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mardi 8 août 2017

Taine _ La Révolution- l’anarchie spontanée_28_ Prise de la Bastille

Mes premières lectures sur la Révolution étaient les Contes et récit de la Révolution Française ; la lecture de Taine permet de réaliser à quel point nous avons été intoxiqués par un récit historique pro-jacobin
Les premières cruautés inouïes soit, point de vue positiviste, comment la métaphysique absolue des droits de l’homme conduit à considérer l’adversaire politique comme un ennemi de l’Humanité

Le despotisme de la rue, tentative de réaction par la formation de la Garde Nationale

Le moment fatal est arrivé : ce n’est pas un gouvernement qui tombe pour faire place à un autre, c’est tout gouvernement qui cesse pour faire place au despotisme intermittent des pelotons que l’enthousiasme, la crédulité, la misère et la crainte lanceront à l’aveugle et en avant. Le lendemain 13, la capitale semble livrée à la dernière plèbe et aux bandits. Une bande enfonce à coups de hache la porte des Lazaristes, brise la bibliothèque, les armoires, les tableaux, les fenêtres, le cabinet de physique, se précipite dans les caves, défonce les tonneaux et se soûle : vingt-quatre heures après, on y trouva une trentaine de morts et de mourants, noyés dans le vin, hommes et femmes, dont une enceinte de neuf mois. Devant la maison , la rue est pleine de débris et de brigands qui tiennent à la main, les uns « des comestibles, les autres un broc, forcent les passants à boire et versent à tout venant. Le vin coule en talus dans le ruisseau, l’odorat en est frappé » ; c’est une kermesse. Cependant on enlève le grain et les farines que les religieux étaient tenus par édit d’avoir toujours en magasin, et on en conduit cinquante-deux voitures à la Halle. Une autre troupe vient à la Force délivrer les prisonniers pour dettes ; une troisième pénètre dans le Garde-Meuble, y enlève des armes et des armures de prix. Des attroupements s’amassent devant l’hôtel de M. de Breteuil et le Palais-Bourbon qu’on veut dévaster pour punir les propriétaires. M. de Crosne, un des hommes les plus libéraux et les plus respectés de Paris, mais pour son malheur lieutenant de police, est poursuivi, s’échappe à grand’peine, et son hôtel est saccagé. – Pendant la nuit du 13 au 14, on pille des boutiques de boulangers et de marchands de vin ; « des hommes de la plus vile populace, armés de fusils, de broches et de piques, se font ouvrir les portes des maisons, donner à boire, à manger, de l’argent et des armes ». Vagabonds, déguenillés, plusieurs « presque nus », « la plupart armés comme des sauvages, d’une physionomie effrayante », ils sont de ceux qu’on ne se souvient pas d’avoir rencontrés au grand jour » ; beaucoup sont des étrangers, venus on ne sait d’où  . On dit qu’il y en a 50 000, et ils se sont emparés des principaux postes….
Pendant ces deux jours et ces deux nuits, dit Bailly, « Paris courut risque d’être pillé, et ne fut sauvé des bandits que par la garde nationale ». Déjà, en pleine rue, « des créatures arrachaient aux citoyennes leurs boucles d’oreilles et de souliers », et les voleurs commençaient à se donner carrière. – Heureusement la milice s’organise ; les premiers habitants, des gentilshommes, s’y font inscrire ; 48 000 hommes se forment en bataillons et en compagnies ; les bourgeois achètent aux vagabonds leur fusil pour 3 livres, leur épée, sabre ou pistolet pour 12 sous. Enfin l’on pend sur place quelques malfaiteurs, on en désarme beaucoup d’autres, et l’insurrection redevient politique. – Mais, quel que soit son objet, elle reste toujours folle, parce qu’elle est populaire. Son panégyriste Dusaulx avoue   qu’il « a cru assister à la décomposition totale de la société ». Point de chef, nulle direction. Les électeurs qui se sont improvisés représentants de Paris semblent commander à la foule, et c’est la foule qui leur commande. Pour sauver l’Hôtel de Ville, l’un d’eux, Legrand, n’a d’autre ressource que de faire apporter six barils de poudre et de déclarer aux envahisseurs qu’il va faire tout sauter. Le commandant qu’ils ont choisi, M. de la Salle, a, pendant un quart d’heure, vingt baïonnettes sur la poitrine, et, plus d’une fois, tout le comité est près d’être massacré.  l’enthousiasme, la crédulité, la misère et la crainte lanceront à l’aveugle et en avant…

