sur 40 911 municipalités, 5 448 seulement ont déposé leurs matrices, 2 560 rôles seulement sont définitifs et en recouvrement. Un grand nombre n’ont pas même commencé leurs états de section   ». — C’est bien pis quand ils croient avoir compris et se mettent en devoir d’appliquer. Dans leur esprit incapable d’abstractions, la loi se transforme et se déforme par des interprétations extraordinaires. On verra ce qu’elle y devient quand il s’agit des droits féodaux, des forêts, des communaux, de la circulation des blés, du taux des denrées, de la surveillance des aristocrates, de la protection des personnes et des propriétés. Selon eux, elle les autorise et les invite à faire de force et à l’instant tout ce dont ils ont besoin ou envie pour le moment.

Le gouvernement des métaphysiciens  et des légistes. La notion d’autorité disparait

— Plus affiné, et capable le plus souvent d’entendre les décrets, l’officier municipal des gros bourgs et des villes n’est guère plus en état de les bien mettre en pratique. Sans doute il est intelligent, plein de bonne volonté, zélé pour le bien public. En somme, pendant les deux premières années de la Révolution, c’est la portion la plus instruite et la plus libérale de la bourgeoisie qui, à la municipalité comme au département et au district, arrive aux affaires. Presque tous sont des hommes de loi, avocats, notaires, procureurs, avec un petit nombre d’anciens privilégiés imbus du même esprit, un chanoine à Besançon, un gentilhomme à Nîmes. Ils ont les meilleures intentions, ils aiment l’ordre et la liberté, ils donnent leur temps et leur argent, ils siègent en permanence, ils accomplissent un travail énorme ; souvent même ils s’exposent volontairement à de grands dangers. — Mais ce sont des bourgeois philosophes, semblables en cela à leurs députés de l’Assemblée nationale, et, à ce double titre, aussi incapables que leurs députés de gouverner une nation dissoute. À ce double titre, ils sont malveillants pour l’ancien régime, hostiles au catholicisme et aux droits féodaux, défavorables au clergé et à la noblesse, enclins à étendre la portée et à exagérer la rigueur des décrets récents, partisans des droits de l’homme, par suite humanitaires, optimistes, disposés à excuser les méfaits du peuple, hésitants, tardifs et souvent timides en face de l’émeute, bref excellents pour écrire, exhorter et raisonner, mais non pour casser des têtes et pour se faire casser les os. Rien ne les a préparés à devenir, du jour au lendemain, des hommes d’action. Jusqu’ici ils ont toujours vécu en administrés passifs, en particuliers paisibles, en gens de cabinet et de bureau, casaniers, discoureurs et polis, à qui les phrases cachaient les choses et qui, le soir, sur le mail, à la promenade, agitaient les grands principes du gouvernement sans prendre garde au mécanisme effectif qui, avec la maréchaussée pour dernier rouage, protégeait leur sécurité, leur promenade et leur conversation. Ils n’ont point ce sentiment du danger social qui fait le chef véritable et qui subordonne les émotions de la pitié nerveuse aux exigences du devoir public. Ils ne savent pas qu’il vaut mieux faire tuer cent citoyens honnêtes que leur laisser pendre un coupable non jugé. Entre leurs mains, la répression n’a ni promptitude, ni raideur, ni constance. Ils restent à l’hôtel de ville ce qu’ils étaient avant d’y entrer, des légistes et des scribes, féconds en proclamations, en rapports, en correspondances. C’est là tout leur rôle, et, si quelqu’un d’entre eux, plus énergique, veut en sortir, les prises lui manquent sur cette commune que, d’après la Constitution, il doit conduire, et sur cette force armée qu’on lui confie pour faire observer la loi…
Toujours, et notamment en cas de danger ou de grande émotion publique, le supérieur, s’il est directement nommé par ceux à qui il commande, leur apparaît comme leur commis.

L’électeur souverain et la multiplication des élections: il doit consacrer un tiers de son temps aux affaires publiques

