Perturbateurs endocriniens, infertilité : Interdire le Bisphénol A
Un bon scénario médiatique pour les marchands de peur
Il y a à peu près deux mois, fin 2012, s’ébauchait un scénario spectaculaire et horrifique. Une étude française de l’Institut de veille Sanitaire menée à partir du sperme donné dans les centres d’aide à la procréation montraient une chute spectaculaire de la qualité du sperme des donneurs français, et notamment une baisse de la concentration en spermatozoïdes de près d’un tiers entre 1989 et 2005.
L’article du Monde du 6 décembre 2012 mentionnait toutefois que le sujet était controversé et que les études discordantes se succédaient depuis les années 1990. Cependant, il pointait un coupable désigné comme « probable », les perturbateurs endocriniens, composés chimiques artificiels assez répandus (bisphénol A, phthalates, pesticides, polychlorobiphenyl, dioxines…). Ces composés sont capables de mimer l’action des hormones sexuelles, et des données expérimentales animales, biologiques et toxicologiques suggèreraient qu’ils pourraient être responsables de cette baisse de la qualité du sperme chez l’homme, ainsi que plus généralement de l’augmentation des infertilités et des cancers hormono-dépendants, voire du diabète. L’inquiétude est d’autant plus grande que ces composés seraient susceptibles d’agir de façon étrange, contraire au principe paracelsien qui régit jusqu’à présent la pharmacologie et la toxicologie : « Tout est poison, rien n’est poison, c’est la dose qui fait le poison ». les perturbateurs endocriniens présenteraient une courbe en U, avec une action plus importante à faible dose qu’à dose plus importante, ce qui est en effet tout à fait inquiétant, car d’une part, on pourrait alors facilement passer à côté de leurs effets toxiques ou pharmacologiques – et, d’autre part, cela remettrait en cause la notion de seuil toxique. Les différentes agences nationales et l’agence européenne sont justement en train de discuter de la réglementation à adopter concernant ces perturbateurs endocriniens, et des débats peu sereins s’annoncent, avec, comme d’habitude, une violente mise en cause des experts, évidemment liés à (aux) industries, et évidemment suspectés de partialité, voir de malhonnêteté. Le crime est établi et les coupables désignés, avec une histoire bien propre à une exploitation médiatique profitable.
Sauf que le crime n’est pas établi et les coupables assez incertains
Etudes sur le sperme : des résultats contradictoires
Le crime n’est pas si établi que cela, et Bernard Jegou le rappelle dans La Recherche de février 2013. Les résultats des études sur la qualité du sperme sont contradictoires. En France, la qualité du sperme aurait baissé à Paris et à Tours au cours des trente dernières années, mais serait restée stable à Rennes et à Toulouse. L’étude historique qui, la première, a mis en évidence une diminution de la qualité du sperme a été réalisée au Danemark en 1992, et montrait une diminution de 50% du nombre de spermatozoïdes entre 1938 et 1998. Depuis, chaque année à Copenhague, un certain nombre de conscrits sont examinés, et les résultats montrent… une légère augmentation de la qualité du sperme sur dix ans. L’inverse est observé à Turku, en Finlande. Malgré le nombre de prélèvements (26.000), la dernière étude française n’est pas exempte de certains biais méthodologiques. La difficulté provient de la variabilité des mesures et du très grand nombre de facteurs pouvant agir sur la qualité du sperme (stress, alcool, tabac, infections, examens médicaux…) Ainsi, une étude américaine récente a mis en évidence un effet important du temps passé devant la télévision sur un canapé, et d’autres études souligné une baisse importante chez les camionneurs (effet de la température moyenne des organes sexuels ?)
Donc des variations importantes selon les individus, le moment, la région…et beaucoup d’autres causes très variées.
Il ne sera pas facile de mettre en évidence une baisse générale de la qualité du sperme, à supposer qu’elle existe, ce qui n’est pas établi. (Si l’on veut s’en donner les moyens, le mieux serait probablement une étude régulière à l’échelle européenne, chaque année, dans des populations représentatives des villes et des campagnes, d’âge constant, sur le modèle de l’étude de Copenhague). Et si cela devait être, en trouver la cause sera encore moins évident !
L’effet des perturbateurs endocriniens
Le crime étant incertain, rechercher un coupable peut paraître prématuré, mais il faut bien avouer que les perturbateurs endocriniens ont une sale tête de coupables : hormones naturelles, artificielles, pesticides, insecticides, surfactants… Parmi eux, le DDT, bien connu depuis les années 60, depuis le livre et l’action de Rachel Carson (Silent Spring) qui en a dénoncé les effets toxiques sur la reproduction des oiseaux. Un perturbateur endocrinien aux effets dramatiques chez l’homme est le Diethylstilbestrol (Distilbène), massivement utilisé dans les 50 et 60 pour prévenir le risque d’avortement chez des femmes à risques, responsable de malformations du système génital chez les enfants (filles et garçons), et peut-être de cancers. Autre représentant de l’espèce, la dioxine a des effets toxiques à hautes doses (lésions dermiques, atteintes hépatiques, pour des hautes doses atteintes des systèmes immunitaires et reproducteur pour des expositions chroniques), mais un risque cancérigène n’est pas avéré chez l’homme, seulement chez certains animaux (les victimes de Seveso n’ont souffert que d’atteintes transitoires)
Citons aussi, à proximité de stations d’épuration ou dans des eaux fortement polluées, parmi les effets les plus spectaculaires et les plus documentés le changement de sexe de certains poissons ou des alligators de Floride…
Oui, mais même s’il s’agit d’atteintes environnementales, ceci concerne les effets à haute dose (enfin, à dose classique) des perturbateurs endocriniens ; ils sont connus et maîtrisables pour peu que l’on veuille s’en donner la peine. Les effets, la signification même des fameuse courbes en U qui devraient remettre en cause toute la toxicologie et la notion de seuil… on les attend toujours, malgré les recherches menées.
D’autre part, à côté de la qualité du sperme, il semble qu’on observe des augmentations inexpliquées d’effets sur l’appareil reproducteur : malformations des testicules, de l’appareil urinaire, cancer des testicules, avancée de la puberté…
Interdiction totale du Bisphénol A !
Que conclure : ne pas céder à la panique (qui pourrait conduire à remplacer des produits connus par d’autres non évalués…), établir les faits par des études épidémiologiques (un point historiquement faible en Europe, sauf pays nordiques, et qui le reste), appliquer le principe de précaution en finançant des recherches, en diminuant les expositions à des produits non essentiels, surtout lors de périodes sensibles (grossesse, nouveaux-nés).
C’est ce qui est fait en France, avec notamment le PNRPE (Programme national de recherche sur les perturbateurs endocriniens), sous l’égide de l’ANSES, (l’Agence de Sécurité Sanitaire de l’environnement), avec aussi l’interdiction du Bisphenol A dans les biberons. Un résultat important vient d’ailleurs d’être révélé par une équipe française : le Bisphénol A aurait un effet sur la sécrétion de testostérone par les testicules embryonnaires humains in vitro, à des concentrations retrouvées dans le liquide amniotique- (N’Tumba Byn , et al, (http://www.plosone.org/article/info:doi/10.1371/journal.pone.0051579). Un résultat d’autant plus important qu’il n’est pas retrouvé chez les rongeurs, et peut donc être ignoré dans des études de toxicologies classiques, ce qui montre une fois de plus l’intérêt des études sur cellules humaines in vitro en complément de la toxicologie classique
S’il est confirmé, il faudra rapidement aller plus loin et interdire le Bisphénol A dans les emballages alimentaires !