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lundi 21 août 2017

Taine _ La Révolution- Le Gouvernement révolutionnaire_104_ la Terreur en province

Les Jacobins en province : leur ferveur jacobine est médiocre ; Installé par la force .Que pouvais-je faire ? » Rien, sinon être aveugle et sourd. L’isolement des Jacobins : leur minorité demeure infime. La province sous tutelle de Paris. Les trois aubaines du Jacobin en mission : le vin et les taxes. Seconde aubaine : rançonner les riches. Troisième aubaine Le vol et le pillage généralisé. Le gouvernement révolutionnaire étant une septembrisade organisée

Les Jacobins en province : leur ferveur jacobine est médiocre

Et d’abord, dans les milliers de communes qui ont moins de 500 habitants  , dans quantité d’autres villages plus peuplés, mais écartés et purement agricoles, surtout dans ceux où l’on ne parle que patois, les sujets manquent pour composer un comité révolutionnaire  . On y est trop occupé de ses mains ; les mains calleuses n’écrivent pas couramment ; personne n’a envie de prendre la plume, surtout pour tenir un registre qui restera et qui peut un jour devenir compromettant. Il n’est pas déjà très facile de recruter sur place la municipalité, de trouver le maire, les deux autres officiers municipaux et l’agent national, requis par la loi ; dans les petites communes, ils sont les seuls agents du gouvernement révolutionnaire, et je crois bien que le plus souvent leur ferveur jacobine est médiocre
Au-dessus des petites communes, dans les gros villages qui ont un comité révolutionnaire et dans certains bourgs, les chevaux attelés font parfois semblant de tirer, mais ne tirent pas, de peur d’écraser quelqu’un. – En ce temps-là, une bourgade, surtout quand elle est isolée, située dans un pays perdu et sans routes, forme un petit monde clos, bien plus fermé qu’aujourd’hui, bien moins accessible au verbiage de Paris et aux impulsions du dehors ; l’opinion locale y est d’un poids prépondérant ; on s’y soutient entre voisins ; on aurait honte de dénoncer un brave homme que l’on connaît depuis vingt ans ; l’ascendant moral des honnêtes gens suffit provisoirement pour contenir « les gueux   ». Si le maire est républicain, c’est surtout en paroles, peut-être pour se couvrir, pour couvrir la commune, et parce qu’il faut hurler avec les loups.

Installé par la force .Que pouvais-je faire ? » Rien, sinon être aveugle et sourd

– Ailleurs, dans d’autres bourgs et dans les petites villes, les exaltés et les gredins n’ont pas été assez nombreux pour occuper tous les emplois, et, afin de remplir les vides, ils ont poussé ou admis dans le personnel nouveau de très mauvais Jacobins, des tièdes, des indifférents, des hommes timides ou besogneux qui acceptent la place comme un refuge ou la demandent comme un gagne-pain. « Citoyens, écrira plus tard une de ces recrues plus ou moins contraintes  , je fus placé dans le comité de surveillance d’Aignay par la force, installé par la force. » Trois ou quatre enragés y dominaient, et si l’on discutait avec eux, « ce n’étaient que menaces... Toujours tremblant, toujours dans les craintes, voilà comment j’ai passé les dix-huit mois que j’ai exercé cette malheureuse place ». – Enfin, dans les villes moyennes ou grandes, la bagarre des destitutions collectives, le pêle-mêle des nominations improvisées et le renouvellement brusque du personnel entier ont précipité, bon gré mal gré, dans les administrations nombre de prétendus Jacobins, qui, au fond du cœur, sont Girondins ou Feuillants, mais qui, ayant trop péroré, se sont désignés aux places par leur bavardage, et désormais siègent à côté des pires Jacobins, dans les pires emplois. « Membres de la commission révolutionnaire de Feurs, ceux qui m’objectent cela, écrit un avocat de Clermont  , se persuadent que les reclus ont été seuls terrifiés ; ils ne savent pas que personne peut-être ne ressentait plus violemment la terreur que ceux que l’on contraignait de se charger de l’exécution des décrets. Qu’on se rappelle que l’édit de Couthon, qui désignait un citoyen pour une place quelconque, portait, en cas de refus, la menace d’être déclaré suspect, menace qui donnait pour perspective la perte de la liberté et le séquestre des biens. Fus-je donc libre de refuser ? » – Une fois installé, l’homme est tenu d’opérer, et beaucoup de ceux qui opèrent laissent percer leurs répugnances : au mieux, on ne peut tirer d’eux qu’un service d’automate. « Avant de me rendre au tribunal, dit un juge de Cambrai  , j’avalais un grand verre de liqueur, pour me donner la force d’y siéger. » De parti pris, il ne sortait plus de chez lui, sauf pour faire sa besogne ; le jugement rendu, il revenait au logis sans s’arrêter, se renfermait, bouchait ses yeux et ses oreilles : « J’avais à prononcer sur la déclaration du jury ; que pouvais-je faire ? » Rien, sinon être aveugle et sourd. « Je buvais ; je tâchais de tout ignorer, jusqu’aux noms des accusés. » – Décidément, dans ce personnel local, il y a trop d’agents faibles, peu zélés, sans entrain, douteux, ou même secrètement hostiles ; il faut les remplacer par d’autres, énergiques et sûrs, et prendre ceux-ci dans le seul réservoir où on les trouve  . En chaque département ou district, ce réservoir est la jacobinière du chef-lieu ; on les enverra de là dans les petits bourgs et communes de la circonscription. En France, le grand réservoir central est la jacobinière de Paris ; on les enverra de là dans les villes des départements….