Voici donc le vrai souverain, l’électeur garde national et votant. C’est bien lui que la Constitution a voulu faire roi ; à tous les degrés de la hiérarchie, il est là, avec son suffrage pour déléguer l’autorité, et avec son fusil pour en assurer l’exercice. – Par son libre choix, il crée tous les pouvoirs locaux, intermédiaires et centraux, législatifs, administratifs, ecclésiastiques et judiciaires. Directement et dans les assemblées primaires, il nomme le maire, le corps municipal, le procureur et le conseil de la commune, le juge de paix et ses assesseurs, les électeurs du second degré. Indirectement et par ces électeurs élus, il nomme les administrateurs et procureurs-syndics du district et du département, les juges au civil et au criminel, l’accusateur public, les évêques et curés, les membres de l’Assemblée nationale, les jurés de la haute cour nationale  . — Tous ces mandats qu’il confère sont à courte échéance, et les principaux, ceux d’officier municipal, d’électeur, de député, ne durent que deux ans ; au bout de ce bref délai, ses mandataires sont ramenés sous son vote, afin que, s’ils lui déplaisent, il puisse les remplacer par d’autres. Il ne faut pas que ses choix l’enchaînent, et, dans une maison bien tenue, le propriétaire légitime doit être à même de renouveler librement, aisément, fréquemment son personnel de commis.
La loi lui demande un service incessant de jour et de nuit, de corps et d’esprit, comme gendarme et comme électeur. – Ce que doit peser ce service de gendarme, on en peut juger par le nombre des émeutes. Combien est pesant ce service d’électeur, la liste des élections va le montrer.
En février, mars, avril et mai 1789, assemblées de paroisse très longues pour choisir les électeurs et écrire les doléances ; assemblées de bailliage encore plus longues pour choisir les députés et rédiger le cahier. — En juillet et en août 1789, assemblées spontanées pour élire ou confirmer les corps municipaux ; autres assemblées spontanées par lesquelles les milices se forment et nomment leurs officiers ; puis, dans la suite, assemblées incessantes de ces mêmes milices, pour se fondre en une seule garde nationale, pour renouveler leurs officiers, pour députer aux fédérations. – En décembre 1789 et janvier 1790, assemblées primaires pour élire les officiers municipaux et leur conseil. – En mai 1790, assemblées primaires et secondaires pour nommer les administrateurs de département et de district. – En octobre 1790, assemblées primaires pour élire le juge de paix et ses assesseurs, assemblées secondaires pour élire le tribunal de district. – En novembre 1790, assemblées primaires pour renouveler une moitié du corps municipal. – En février et mars 1791, assemblées secondaires pour nommer l’évêque et les curés. – En juin, juillet, août et septembre 1791, assemblées primaires et secondaires pour renouveler une moitié des administrateurs de département et de district, pour nommer le président, l’accusateur public et le greffier du tribunal criminel, pour choisir les députés. – En novembre 1791, assemblées primaires pour renouveler une moitié du conseil municipal. — Notez que beaucoup de ces élections traînent, parce que les votants manquent d’expérience, parce que les formalités sont compliquées, parce que l’opinion est divisée. En août et septembre 1791, à Tours, elles se prolongent pendant treize jours   ; à Troyes, en janvier 1790, au lieu de trois jours, elles occupent trois semaines ; à Paris, en septembre et octobre 1791, rien que pour choisir les députés, elles durent trente-sept jours ; en nombre d’endroits, elles sont contestées, cassées et recommencent. — À ces convocations universelles qui mettent en mouvement toute la France, joignez les convocations locales par lesquelles une commune s’assemble pour approuver ou contredire ses officiers municipaux, pour réclamer auprès du département, du roi, ou de l’Assemblée, pour demander le maintien de son curé, l’approvisionnement de son marché, la venue ou le renvoi d’un détachement militaire…
En toute élection importante, on peut compter qu’un mois d’avance les électeurs seront en branle, et que quatre semaines de discussions, manœuvres, conciliabules ne sont pas de trop pour l’examen des candidatures et pour le racolage des voix. — Ajoutez donc cette longue préface à chacune de ces élections si longues, si souvent répétées, et maintenant faites une masse de tous les dérangements et déplacements, de toutes les pertes de temps, de tout le travail que l’opération réclame. Chaque convocation des assemblées primaires appelle, pendant une ou plusieurs journées, à la maison commune ou au chef-lieu de canton, environ trois millions cinq cent mille électeurs du premier degré. Chaque convocation des assemblées du second degré fait venir et séjourner au chef-lieu de leur département, puis au chef-lieu de leur district, environ quarante mille électeurs élus. Chaque remaniement ou réélection dans la garde nationale assemble sur la place publique ou fait défiler au scrutin de la maison commune trois ou quatre millions de gardes nationaux….
Jamais machine n’a requis pour s’établir et marcher une aussi prodigieuse dépense de forces. Aux États-Unis, où maintenant elle se fausse par son propre jeu, on a calculé que, pour satisfaire au vœu de la loi et maintenir chaque rouage à sa place exacte, il faudrait que chaque citoyen donnât par semaine un jour entier, un sixième de son temps aux affaires publiques. En France, où le régime est nouveau, où le désordre est universel, où le service de garde national vient compliquer le service d’électeur et d’administrateur, j’estime qu’il faudrait deux jours.
À cela aboutit la Constitution ; telle est son injonction latente et finale : chaque citoyen actif donnera aux affaires publiques un tiers de son temps.

Or ces douze cent mille administrateurs, ces trois ou quatre millions d’électeurs et de gardes nationaux sont justement les hommes de France qui ont le moins de loisir. En effet, dans la classe des citoyens actifs sont compris presque tous les hommes qui travaillent de leur esprit ou de leurs bras.



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