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vendredi 4 août 2017

Taine _ L’ancien Régime_14_ La destruction de la Religion et de la Société

La philosophie régnante a retiré toute autorité à la coutume, à la religion et à l’État. La fiction de l’homme en soi conduit à une fiction de société, basée sur une raison de venue folle et le gouvernement des demi- lettrés, un gouvernement auquel ne peuvent s’opposer que des fous ou des ennemis du genre humain. Parallèle avec Joseph de Maistre : « J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie » . Intéressant parallèle aussi avec le voile d’ignorance de Rawls et sa construction de la théorie de la justice, pourtant assez convaincante.  

Toutes les institutions ont été sapées par la base

Avec des engins différents et des tactiques contraires, les diverses attaques ont abouti au même effet. Toutes les institutions ont été sapées par la base. La philosophie régnante a retiré toute autorité à la coutume, à la religion et à l’État. Il est admis, non seulement qu’en elle-même la tradition est fausse, mais encore que par ses œuvres elle est malfaisante, que sur l’erreur elle bâtit l’injustice et que par l’aveuglement elle conduit l’homme à l’oppression. Désormais la voilà proscrite. « Écrasons l’infâme » et ses fauteurs. Elle est le mal dans l’espèce humaine, et, quand le mal sera supprimé, il ne restera plus que du bien. « Il arrivera donc ce moment   où le soleil n’éclairera plus sur la terre que des hommes libres, ne reconnaissant pour maîtres que leur raison ; où les tyrans et les esclaves, les prêtres et leurs stupides ou hypocrites instruments n’existeront plus que dans l’histoire et sur les théâtres ; où l’on ne s’en occupera plus que pour plaindre leurs victimes et leurs dupes, pour s’entretenir par l’horreur de leurs excès dans une utile vigilance, pour savoir reconnaître et étouffer sous le poids de la raison les premiers germes de la superstition et de la tyrannie, si jamais ils osaient reparaître. » — Le millénium va s’ouvrir, et c’est encore la raison qui doit le construire. Ainsi nous devrons tout à son autorité salutaire, la fondation de l’ordre nouveau comme la destruction de l’ordre ancien.

Prenons l’homme en soi, le même dans toutes les conditions, dans toutes les situations