La province sous tutelle de Paris

En conséquence, des essaims de sauterelles jacobines s’élancent incessamment de Paris sur la province, et de chacun des chefs-lieux locaux sur la campagne environnante. – Dans cette nuée d’insectes destructeurs, il en est de diverses figures et de plusieurs tailles : au premier rang, les représentants en mission qui vont commander dans les départements ; au second rang, « les agents politiques », qui, placés en observation dans le voisinage de la frontière  , se chargent par surcroît, dans la ville où ils résident, de conduire la Société populaire et de faire marcher les administrations. Outre cela, du club qui siège à Paris, rue Saint-Honoré, partent des sans-culottes de choix, qui, autorisés ou délégués par le Comité de Salut public, viennent à Lyon, à Marseille, à Bordeaux, à Troyes, à Rochefort, à Tonnerre et ailleurs, faire office de missionnaires parmi les indigènes trop mous, ou composer les comités d’action et les tribunaux d’extermination qu’on a peine à recruter sur place
Aussi, quand une ville est mal notée, la Société populaire d’une cité mieux pensante lui envoie ses délégués pour la mettre au pas : par exemple, quatre députés du club de Metz arrivent, sans crier gare, à Belfort, catéchisent leurs pareils, s’adjoignent le comité révolutionnaire du lieu, et tout d’un coup, sans consulter la municipalité ni aucune autre autorité légale, dressent, séance tenante, une liste « de modérés, de fanatiques et d’égoïstes », auxquels ils imposent une taxe extraordinaire de 136 617 livres. Pareillement soixante délégués des clubs de la Côte-d’Or, de la Haute-Marne, des Vosges, de la Moselle, de Saône-et-Loire et du Mont-Terrible, tous « trempés au fer chaud du père Duchesne », viennent, sur l’appel des représentants en mission et sous le nom de « propagandistes », « régénérer la ville de Strasbourg   ».
Dans le reste de la France, la population, moins récalcitrante, n’est pas plus jacobine ; là où le peuple se montre « humble et soumis », comme à Lyon et à Bordeaux, les observateurs déclarent que c’est par terreur pure   ; là où l’opinion semble exaltée, comme à Rochefort et à Grenoble, ils disent que « c’est un feu factice   ». À Rochefort, le zèle n’est entretenu « que par la présence de cinq ou six Jacobins de Paris ». À Grenoble, l’agent politique Chépy, président du club, écrit « qu’il est sur les dents, qu’il s’épuise et se consume pour entretenir l’esprit public et le fixer à la hauteur des circonstances, mais qu’il a conscience que, s’il quittait un seul jour, tout s’écroulerait ». — Rien que des modérés à Brest, à Lille, à Dunkerque ; si tel département, par exemple celui du Nord, s’est empressé d’accepter la constitution montagnarde, il n’y a là qu’un faux semblant « une infiniment petite partie des habitants a répondu pour le tout   ». — A Belfort, « où l’on compte 1 000 à 1 200 pères de famille », seule, écrit l’agent  , « une Société populaire, composée de 30 ou de 40 membres au plus, maintient et commande l’amour de la liberté ». – Dans Arras, « sur trois ou quatre cents membres qui composaient la Société populaire », l’épuration de 1794 n’en épargne que « 63, dont une dizaine d’absents   ». — À Toulouse, « sur 1 400 membres environ » qui formaient le club, il n’en reste, après l’épuration de 1793, que trois ou quatre cents, simples machines pour la plupart, et que « dix à douze intrigants conduisent à leur volonté   ». – De même ailleurs : une ou deux douzaines de Jacobins de bonne trempe, 22 à Troyes, 21 à Grenoble, 10 à Bordeaux, 7 à Poitiers, autant à Dijon  , voilà le personnel actif d’une grande ville ; il tiendrait autour d’une table. – Avec tant d’efforts pour s’étendre, les Jacobins ne parviennent qu’à disséminer leur bande ; avec tant de soin pour se choisir, ils ne parviennent qu’à restreindre leur nombre. Ils restent ce qu’ils ont toujours été, une petite féodalité de brigands superposée à la France conquise  . Si la terreur qu’ils répandent multiplie leurs serfs, l’horreur qu’ils inspirent diminue leurs prosélytes, et leur minorité demeure infime, parce que pour collaborateurs ils ne peuvent avoir que leurs pareils

