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vendredi 4 août 2017

Taine _ L’ancien Régime_10_ Composition de l’esprit révolutionnaire- L’esprit Classique

Ou comment à force d’abstraction, l’esprit classique se trouve inapte à décrire la réalité et ne produit qu’une raison qui tourne à vide, des abstractions creuses. Différences entre les littératures anglaises et françaises. Jamais de faits, rien que des abstractions. Les discours révolutionnaires, enfilade de lieux communs en seront les héritiers

L’esprit classique, le moule imposé de la raison raisonnante

Il nous reste à considérer les Français du dix-huitième siècle, la structure de leur œil intérieur, je veux dire la forme fixe d’intelligence qu’ils emportent avec eux, sans le savoir et sans le vouloir, sur leur nouvelle tour.
Cette forme fixe est l’esprit classique, et c’est elle qui, appliquée à l’acquis scientifique du temps, a produit la philosophie du siècle et les doctrines de la Révolution. On reconnaît sa présence à divers indices, notamment au règne du style oratoire, régulier, correct, tout composé d’expressions générales et d’idées contiguës. Elle dure deux siècles, depuis Malherbe et Balzac jusqu’à Delille et M. de Fontanes ; pendant cette période si longue, nulle intelligence, sauf deux ou trois, et encore dans des mémoires secrets comme Saint-Simon, dans des lettres familières comme le marquis et le bailli de Mirabeau, n’ose et ne peut se soustraire à son empire. Bien loin de finir avec l’ancien régime, elle est le moule d’où sortent tous les discours, tous les écrits, jusqu’aux phrases et au vocabulaire de la Révolution. Or, quoi de plus efficace qu’un moule préalable, imposé, accepté, dans lequel, en vertu du naturel, de la tradition et de l’éducation, tout esprit s’enferme pour penser ? Celui-ci est donc une force historique et de premier ordre. Pour le bien connaître, voyons-le se former. — Il s’établit en même temps que la monarchie régulière et la conversation polie, et il les accompagne non par accident, mais par nature…

En 1789, la langue française est la première de toutes. L’Académie de Berlin propose en concours l’explication de sa prééminence. On la parle dans toute l’Europe. On ne parle qu’elle dans la diplomatie. Elle est internationale comme autrefois le latin, et il semble qu’elle soit désormais l’organe préféré de la raison.
Elle n’est que l’organe d’une certaine raison, la raison raisonnante, celle qui veut penser avec le moins de préparation et le plus de commodité qu’il se pourra, qui se contente de son acquis, qui ne songe pas à l’accroître ou à le renouveler, qui ne sait pas ou ne veut pas embrasser la plénitude et la complexité des choses réelles. Par son purisme, par son dédain pour les termes propres et les tours vifs, par la régularité minutieuse de ses développements, le style classique est incapable de peindre ou d’enregistrer complètement les détails infinis et accidentés de l’expérience. Il se refuse à exprimer les dehors physiques des choses, la sensation directe du spectateur, les extrémités hautes et basses de la passion, la physionomie prodigieusement composée et absolument personnelle de l’individu vivant, bref cet ensemble unique de traits innombrables, accordés et mobiles, qui composent, non pas le caractère humain en général, mais tel caractère humain, et qu’un Saint-Simon, un Balzac, un Shakespeare lui-même ne pourraient rendre, si le langage copieux qu’ils manient et que leurs témérités enrichissent encore, ne venait prêter ses nuances aux détails multipliés de leur observation  . Avec ce style, on ne peut traduire ni la Bible, ni Homère, ni Dante, ni Shakespeare   ; lisez le monologue d’Hamlet dans Voltaire, et voyez ce qu’il en reste, une déclamation abstraite, à peu près ce qui reste d’Othello dans son Orosmane. Regardez dans Homère, puis dans Fénelon, l’île de Calypso : l’île rocheuse, sauvage, où nichent les mouettes et les autres oiseaux de mer aux longues ailes », devient dans la belle prose française un parc quelconque arrangé « pour le plaisir des yeux ». Au dix-huitième siècle, des romanciers contemporains, et qui sont eux-mêmes de l’âge classique, Fielding, Swift, Defoe, Sterne, Richardson, ne sont reçus en France qu’avec des atténuations et après des coupures ; ils ont des mots trop francs, des scènes trop fortes ; leurs familiarités, leurs crudités, leurs bizarreries feraient tache ; le traducteur écourte, adoucit, et parfois, dans sa préface, s’excuse de ce qu’il a laissé. Il n’y a place dans cette langue que pour une portion de la vérité, portion exiguë, et que l’épuration croissante rend tous les jours plus exiguë encore. Considéré en lui-même, le style classique court toujours risque de prendre pour matériaux des lieux communs minces et sans substance. Il les étire, il les entrelace, il les tisse ; mais, de son engrenage logique, il ne sort qu’un filigrane fragile ; on en peut louer l’élégant artifice, mais, dans la pratique, l’œuvre est d’usage petit, nul, ou dangereux…

