Un
principe raisonnable appliqué raisonnablement ?
Dans deux articles du Monde, (Mardi 7 octobre 2014 et la semaine
précédente), Stéphane Foucart revient sur le principe de précaution, et en
propose un bilan. Le propos de M. Foucart consiste en fait dans une critique
bien argumentée des thèses avancées souvent légèrement par les adversaires du
fameux principe pur aboutir à la conclusion : « le principe de précaution
est un principe raisonnable appliqué raisonnablement ».
M. Foucart s’appuie
notamment sur un rapport de la Fabrique
de l’Industrie, organisme patronal qui a demandé à un groupe d’experts une
analyse du principe et de son application, et notamment de ses supposés ravages
économiques. Le rapport, publié aux Presses des Mines ( Précaution et compétitivité, deux exigences incompatibles ?,
Alain Grangé Cabannes, Brice Laurent) arrive à la conclusion développée par M.
Foucart, mais constate : « Ce n’est pas le principe de
précaution au sens juridique du terme
qui est en cause, mais l’inquiétude exprimée par des citoyens ou des
consommateurs devant certaines technologies qui poussent les politiques ou l’administration
à produire des règles qui sont pour les industriels une source de contraintes
et de coûts ». Les auteurs pointent « un manque de confiance dans les
institutions chargées de la protection
des consommateurs ».
Et ajouterais-je :
dans l’expertise scientifique, et plus grave, dans l’autorité scientifique en
général. Et là, ce n’est pas seulement une source de contraintes et de coûts,
mais de la compétitivité, donc de l’existence même de l’industrie et de l’innovation
en Europe qui est en cause. En sortir passera notamment par une transparence
totale (ou « vivre au grand jour » comme exigence pour le pouvoir
spirituel d’expertise pour le Comtien que je suis), mais aussi par une
meilleure éducation générale à la science, par des systèmes de conférences de
citoyens et de confrontation avec les experts, etc. Mais d’accord, il ne s’agit
plus là du Principe de Précaution.
L’autre document sur lequel
s’appuie M. Foucart provient de l’Agence Européenne de l’Environnement : « Signaux
précoces et leçons tardives ». Il analyse quatre-vingt huit cas que
certains commentateurs ont considéré comme de fausses alertes où des mesures
coûteuses et justifiées auraient été prises. Avec le recul historique, sur les
quatre-vingt huit exemples, seuls quatre correspondent nettement à des
décisions inadéquates, parmi lesquels la vaccination de masse en 1976 contre la
grippe porcine, ou l’obligation d’étiquetage de la saccharine
Evaluer
précautionneusement le Principe de Précaution
Donc un principe raisonnable
appliqué raisonnablement sans problèmes ? Eh bien, pas tout à fait d’accord :
sans ignorer les arguments de M. Foucart, sans tomber dans les excès de la
soi-disant incorrection politique », non-conformisme devenu pensée
dominante qui condamne le principe de précaution au nom de l’utopie de la
société sans risque et le rend responsable du déclin de l‘industrie et de l’innovation
en Europe, il me semble qu’il faille adopter une position plus équilibrée, une
appréciation plus précautionneuse.
Un premier problème est
celui de la définition du Principe de Précaution que Stéphane Foucart… prend la
précaution de rappeler : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien
qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait accepter de
manière rave et irréversible l’environnement, les autorités publiques
veilleront, par application du Principe de Précaution, et dans leur domaine d’attribution,
à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de
mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ».
Parfait, et sous cette
forme avouons-le, peu contestable. Le seul problème est que victime de son
succès, il a connu une extension fulgurante et de véritables détournements de
sens. Pour le dernier exemple de ce jour ( Le
Figaro, 15 décembre 2014), une tribune signée par rien moins que la
Commissaire Européenne en charge du Commerce (Cecilia Malstrom) : «
Nous continuerons à baser nos décisions sur le principe de précaution selon
lequel un produit ne peut être mis en vente tant qu’il subsistera un doute sur
son innocuité »…
Alors là, on n’y est plus
du tout, dans le Principe de Précaution , et venant d’une haute autorité
européenne, c’est très inquiétant. L’extension devenue habituelle du Principe
de Précaution en dehors du domaine des « dommages graves et irréversibles
à l’environnement » est réellement problématique. Notamment dans le
domaine de la santé, et Stéphane Foucart lui-même n’est pas toujours indemne de ces dérives - ainsi, dans l’article que je
viens de citer, sur l’épidémie de grippe porcine. En matière de santé, ce n’est pas le principe de précaution qui doit s’appliquer,
mais celui de l’estimation du bénéfice-risque. Un médicament, un traitement
chirurgical ne sont jamais dépourvu de
risques. C’est au nom de principe de précautions que les sectaires
anti-vaccination voudraient nous ramener à l’ère des épidémies de tuberculose, de poliomyélite, de variole ?
C’est contre le principe de précaution mal employé que se battaient les associations
de lutte contre le Sida pour forcer la FDA à accorder la mise sur le marché des
premiers antirétroviraux.
Au nom du principe de
précaution, l’Europe a mis en place la directive Reach d’enregistrement, évaluation,
autorisation des substances chimiques. Reach fait porter à l'industrie chimique
la responsabilité d'évaluer et de gérer les risques posés par les produits
chimiques et de fournir des informations de sécurité adéquates à leurs
utilisateurs, risques environnementaux et sanitaires. Compte-tenu de l’explosion
du nombre de substances chimiques dans l’environnement, et du manque d’évaluation,
Reach, malgré sa lourdeur, est utile, indispensable, et peut même devenir un
atout compétitif. Oui, mais à condition, à la grosse condition, que les traités
de commerce internationaux, notamment le traité transatlantique, n’induisent
pas des distorsions de compétitivité qui balaieraient la chimie européenne, que
les industries concurrentes étrangères n’agissent pas en passagers clandestins
de Reach, profitant sans charge des données générées par les firmes
européennes.
Enfin, Stéphane Foucart
reste muet sur les inquiétantes origines intellectuelles heideggériennes, (Heidegger
et disciples - Hans Jonas, Anders…) qui les conduit bel et bien à une remise en
cause de la démocratie et à l’éloge de dictatures écologiques…( pour une mise
au point cf la dernière saison de l’Université populaire de Miche Onfray sur France
Culture)
Entre célébrations
élogieuses et critiques tous azimuts, le Principe de Précaution premier effort
d’organisation scientifique à l’échelle de l’Humanité mérite d’abord de vraies
réflexions et un vrai débat.