Les trois aubaines du Jacobin en mission : le vin et les taxes

Rien de tel que l’ivrognerie pour surexciter la férocité. À Strasbourg, les soixante propagandistes à moustaches, logés dans le collège où ils se sont installés à demeure, ont un cuisinier fourni par la ville, et font ripaille, nuit et jour, « avec les comestibles de choix qu’ils mettent en réquisition », « avec les vins fins destinés aux défenseurs de la patrie   ». C’est sans doute au sortir d’une de ces orgies qu’ils viennent, sabre en main, à la Société populaire  , voter et faire voter de force « la mort de tous les détenus enfermés au séminaire, au nombre de plus de sept cents, de tout âge et de tout sexe, sans qu’au préalable ils soient jugés ». Quand un homme veut être bon égorgeur, il doit s’enivrer au préalable   ; ainsi faisaient à Paris les travailleurs de septembre ; le gouvernement révolutionnaire étant une septembrisade organisée, prolongée et permanente, la plupart de ses agents sont obligés de boire beaucoup  .
Par la même raison, ayant l’occasion et la tentation de voler, ils volent. — D’abord, pendant six mois, et jusqu’au décret qui leur assigne une solde, les comités révolutionnaires « se payent de leurs propres mains   » ; ensuite, à leur salaire légal de 3 francs, 5 francs par jour et par membre, ils ajoutent à peu près ce que bon leur semble, car ce sont eux qui perçoivent les taxes extraordinaires, et souvent, comme à Montbrison, « sans rôles ni registres des recouvrements ». Le 16 frimaire an II, le comité des finances annonçait que « le recouvrement et l’emploi des taxes extraordinaires étaient inconnus au gouvernement, qu’il était impossible de les surveiller, que la Trésorerie nationale n’avait reçu aucune somme provenant de ces taxes   ». Deux ans après, quatre ans après  , la comptabilité des taxes révolutionnaires, des emprunts forcés et des dons prétendus volontaires est encore un trou sans fond :