Impropre à figurer la chose vivante, l’individu réel

Il y a donc un défaut originel dans l’esprit classique, défaut qui tient à ses qualités et qui, maintenu d’abord dans une juste mesure, contribue à lui faire produire ses plus purs chefs-d’œuvre, mais qui, selon une règle universelle, va s’aggraver et se tourner en vice par l’effet naturel de l’âge, de l’exercice et du succès. Il était étroit, il va devenir plus étroit. Au dix-huitième siècle, il est impropre à figurer la chose vivante, l’individu réel, tel qu’il existe effectivement dans la nature et dans l’histoire, c’est-à-dire comme un ensemble indéfini, comme un riche réseau, comme un organisme complet de caractères et de particularités superposées, enchevêtrées et coordonnées. La capacité lui manque pour les recevoir et les contenir. Il en écarte le plus qu’il peut, tant qu’enfin il n’en garde qu’un extrait écourté, un résidu évaporé, un nom presque vide, bref ce qu’on appelle une abstraction creuse. Il n’y a de vivant au dix-huitième siècle que les petites esquisses brochées en passant et comme en contrebande par Voltaire, le baron de Thundertentrunck, mylord Whatthen, les figurines de ses contes, et cinq ou six portraits du second plan, Turcaret, Gil Blas, Marianne, Manon Lescaut, le neveu de Rameau, Figaro, deux ou trois pochades de Crébillon fils et de Collé, œuvres où la familiarité a laissé rentrer la sève, que l’on peut comparer à celles des petits-maîtres de la peinture, Watteau, Fragonard, Saint-Aubin, Moreau, Lancret, Pater, Baudouin, et qui, reçues difficilement ou par surprise dans le salon officiel, subsisteront encore, lorsque les grands tableaux sérieux auront moisi sous l’ennui qu’ils exhalaient. Partout ailleurs la sève est tarie, et, au lieu de plantes florissantes, on ne trouve que des fleurs de papier peint. Tant de poèmes sérieux, depuis la Henriade de Voltaire jusqu’aux Mois de Roucher ou à l’Imagination de Delille, que sont-ils sinon des morceaux de rhétorique garnis de rimes ?...


Quand j’ai lu la série des romanciers anglais, Defoe, Richardson, Fielding, Smollett, Sterne et Goldsmith, jusqu’à Miss Burney et Miss Austen, je connais l’Angleterre du dix-huitième siècle ; j’ai vu des clergymen, des gentilshommes de campagne, des fermiers, des aubergistes, des marins, des gens de toute condition, haute et basse ; je sais le détail des fortunes et des carrières, ce qu’on gagne, ce qu’on dépense, comment l’on voyage, ce qu’on mange et ce qu’on boit ; j’ai en mains une file de biographies circonstanciées et précises, un tableau complet, à mille scènes, de la société tout entière, le plus ample amas de renseignements pour me guider quand je voudrai faire l’histoire de ce monde évanoui. Si maintenant je lis la file correspondante des romanciers français, Crébillon fils, Rousseau, Marmontel, Laclos, Rétif de la Bretonne, Louvet, Mme de Staël, Mme de Genlis et le reste, y compris Mercier et jusqu’à Mme Cottin, je n’ai presque point de notes à prendre ; les petits faits positifs et instructifs sont omis ; je vois des politesses, des gentillesses, des galanteries, des polissonneries, des dissertations de société, et puis c’est tout. On se garde bien de me parler d’argent, de me donner des chiffres, de me raconter un mariage, un procès, l’administration d’une terre ; j’ignore la situation d’un curé, d’un seigneur rural, d’un prieur résident, d’un régisseur, d’un intendant. Tout ce qui concerne la province et la campagne, la bourgeoisie et la boutique  , l’armée et le soldat, le clergé et les couvents, la justice et la police, le négoce et le ménage, reste vague ou devient faux ; pour y démêler quelque chose, il me faut recourir à ce merveilleux Voltaire qui, lorsqu’il a mis bas le grand habit classique, a ses coudées franches et dit tout. Sur les organes les plus vitaux de la société, sur les règles et les pratiques qui vont provoquer une révolution, sur les droits féodaux et la justice seigneuriale, sur le recrutement et l’intérieur des monastères, sur les douanes de province, les corporations et les maîtrises, sur la dîme et la corvée  , la littérature ne m’apprend presque rien. Il semble que pour elle il n’y ait que des salons et des gens de lettres. Le reste est non avenu ; au-dessous de la bonne compagnie qui cause, la France paraît vide. – Quand viendra la Révolution, le retranchement sera plus grand encore. Parcourez les harangues de tribune et le club, les rapports, les motifs de loi, les pamphlets, tant d’écrits inspirés par des événements présents et poignants ; nulle idée de la créature humaine telle qu’on l’a sous les yeux, dans les champs et dans la rue ; on se la figure toujours comme un automate simple, dont le mécanisme est connu. Chez les écrivains, elle était tout à l’heure une serinette à phrases ; pour les politiques, elle est maintenant une serinette à votes, qu’il suffit de toucher du doigt à l’endroit convenable pour lui faire rendre la réponse qui convient. Jamais de faits ; rien que des abstractions, des enfilades de sentences sur la nature, la raison, le peuple, les tyrans, la liberté, sortes de ballons gonflés et entrechoqués inutilement dans les espaces. Si,l’on ne savait pas que tout cela aboutit à des effets pratiques et terribles, on croirait à un jeu de logique, à des exercices d’école, à des parades d’académie, à des combinaisons d’idéologie. 


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