Considérez donc la société future telle qu’elle apparaît à cet instant à nos législateurs de cabinet, et songez qu’elle apparaîtra bientôt sous le même aspect aux législateurs d’assemblée. — À leurs yeux le moment décisif est arrivé. Désormais il y aura deux histoires, l’une celle du passé, l’autre celle de l’avenir, auparavant l’histoire de l’homme encore dépourvu de raison, maintenant l’histoire de l’homme raisonnable. Enfin le règne du droit va commencer. De tout ce que le passé a fondé et transmis, rien n’est légitime. Par-dessus l’homme naturel, il a créé un homme artificiel, ecclésiastique ou laïque, noble ou roturier, roi ou sujet, propriétaire ou prolétaire, ignorant ou lettré, paysan ou citadin, esclave ou maître, toutes qualités factices dont il ne faut point tenir compte, puisque leur origine est entachée de violence et de dol. Otons ces vêtements surajoutés ; prenons l’homme en soi, le même dans toutes les conditions, dans toutes les situations, dans tous les pays, dans tous les siècles, et cherchons le genre d’association qui lui convient. Le problème ainsi posé, tout le reste suit. – Conformément aux habitudes de l’esprit classique et aux préceptes de l’idéologie régnante, on construit la politique sur le modèle des mathématiques . On isole une donnée simple, très générale, très accessible à l’observation, très familière, et que l’écolier le plus inattentif et le plus ignorant peut aisément saisir. Retranchez toutes les différences qui séparent un homme des autres ; ne conservez de lui que la portion commune à lui et aux autres. Ce reliquat est l’homme en général, en d’autres termes « un être sensible et raisonnable, qui en cette qualité évite la douleur, cherche le plaisir », et partant aspire « au bonheur, c’est-à-dire à un état stable dans lequel on éprouve plus de plaisir que de peine   », ou bien encore « c’est un être sensible, capable de former des raisonnements et d’acquérir des idées morales   ». Le premier venu peut trouver cette notion dans son expérience et la vérifier lui-même du premier regard. Telle est l’unité sociale ; réunissons-en plusieurs, mille, cent mille, un million, vingt-six millions, et voilà le peuple français. On suppose des hommes nés à vingt et un ans, sans parents, sans passé, sans tradition, sans obligations, sans patrie, et qui, assemblés pour la première fois, vont pour la première fois traiter entre eux. En cet état, et au moment de contracter ensemble, tous sont égaux ; car, par définition, nous avons écarté les qualités extrinsèques et postiches par lesquelles seules ils différaient. Tous sont libres ; car, par définition, nous avons supprimé les sujétions injustes que la force brutale et le préjugé héréditaire leur imposaient. – Mais, tous étant égaux, il n’y a aucune raison pour que, par leur contrat, ils concèdent des avantages particuliers à l’un plutôt qu’à l’autre. Ainsi tous seront égaux devant la loi ; nulle personne, famille ou classe, n’aura de privilège ; nul ne pourra réclamer un droit dont un autre serait privé ; nul ne devra porter une charge dont un autre serait exempt…
De là deux conséquences. – En premier lieu, la société ainsi construite est la seule juste ; car, à l’inverse de toutes les autres, elle n’est pas l’œuvre d’une tradition aveuglément subie, mais d’un contrat conclu entre égaux, examiné en pleine lumière et consenti en pleine liberté. Composé de théorèmes prouvés, le contrat social a l’autorité de la géométrie ; c’est pourquoi il vaut comme elle en tous temps, en tous lieux pour tout peuple ; son établissement est de droit. Quiconque y fait obstacle est l’ennemi du genre humain ; gouvernement, aristocratie, clergé, quel qu’il soit, il faut l’abattre. Contre lui la révolte n’est qu’une juste défense ; quand nous nous ôtons de ses mains, nous ne faisons que reprendre ce qu’il détient à tort et ce qui est légitimement à nous. – En second lieu, le code social, tel qu’on vient de l’exposer, va, une fois promulgué, s’appliquer sans obscurité ni résistance : car il est une sorte de géométrie morale plus simple que l’autre, réduite aux premiers éléments, fondée sur la notion la plus claire et la plus vulgaire, et conduisant en quatre pas aux vérités capitales. Pour comprendre et appliquer ces vérités, il n’est pas besoin d’étude préalable ou de réflexion profonde : il suffit du bon sens et même du sens commun. Le préjugé et l’intérêt pourraient seuls en ternir l’évidence ; mais jamais cette évidence ne manquera à une tête saine et à un cœur droit. Expliquez à un ouvrier, à un paysan les droits de l’homme, et tout de suite il deviendra un bon politique ; faites réciter aux enfants le catéchisme du citoyen et, au sortir de l’école, ils sauront leurs devoirs et leurs droits aussi bien que les quatre règles. – Là-dessus l’espérance ouvre ses ailes toutes grandes ; tous les obstacles semblent levés…

