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dimanche 20 août 2017

Taine _ La Révolution- Le Gouvernement révolutionnaire_92_ Contre le Jacobinisme, une conception libérale de l’Etat

La conception libérale de l’Etat de Taine : L’Etat régulateur et contrôleur, pas entrepreneur. L’Etat défenseur des libertés : le premier intérêt de tous, c’est d’être contraints le moins possible. Domaine privé et domaine public : Rien au-delà !

Le totalitarisme : un despotisme illimité- former le citoyen
                                                  
Plusieurs fois, dans l’histoire européenne, des despotismes presque aussi durs ont pesé sur la volonté humaine ; mais il n’y en a point eu de si foncièrement inepte, car aucun d’eux n’a tenté de soulever une masse si lourde avec un levier si court.
Et d’abord, si autoritaire que fût le despote, son ingérence était limitée. — Quand Philippe II brûlait les hérétiques, persécutait les Mauresques et chassait les juifs, quand Louis XIV convertissait de force les protestants, ils ne violentaient que les dissidents, environ un quinzième ou un vingtième de leurs sujets. — Si Cromwell, devenu Protecteur, restait sectaire et serviteur obligé d’une armée de sectaires, il se gardait bien d’imposer aux autres Églises la théologie, les rites et le régime de son Église   ; au contraire, il réprimait les violences des fanatiques, il protégeait les anabaptistes à l’égal de ses indépendants, il accordait aux presbytériens des cures payées et l’exercice public de leur culte, aux épiscopaux une large tolérance et l’exercice privé de leur culte ; il maintenait les deux grandes universités anglicanes, et il permettait aux juifs de bâtir une synagogue….
— Ainsi, quel que fût le tyran, il n’entreprenait point de refondre l’homme tout entier, ni de soumettre tous ses sujets à la refonte. Si pénétrante que fût la tyrannie, elle s’arrêtait dans l’âme à un certain point : au delà de son invasion, les sentiments étaient libres. Si enveloppante que fût la tyrannie, elle ne s’abattait que sur une classe d’hommes : hors de son filet, les autres hommes étaient libres…

Tout au rebours dans l’entreprise jacobine : à mesure qu’elle s’exécute, la théorie, plus exigeante, ajoute au bloc soulevé des blocs plus lourds, et, à la fin, des blocs d’un poids infini. — Au commencement, le Jacobin ne s’attaquait qu’à la royauté, à l’Église, à la noblesse, aux parlements, aux privilèges, à la propriété ecclésiastique et féodale, bref aux établissements du moyen âge ; maintenant, il s’attaque à des institutions bien plus anciennes et bien plus solides, à la religion positive, à la propriété et à la famille. — Pendant quatre ans, il s’est contenté de détruire, à présent, il veut construire ; il ne s’agit plus seulement d’abolir la religion positive et de supprimer l’inégalité sociale, de proscrire les dogmes révélés, les croyances héréditaires et le culte établi, la primauté de rang et la supériorité de fortune, la richesse et l’oisiveté, la politesse et l’élégance ; il faut en outre former le citoyen, fabriquer des sentiments nouveaux, imposer à l’individu la religion naturelle, l’éducation civique, les mœurs égalitaires, les manières jacobines, la vertu spartiate, bref ne rien laisser en lui qui ne soit prescrit, conduit et contraint. - Dès lors, la Révolution a contre elle, non seulement les partisans de l’ancien régime, prêtres, nobles, parlementaires, royalistes et catholiques, mais encore tout homme imbu de la civilisation européenne, membre d’une famille régulière et possesseur d’un capital gros ou petit, propriétaires de toute espèce et de tout degré, agriculteurs, industriels, commerçants, fermiers, artisans, et même la plupart des révolutionnaires, qui presque tous comptent bien ne pas subir les contraintes qu’ils infligent, et n’aiment la camisole de force que sur le dos d’autrui. — A ce moment, le poids des volontés résistantes devient incommensurable : il serait plus aisé de soulever une montagne ; et, juste à ce moment, les Jacobins se sont retranché toutes les forces morales par lesquelles un ingénieur politique agit sur les volontés.