Seconde aubaine : rançonner les riches

Seconde aubaine, aussi grasse. Ayant le droit de disposer arbitrairement des fortunes, des libertés et des vies, ils peuvent en trafiquer, et, pour les vendeurs comme pour les acheteurs, rien de plus avantageux qu’un pareil trafic ; ce serait merveille s’il ne s’établissait pas. Tout homme riche ou aisé, c’est-à-dire tout homme ayant des chances pour être imposé, emprisonné et guillotiné, consent de bon cœur à « composer »  , à se racheter, lui et les siens. S’il est prudent, il paye, avant la taxe, pour n’être point taxé trop haut ; il paye, après la taxe, pour obtenir une diminution ou des délais ; il paye pour être admis ou maintenu dans la Société populaire. Quand le danger se rapproche, il paye pour obtenir ou faire renouveler son certificat de civisme, pour ne pas être déclaré suspect, pour ne pas être dénoncé comme conspirateur. Quand il a été dénoncé, il paye pour être détenu chez lui plutôt que dans la maison d’arrêt, pour être détenu dans la maison d’arrêt plutôt que dans la prison commune, pour ne pas être traité trop durement dans la prison commune, pour avoir le temps de rassembler ses pièces justificatives, pour faire mettre et maintenir son dossier au-dessous de tous les autres dans les cartons du greffe, pour ne pas être inscrit dans la prochaine fournée du tribunal révolutionnaire. Il n’y a pas une de ces faveurs qui ne soit précieuse : partant, des rançons innombrables sont incessamment offertes, et les fripons, qui pullulent dans les comités révolutionnaires  , n’ont qu’à ouvrir leurs mains pour remplir leurs poches.

Troisième aubaine Le vol et le pillage généralisé


Troisième aubaine, non moins large, mais plus étalée au soleil, et partant plus alléchante encore. — Une fois le suspect incarcéré, tout ce qu’il apporte en prison avec lui, tout ce qu’il laisse au logis derrière lui, devient une proie ; car, avec l’insuffisance, la précipitation et l’irrégularité des écritures  , avec le manque de surveillance et les connivences que l’on sait, les vautours grands ou petits peuvent librement jouer du bec et des serres. – À Toulouse, à Paris et ailleurs, des commissaires viennent enlever aux prisonniers tout objet de prix ; par suite, en nombre de cas, l’or, l’argent, les assignats et les bijoux, confisqués,pour le Trésor, s’arrêtent au passage dans les mains qui les ont saisis  . – A Poitiers, les sept coquins qui composent l’oligarchie régnante, reconnaîtront eux-mêmes, après Thermidor, qu’ils ont volé les effets des détenus  . – A Orange, « la citoyenne Viot, épouse de l’accusateur public, les citoyennes Fernex et Ragot, épouses des deux juges », viennent elles-mêmes au greffe faire leur choix dans la dépouille des accusés, et prendre pour leur garde-robe les boucles d’argent, le linge fin et les dentelles  . – Mais ce que les accusés détenus ou fugitifs peuvent avoir emporté avec eux est peu de chose en comparaison de ce qu’ils laissent à domicile, c’est-à-dire sous le séquestre. Tous les bâtiments ecclésiastiques et seigneuriaux, châteaux et hôtels de France y sont, avec leur mobilier, et aussi la plupart des belles maisons bourgeoises, quantité d’autres logis moindres, mais bien meublés et abondamment garnis par l’épargne provinciale ; outre cela, presque tous les entrepôts et magasins des grands industriels et des gros commerçants : cela fait un butin colossal et tel qu’on n’en a jamais vu, tous les objets agréables à posséder amoncelés en tas, et ces tas disséminés par centaines de mille sur les vingt-six mille lieues carrées du territoire. Point de propriétaire, sauf la nation, personnage indéterminé, qu’on ne voit pas ; entre le butin sans maître et ses conquérants il n’y a d’autre barrière que les scellés, c’est-à-dire un méchant morceau de papier, maintenu par deux cachets mal appliqués et vagues. Notez aussi que les gardes du butin sont justement les sans-culottes qui l’ont conquis, qu’ils sont pauvres, que cette profusion d’objets utiles ou précieux leur fait mieux sentir le dénuement de leur intérieur, que leur femme a bien envie de monter son ménage. D’ailleurs, et dès les premiers jours de la Révolution, ne leur a-t-on point promis que « 40 000 hôtels, palais et châteaux, les deux tiers des biens de la France, seraient le prix de la valeur   » ? En ce moment même, est-ce que le représentant en mission n’autorise pas leurs convoitises ? Ne voit-on pas Albitte et Collot d’Herbois à Lyon, Fouché à Nevers, Javogues à Montbrison, proclamer que les biens des contre-révolutionnaires et le superflu des riches sont « le patrimoine des sans-culottes   » ?


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