La prise de la Bastille

À la Bastille, de dix heures du matin à cinq heures du soir, ils fusillent des murs hauts de quarante pieds, épais de trente, et c’est par hasard qu’un de leurs coups atteint sur les tours un invalide. On les ménage comme des enfants à qui l’on tâche de faire le moins de mal possible : à la première demande, le gouverneur fait retirer ses canons des embrasures ; il fait jurer à la garnison de ne point tirer, si elle n’est attaquée ; il invite à déjeuner la première députation ; il permet à l’envoyé de l’Hôtel de Ville de visiter toute la forteresse ; il subit plusieurs décharges sans riposter, et laisse emporter le premier pont sans brûler une amorce. S’il tire enfin, c’est à la dernière extrémité, pour défendre le second pont, et après avoir prévenu les assaillants qu’on va faire feu. Bref, sa longanimité, sa patience sont excessives, conformes à l’humanité du temps. – Pour eux, ils sont affolés par la sensation nouvelle de l’attaque et de la résistance, par l’odeur de la poudre, par l’entraînement du combat ; ils ne savent que se ruer contre le massif de pierres, et leurs expédients sont au niveau de leur tactique. Un brasseur imagine d’incendier ce bloc de maçonnerie en lançant dessus avec des pompes de l’huile d’aspic et d’œillette injectée de phosphore. Un jeune charpentier, qui a des notions d’archéologie, propose de construire une catapulte. Quelques-uns croient avoir saisi la fille du gouverneur et veulent la brûler pour obliger le père à se rendre. D’autres mettent le feu à un avant-corps de bâtiment rempli de paille et se bouchent ainsi le passage. « La Bastille n’a pas été prise de vive force, disait le brave Élie, l’un des combattants ; elle s’est rendue avant même d’avoir été attaquée  », par capitulation, sur la promesse qu’il ne serait fait de mal à personne. La garnison, trop bien garantie, n’avait plus le cœur de tirer sans péril sur des corps vivants, et, d’autre part, elle était troublée par la vue de la foule immense. Huit ou neuf cents hommes seulement   attaquaient, la plupart ouvriers ou boutiquiers du faubourg, tailleurs, charrons, merciers, marchands de vin, mêlés à des gardes françaises. Mais la place de la Bastille et toutes les rues environnantes étaient combles de curieux qui venaient voir le spectacle ; parmi eux, dit un témoin , « nombre de femmes élégantes et de fort bon air, qui avaient laissé leurs voitures à quelque distance…

