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mardi 15 août 2017

Taine _ La Révolution- La conquête jacobine_66_ Pourquoi le 2 septembre

La Commune insurrectionnelle : Portée au pouvoir par la force brutale, elle ne peut s’y maintenir que par la terreur_ Les vols et les prévarications,  les arrestations, la presse muselée, les perquisitions_ Malgré cela, son pouvoir est fragile- La Commune menaçée de révocation_ Nécessité du 2 septembre


La Commune insurrectionnelle : Portée au pouvoir par la force brutale, elle ne peut s’y maintenir que par la terreur

Déjà le 11 août, dans une proclamation  , la nouvelle Commune annonçait que « tous les coupables allaient périr sur l’échafaud », et c’est elle qui, par ses députations menaçantes, a imposé à l’Assemblée nationale l’institution immédiate d’un tribunal de sang. Portée au pouvoir par la force brutale, elle périt si elle ne s’y maintient, et elle ne peut s’y maintenir que par la terreur. – En effet, considérez un instant cette situation extraordinaire. Installés à l’Hôtel de Ville par un coup de main nocturne, une centaine d’inconnus, délégués par un parti et qui se croient ou se disent les délégués du peuple, ont renversé l’un des deux grands pouvoirs de l’État, mutilé et asservi l’autre, et règnent dans une capitale de 700 000 âmes par la grâce de huit ou dix mille fanatiques et coupe-jarrets. Jamais changement si brusque n’a pris des hommes si bas pour les guinder si haut. Des gazetiers infimes, des scribes du ruisseau, des harangueurs de taverne, des moines ou prêtres défroqués, le rebut de la littérature, du barreau et du clergé, des menuisiers, tourneurs, épiciers, serruriers, cordonniers, simples ouvriers, plusieurs sans état ni profession  , politiques ambulants et aboyeurs publics, qui, comme les vendeurs d’orviétan, exploitent depuis trois ans la crédulité populaire, parmi eux nombre de gens mal famés, de probité douteuse ou d’improbité prouvée, ayant roulé dans leur jeunesse et encore tachés de leur ancienne fange, relégués par leurs vices hors de l’enceinte du travail utile, chassés à coups de pied des emplois subalternes jusque dans les métiers interlopes, rompus au saut périlleux, à conscience disloquée comme les reins d’un saltimbanque, et qui, sans la révolution, ramperaient encore dans leur boue natale en attendant Bicêtre ou le bagne auxquels ils étaient promis, se figure-t-on leur ivresse croissante à mesure qu’ils boivent à plus longs traits dans la coupe sans fond du pouvoir absolu ?
Car c’est bien le pouvoir absolu qu’ils réclament et qu’ils exercent  . Élevés par une délégation spéciale au-dessus des autorités régulières, ils ne les souffrent qu’à titre de subordonnées, et n’en tolèrent pas qui puissent devenir des rivales. En conséquence, ils ont réduit le corps législatif à n’être que le rédacteur et le héraut de leurs décrets ; ils ont forcé les nouveaux élus du département à « abjurer leur titre », à se borner à la répartition des impôts, et journellement ils mettent leurs mains ignorantes sur les services généraux, finances, armée, subsistances, administration, justice, au risque d’en briser les rouages ou d’en interrompre le jeu.
Aujourd’hui, ils mandent devant eux le ministre de la guerre, ou, à son défaut, son premier commis ; demain, c’est tout le personnel de ses bureaux qu’ils tiennent en arrestation pendant deux heures, sous prétexte de chercher un imprimeur suspect  . Tantôt ils posent les scellés sur la caisse de l’extraordinaire ; tantôt ils cassent la commission des subsistances ; tantôt ils interviennent dans le cours de la justice, soit pour aggraver la procédure, soit pour empêcher l’exécution des arrêts rendus  . Point de principe, loi, règlement, sentence, établissement ou homme public qui ne soit à la discrétion de leur arbitraire. — Et, comme ils ont fait main basse sur le pouvoir, ils font main basse sur l’argent. Non seulement ils ont arraché à l’Assemblée 850 000 francs par mois avec les arrérages à partir du 1er janvier 1792, en tout plus de 6 millions, pour défrayer leur police militaire, c’est-à-dire pour payer leurs bandes   ; mais encore, « revêtus de l’écharpe municipale », ils saisissent, dans les hôtels de la nation, les meubles et tout ce qu’il y a de plus précieux ». — « Dans une seule maison, ils en enlèvent pour 100 000 écus  . » Ailleurs, chez le trésorier de la liste civile, ils s’approprient un carton de bijoux, d’effets précieux et 340 000 livres  . Leurs commissaires ramènent de Chantilly trois voitures à trois chevaux « chargées des dépouilles de M. de Condé », et ils entreprennent « le déménagement des maisons des émigrés »  . Dans les églises de Paris, ils confisquent les crucifix, lutrins, cloches, grilles, tout ce qui est en bronze » ou fer, chandeliers, ostensoirs, vases, reliquaires, statues, tout ce qui est « objet d’argenterie », tant « sur les autels que dans les sacristies   », et l’on devine l’énormité du butin : pour emporter l’argenterie de la seule église de la Madeleine-la-Ville-l’Evêque, il fallut une voiture à quatre chevaux. — Or, de tout cet argent si librement saisi, ils usent aussi librement que du pouvoir lui-même. Tel, aux Tuileries, sans vergogne aucune, remplissait ses poches ; un autre, au Garde-Meuble, fouille les secrétaires et emporte une armoire pleine d’effets   ; on a déjà vu que, dans les dépôts de la Commune, « la plupart des scellés se trouvèrent brisés », que des valeurs énormes en argenterie, bijoux, or et argent monnayé disparurent ; les interrogatoires et les comptes ultérieurs imputeront au Comité de surveillance « des soustractions, dilapidations, malversations », bref « un ensemble de violations et d’infidélités ». — Quand on est roi et pressé, on ne s’astreint pas aux formes, et l’on confond aisément le tiroir où l’on a mis l’argent de l’État avec le tiroir où l’on met son propre argent.