La violence pour parer à l’isolement et au manque de légitimité : ils se sont retranché toutes les forces morales par lesquelles un ingénieur politique agit sur les volontés

Ils n’ont pas derrière eux, comme Philippe II et Louis XIV, l’intolérance d’une majorité énorme ; car, au lieu de quinze ou vingt orthodoxes contre un hérétique, leur Église compte à peine un orthodoxe contre quinze ou vingt dissidents  . — Ils n’ont pas derrière eux, comme les souverains légitimes, la fidélité opiniâtre d’un peuple entier, engagé sur les pas de son chef par le prestige d’un droit héréditaire et par la pratique d’une obéissance ancienne. Au contraire, ils règnent d’hier et sont des intrus, installés d’abord par un coup d’État, puis par un simulacre d’élection, ayant extorqué ou escroqué les suffrages dont ils s’autorisent, si coutumiers de la fraude et de la violence que, dans leur propre assemblée, la minorité maîtresse a pris et gardé le pouvoir par la violence et par la fraude, qu’elle a dompté la majorité par l’émeute, qu’elle a dompté les départements par les armes, et que, pour donner à ses brutalités l’apparence du droit, elle improvise deux parades à grand orchestre, d’une part la fabrication subite d’une constitution de papier qu’elle envoie moisir dans les archives, d’autre part la scandaleuse comédie d’un plébiscite forcé et faussé.
— A la tête de la faction, une douzaine de meneurs concentrent dans leurs mains une autorité sans limites ; mais, de leur propre aveu, leur autorité est empruntée ; c’est la Convention qui les délègue ; leur titre précaire a besoin d’être renouvelé tous les mois ; un déplacement de la majorité peut les emporter, eux et leur œuvre ; une émeute de la populace, qu’ils ont accoutumée à l’émeute, peut les emporter, eux, leur œuvre et leur majorité. – Sur leurs propres adhérents, ils n’ont qu’un ascendant disputé, limité, éphémère. Ils ne sont pas des chefs militaires, comme Cromwell ou Napoléon, généraux d’une armée qui obéit sans examen, mais de simples harangueurs à la merci d’un auditoire qui les juge. Dans cet auditoire, toute discipline manque ; en vertu de ses principes, chaque Jacobin demeure indépendant. S’il suit des conducteurs, c’est sous bénéfice d’inventaire ; ayant choisi lui-même, il peut revenir sur son choix ; sa confiance est intermittente, sa fidélité provisoire, et, son adhésion n’étant qu’une préférence, il se réserve toujours le droit de lâcher ses favoris du jour comme il a lâché ses favoris de la veille. Dans cet auditoire, la subordination est nulle ; le dernier des démagogues, un criard subalterne, Hébert ou Jacques Roux, aspire à sortir des rangs, et enchérit sur les charlatans en place pour s’emparer de leur place. Même avec un ascendant durable et complet sur une troupe organisée de partisans dociles, les chefs jacobins seraient toujours faibles, faute d’instruments sûrs et suffisants ; car ils n’ont guère de zélateurs que parmi les probités douteuses et les incapacités notoires.
– Autour de Cromwell, pour appliquer son programme puritain, il y avait l’élite morale de la nation, une armée de rigoristes à conscience étroite, plus sévères encore pour eux-mêmes que pour autrui, qui ne se permettaient ni un juron ni un excès de vin, qui ne s’accordaient ni un quart d’heure de sensualité, ni une heure de paresse, qui s’interdisaient toute action ou omission sur laquelle ils pouvaient avoir un scrupule, les plus probes, les plus tempérants, les plus laborieux et les plus persévérants des hommes  , seuls capables de fonder la morale pratique dont l’Angleterre et les États-Unis vivent encore aujourd’hui. – Autour de Pierre le Grand, pour appliquer son programme européen, il y avait l’élite intellectuelle du pays, un état-major de talents importés et de demi-talents nationaux, tous les hommes instruits, étrangers domiciliés et Russes indigènes, seuls capables d’organiser des écoles et des établissements publics, d’instituer une grande administration centrale et régulière, de distribuer les rangs d’après les services et le mérite, bref de bâtir, dans la neige et dans la boue de la barbarie informe, la serre chaude où la civilisation, transplantée comme un arbre exotique, végète et s’acclimatera par degrés.

Autour de Couthon, Saint-Just, Billaud, Collot et Robespierre, si l’on excepte les hommes spéciaux qui se dévouent, comme Carnot, non à l’utopie, mais à la patrie, et qui, sous la livrée du système, sont des serviteurs de la France, il n’y a guère, pour appliquer le programme jacobin, que les sectaires assez bornés pour n’en pas démêler la sottise ou assez fanatiques pour en accepter l’horreur, un ramas de déclassés qui se sont improvisés hommes d’État, affolés par la disproportion de leurs facultés et de leur rôle, des esprits faux dont l’éducation est superficielle, la compétence nulle et l’ambition illimitée, des consciences perverties, ou calleuses, ou mortes, détraquées par le sophisme, ou endurcies par l’orgueil, ou tuées par le crime, par l’impunité et par le succès…

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