Les illusions bucoliques

Au fond, quand on voulait se représenter la fondation d’une société humaine, on imaginait vaguement une scène demi-bucolique, demi-théâtrale, à peu près semblable à celle qu’on voyait sur le frontispice des livres illustrés de morale et de politique. Des hommes demi-nus ou vêtus de peaux de bêtes sont assemblés sous un grand chêne ; au milieu d’eux, un vieillard vénérable se lève, et leur parle « le langage de la nature et de la raison » ; il leur propose de s’unir, et leur explique à quoi ils s’obligent par cet engagement mutuel ; il leur montre l’accord de l’intérêt public et de l’intérêt privé, et finit en leur faisant sentir les beautés de la vertu  . Tous aussitôt poussent des cris d’allégresse, s’embrassent, s’empressent autour de lui et le choisissent pour magistrat ; de toutes parts on danse sous les ormeaux, et la félicité désormais est établie sur la terre. – Je n’exagère pas. Les adresses de l’Assemblée nationale à la nation seront des harangues de ce style. Pendant des années, le gouvernement parlera au peuple comme à un berger de Gessner. On priera les paysans de ne plus brûler les châteaux, parce que cela fait de la peine à leur bon roi. On les exhortera « à l’étonner par leurs vertus, pour qu’il reçoive plus tôt le prix des siennes   ». Au plus fort de la Jacquerie, les sages du temps supposeront toujours qu’ils vivent en pleine églogue, et qu’avec un air de flûte ils vont ramener dans la bergerie la meute hurlante des colères bestiales et des appétits déchaînés.
Il est triste, quand on s’endort dans une bergerie, de trouver à son réveil les moutons changés en loups ; et cependant, en cas de révolution, on peut s’y attendre. Ce que dans l’homme nous appelons la raison n’est point un don inné, primitif et persistant, mais une acquisition tardive et un composé fragile. Il suffit des moindres notions physiologiques pour savoir qu’elle est un état d’équilibre instable, lequel dépend de l’état non moins instable du cerveau, des nerfs, du sang et de l’estomac. Prenez des femmes qui ont faim et des hommes qui ont bu ; mettez-en mille ensemble, laissez-les s’échauffer par leurs cris, par l’attente, par la contagion mutuelle de leur émotion croissante ; au bout de quelques heures, vous n’aurez plus qu’une cohue de fous dangereux ; dès 1789 on le saura et de reste.

Quand la raison instituera l’émeute dans les rues et la jacquerie dans les champs.

Chez le demi-lettré, même chez l’homme qui se croit cultivé et lit les journaux, presque toujours les principes sont des hôtes disproportionnés ; ils dépassent sa compréhension ; en vain il récite ses dogmes ; il n’en peut mesurer la portée, il n’en saisit pas les limites, il en oublie les restrictions, il en fausse les applications. Ce sont des composés de laboratoire qui restent inoffensifs dans le cabinet et sous la main du chimiste, mais qui deviennent terribles dans la rue et sous les pieds du passant. — On ne s’en apercevra que trop bien tout à l’heure, quand les explosions iront se propageant sur tous les points du territoire, quand, au nom de la souveraineté du peuple, chaque commune, chaque attroupement se croira la nation et agira en conséquence, quand la raison, aux mains de ses nouveaux interprètes, instituera à demeure l’émeute dans les rues et la jacquerie dans les champs.
C’est qu’à son endroit les philosophes du siècle se sont mépris de deux façons. Non seulement la raison n’est point naturelle à l’homme ni universelle dans l’humanité ; mais encore, dans la conduite de l’homme et de l’humanité, son influence est petite. Sauf chez quelques froides et lucides intelligences, un Fontenelle, un Hume, un Gibbon, en qui elle peut régner parce qu’elle ne rencontre pas de rivales, elle est bien loin de jouer le premier rôle ; il appartient à d’autres puissances, nées avec nous, et qui, à titre de premiers occupants, restent en possession du logis. La place que la raison y obtient est toujours étroite ; l’office qu’elle y remplit est le plus souvent secondaire. Ouvertement ou en secret, elle n’est qu’un subalterne commode, un avocat domestique et perpétuellement suborné, que les propriétaires emploient à plaider leurs affaires ; s’ils lui cèdent le pas en public, c’est par bienséance. Ils ont beau la proclamer souveraine légitime, ils ne lui laissent jamais sur eux qu’une autorité passagère, et, sous son gouvernement nominal, ils sont les maîtres de la maison. Ces maîtres de l’homme sont le tempérament physique, les besoins corporels, l’instinct animal, le préjugé héréditaire, l’imagination, en général la passion dominante, plus particulièrement l’intérêt personnel ou l’intérêt de famille, de caste, de parti. Nous nous tromperions gravement si nous pensions qu’ils sont bons par nature, généreux, sympathiques, ou, tout au moins, doux, maniables, prompts à se subordonner à l’intérêt social ou à l’intérêt d’autrui

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