Et pourtant le pouvoir jacobin de la Commine ne tient qu’à un fil- nécessité du 2 septembre

Par malheur, cette pleine possession de la puissance et de la fortune publiques ne tient qu’à un fil. Que la majorité évincée et violentée ose, comme plus tard à Lyon, Marseille et Toulon, revenir aux assemblées de section et révoquer le faux mandat qu’ils se sont arrogé par la fraude et par la force, à l’instant, par la volonté du peuple souverain et en vertu de leur propre dogme, ils redeviennent ce qu’ils sont effectivement, des usurpateurs, des concussionnaires et des voleurs : point de milieu pour eux entre la dictature et les galères. – Devant une pareille alternative, l’esprit, à moins d’un équilibre extraordinaire, perd son assiette ; ils n’ont plus de peine à se faire illusion, à croire l’État menacé dans leurs personnes, à poser en règle que tout leur est permis, même le massacre. Basire n’a-t-il pas dit à la tribune que, contre les ennemis de la nation, « tous les moyens sont bons et justes » ? N’a-t-on pas entendu un autre député, Jean Debry, proposer la formation d’un corps de 1 200 volontaires qui « se dévoueront », comme jadis les assassins du Vieux de la Montagne, pour « attaquer, corps à corps, individuellement, les tyrans » et les généraux   ? N’a-t-on pas vu Merlin de Thionville demander que les femmes et « les enfants des émigrés qui attaquent la frontière soient retenus comme otages », et déclarés responsables, en d’autres termes bons à tuer, si leurs parents continuent à attaquer   ?
Il n’y a plus que cela à faire, car les autres mesures n’ont pas suffi. – En vain la Commune a décrété d’arrestation les journalistes du parti contraire et distribué leurs presses aux imprimeurs patriotes  . En vain elle a déclaré incapables de toute fonction les membres du club de la Sainte-Chapelle, les gardes nationaux qui ont prêté serment à La Fayette, les signataires de la pétition des 8 000 et de la pétition des 20 000 . En vain elle a multiplié les visites domiciliaires jusque dans l’hôtel et les voitures de l’ambassadeur de Venise. En vain, par des interrogatoires insultants et réitérés, elle tient à sa barre, sous les huées et les cris de mort de ses tribunes, les hommes les plus honorables et les plus illustres, Lavoisier, Dupont de Nemours, le grand chirurgien Desault, les femmes les plus inoffensives et les plus distinguées, Mme de Tourzel, Mlle de Tourzel, la princesse de Lamballe  . En vain, après des arrestations prodiguées pendant vingt jours, elle enveloppe Paris tout entier, d’un seul coup de filet, dans une perquisition nocturne. toutes les barrières fermées et par de doubles postes, des sentinelles sur les quais et des pataches sur la Seine pour empêcher la fuite par eau, la ville divisée d’avance en circonscriptions, et pour chaque section une liste de suspects, la circulation des voitures interdite, chaque citoyen consigné chez lui, à partir de six heures du soir un silence de mort, puis dans chaque rue une patrouille de soixante hommes à piques, sept cents escouades de sans-culottes opérant à la fois et avec leur brutalité ordinaire, des portes enfoncées à coups de crosse, les armoires crochetées par des serruriers, les murs sondés par des maçons, les caves fouillées jusqu’au sous-sol, les papiers saisis, les armes confisquées, trois mille personnes arrêtées et emmenées  , prêtres, vieillards, infirmes, malades, et, de dix heures du soir à cinq heures du matin, comme dans une ville prise d’assaut, les lamentations des femmes qu’on rudoie, les cris des prisonniers qu’on fait marcher, les jurons des gardes qui sacrent et s’attardent pour boire à chaque cabaret ;