Les premiers massacres- Launay, Flesselle

Élie, qui est entré le premier, Cholat, Hullin, les braves qui sont en avant, les gardes françaises qui savent les lois de la guerre, tâchent de tenir leur parole ; mais la foule qui pousse par derrière ne sait qui frapper, et frappe à l’aventure. Elle épargne les Suisses qui ont tiré sur elle et qui, dans leur sarrau bleu, lui semblent des prisonniers. En revanche, elle s’acharne sur les invalides qui lui ont ouvert la porte ; celui qui a empêché le gouverneur de faire sauter la forteresse a le poignet abattu d’un coup de sabre, est percé de deux coups d’épée, pendu, et sa main, qui a sauvé un quartier de Paris, est promenée dans les rues en triomphe. On entraîne les officiers, on en tue cinq avec trois soldats, en route ou sur place. Pendant les longues heures de la fusillade, l’instinct meurtrier s’est éveillé, et la volonté de tuer, changée en idée fixe, s’est répandue au loin dans la foule qui n’a pas agi. Sa seule clameur suffit à la persuader ; à présent, c’est assez pour elle qu’un cri de haro ; dès que l’un frappe, tous veulent frapper…
J’arrivai enfin, sous un cri général d’être pendu, jusqu’à quelques centaines de pas de l’Hôtel de Ville, lorsqu’on apporta devant moi une tête perchée sur une pique, laquelle on me présenta pour la considérer, en me disant que c’était celle de M. de Launey », le gouverneur. – Celui-ci, en sortant, avait reçu un coup d’épée dans l’épaule droite ; arrivé dans la rue Saint-Antoine, « tout le monde lui arrachait les cheveux et lui donnait des coups ». Sous l’arcade Saint-Jean, il était déjà « très-blessé ». Autour de lui, les uns disaient : « il faut lui couper le cou », les autres : « il faut le pendre », les autres : « il faut l’attacher à la queue d’un cheval ». Alors, désespéré et voulant abréger son supplice, il crie : « qu’on me donne la mort », et, en se débattant, lance un coup de pied dans le bas-ventre d’un des hommes qui le tenaient. À l’instant il est percé de baïonnettes, on le traîne dans le ruisseau, on frappe sur son cadavre en criant : « c’est un galeux et un monstre qui nous a trahis ; la nation demande sa tête pour la montrer au public », et l’on invite l’homme qui a reçu le coup de pied à la couper lui-même. – Celui-ci, cuisinier sans place, demi-badaud qui est « allé à la Bastille pour voir ce qui s’y passait », juge que, puisque tel est l’avis général, l’action est « patriotique » et croit même « mériter une médaille en détruisant un monstre ». Avec un sabre qu’on lui prête, il frappe sur le col nu ; mais le sabre, mal affilé, ne coupant point, il tire de sa poche un petit couteau à manche noir, et, comme, en sa qualité de cuisinier, il sait travailler les viandes, il achève heureusement l’opération. Puis, mettant la tête au bout d’une fourche à trois branches et accompagné de plus de deux cents personnes armées, « sans compter la populace », il se met en marche, et, rue Saint-Honoré, il fait attacher à la tête deux inscriptions pour bien indiquer à qui elle était. — La gaieté vient : après avoir défilé dans le Palais-Royal, le cortège arrive sur le pont Neuf ; devant la statue de Henri IV, on incline trois fois la tête, en lui disant : « Salue ton maître »…


Cependant, au Palais-Royal, d’autres gamins, qui, avec une légèreté de bavards, manient les vies aussi librement que les paroles, ont dressé dans la nuit du 13 au 14 une liste de proscription dont ils colportent les exemplaires ; ils prennent soin d’en adresser un à chacune des personnes désignées, le comte d’Artois, le maréchal de Broglie, le prince de Lambesc, le baron de Besenval, MM. de Breteuil, Foullon, Bertier, Maury, d’Esprémenil, Lefèvre d’Amécourt, d’autres encore  , une récompense est promise à qui apportera leurs têtes au café du Caveau. Voilà des noms pour la foule lâchée ; il suffira maintenant qu’une bande rencontre l’homme dénoncé ; il ira jusqu’à la lanterne du coin, mais non au delà. — Toute la journée du 14, le tribunal improvisé siège en permanence, et achève ses arrêtés par ses actes. — M. de Flesselles, prévôt des marchands et président des électeurs à l’Hôtel de Ville, s’étant montré tiède  , le Palais-Royal le déclare traître, et l’envoie prendre ; dans le trajet, un jeune homme l’abat d’un coup de pistolet, les autres s’acharnent sur son corps, et sa tête, portée sur une pique, va rejoindre celle de M. de Launey. — Des accusations aussi meurtrières et aussi proches de l’exécution flottent dans l’air et de toutes parts. « Sous le moindre prétexte, dit un électeur, on nous dénonçait ceux que l’on croyait contraires à la Révolution, ce qui signifiait déjà ennemis de l’État. Sans autre examen, on ne parlait de rien moins que de saisir leurs personnes, d’abîmer leurs maisons, de raser leurs hôtels. Un jeune homme s’écria : Qu’à l’instant on me suive, et marchons chez Besenval » — Les cerveaux sont si effarouchés et les esprits si défiants, qu’à chaque pas dans la rue « il faut décliner son nom, déclarer sa profession, sa demeure et son vœu.... On ne peut plus entrer dans Paris ou en sortir, sans être suspect de trahison ».

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