Il n’y eut jamais d’exécution si universelle, si méthodique, si propre à terrasser toute velléité de résistance dans le silence de la stupeur. – Et pourtant, à ce moment même, les hommes de bonne foi, aux sections et dans l’Assemblée, s’indignent d’appartenir à de pareils maîtres. Une députation des Lombards et une autre de la Halle au Blé viennent à l’Assemblée réclamer contre les usurpations de la Commune  . Le montagnard Choudieu dénonce ses prévarications criantes. Cambon, financier sévère, ne veut plus souffrir que ses comptes soient dérangés par des tripotages de filous  . L’Assemblée semble enfin reprendre conscience d’elle-même ; elle couvre de sa protection le journaliste Girey contre qui les nouveaux pachas avaient lancé un mandat d’amener ; elle mande à sa propre barre les signataires du mandat ; elle leur ordonne de se renfermer à l’avenir dans les limites exactes de la loi qu’ils outrepassent. Bien mieux, elle dissout le conseil intrus et lui substitue quatre-vingt-seize délégués, que les sections devront nommer dans les vingt-quatre heures. Bien mieux encore, elle lui commande de rendre compte, dans les deux jours, de tous les effets qu’il a saisis et de porter les matières d’or et d’argent à la Trésorerie. Cassés et sommés de dégorger leur proie, les autocrates de l’Hôtel de Ville ont beau, le lendemain, venir en force à l’Assemblée   pour lui extorquer le rappel de ses décrets : sous leurs menaces et les menaces de leurs satellites, l’Assemblée tient bon. – Tant pis pour les opiniâtres : puisqu’ils ne veulent pas voir l’éclat du sabre, ils en sentiront le tranchant et la pointe. Sur la proposition de Manuel, la Commune décide que, tant que durera le danger public, elle restera en place ; elle adopte une adresse de Robespierre pour « remettre au peuple le pouvoir souverain », c’est-à-dire pour faire descendre les bandes armées dans la rue   ; elle se rallie les brigands en leur conférant la propriété de tout ce qu’ils ont volé dans la journée du 10 août  . – La séance, prolongée pendant la nuit, ne finit qu’à une heure et demie du matin ; on est arrivé au dimanche, et il n’y a plus de temps à perdre : car, dans quelques heures, les électeurs s’assembleront pour élire les députés à la Convention ; dans quelques heures, en vertu du décret de l’Assemblée nationale, les sections, selon l’exemple que la section du Temple leur a donné la veille même, révoqueront peut-être leurs prétendus mandataires de l’Hôtel de Ville. Pour rester à l’Hôtel de Ville et pour se faire nommer à la Convention, les meneurs ont besoin d’un coup éclatant, et ils en ont besoin le jour même. – Ce jour-là est le 2 septembre.

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