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dimanche 13 août 2017

Taine _ La Révolution- La conquête jacobine_55_ Les Jacobins à l’Assemblée

Important et magistral : Comment, après fait élire une forte minorité Jacobine à la Législative, les Jacobins imposent leur programme à la majorité modérée. La rhétorique jacobine, violente et mécanique : Gentillesses de cuistre, prosopopées de rhéteur, invectives d’énergumène. L’impossibilité de délibérer librement : les menaces des tribunes, le violences de la rue. L’alliance entre les Jacobins et les bandes violentes de l’extrême gauche. Le détournement des procédures parlementaires au nom de l’urgence. Le vote public utilisé comme moyen de pression ; quand cela ne suffit pas, la publicité du vote nominal ( il est bon que le peuple connaisse ses amis et ses ennemis) transforme les liste d’opposants en listes de prescription. L’abstention massive des modérés.

La rhétorique jacobine : l’incapacité de voir les choses qui sont et de les dire comme elles sont.

Députés à Paris par le choix ou par la tolérance des clubs, ils emportent avec eux leur politique et leur rhétorique : cela fait un assemblage d’esprits bornés, faussés, précipités, emphatiques et faibles ; à chaque séance, vingt moulins à paroles tournent à vide, et tout de suite le premier des pouvoirs publics devient une fabrique de sottises, une école d’extravagances et un théâtre de déclamations.
Se peut-il que des hommes sérieux aient écouté jusqu’au bout des fadaises aussi saugrenues ? – « Je suis laboureur, dit un député, j’ose maintenant vanter l’antique noblesse de ma charrue. Quelques bœufs ont été les purs et incorruptibles tabellions par-devant lesquels mes bons ancêtres en ont passé les contrats ; leur authenticité, mieux tracée sur la terre que sur de frêles parchemins, est à l’abri de toutes les révolutions possibles. » – Conçoit-on que le rapporteur d’une loi qui va exiler ou emprisonner quarante mille prêtres apporte en matière d’arguments des niaiseries aussi boursouflées que celles-ci  . « J’ai vu dans les campagnes les flambeaux de l’hyménée ne jeter plus qu’une lueur pâle et sombre, ou changés en torches des furies, le squelette hideux de la superstition s’asseoir jusque dans la couche nuptiale, se placer entre la nature et les époux, et arrêter le plus impérieux des penchants.... O Rome, es-tu contente ? Es-tu donc comme Saturne, à qui il faut tous les jours des holocaustes nouveaux ?... Partez, artisans de discordes ; le sol de la liberté est fatigué de vous porter. Voulez-vous aller respirer l’air du mont Aventin ? Le vaisseau de la patrie est déjà prêt ; j’entends sur le rivage les cris impatients des matelots, le vent de la liberté enflera les voiles ; vous irez, comme Télémaque, chercher votre père sur les mers ; mais vous n’aurez pas à redouter les écueils de Sicile ni les séductions d’une Eucharis. » Gentillesses de cuistre, prosopopées de rhéteur, invectives d’énergumène, c’est ici le ton régnant. Dans les meilleurs discours perce toujours le même défaut, l’échauffement de la cervelle, la manie des grands mots, l’habitude des échasses, l’incapacité de voir les choses qui sont et de les dire comme elles sont. Les hommes de talent, Isnard, Guadet, Vergniaud lui-même, sont emportés par la phrase ronflante et creuse, comme une barque sans lest par une voile trop large. Ils s’exaltent avec leurs souvenirs de classe, et le monde moderne ne leur apparaît qu’à travers des réminiscences latines…

L’Assemblée ne peut délibérer librement

On inscrit au procès-verbal et sans improbation la pétition de « M. Huré, habitant de Pont-sur-Yonne, qui, par un écrit signé de lui, offre 100 francs et son bras pour être tyrannicide »…. On souffre que des attroupements d’hommes et de femmes traversent la salle en poussant des cris politiques. On admet à la barre toutes les parades indécentes, puériles ou séditieuses. Aujourd’hui, ce sont « des citoyennes de Paris » qui demandent à s’exercer aux manœuvres militaires et à prendre pour commandants « des ci-devant gardes-françaises » ; le lendemain, arrivent des enfants qui expriment leur patriotisme « avec une naïveté touchante », et regrettent que « leurs pieds chancelants ne leur permettent pas de marcher, que dis-je ? de voler contre les tyrans » ; ensuite viennent les galériens de Châteauvieux, escortés d’une foule qui vocifère ; une autre fois, les artilleurs de Paris, au nombre de mille, avec leurs tambours ; incessamment des délégués de la province, des faubourgs, des clubs, avec leurs déclamations furibondes, leurs remontrances impérieuses, leurs exigences, leurs sommations et leurs menaces. – Sous ces intermèdes de tapage plus fort, roule un brouhaha continu, le tintamarre des tribunes   : à chaque séance, « les représentants sont gourmandés par les spectateurs ; la nation des galeries juge la nation du bas de la salle », intervient dans les délibérations, fait taire les orateurs, insulte le président, ordonne au rapporteur de quitter la tribune. Ce n’est pas une fois qu’elle interrompt ou par un simple murmure, mais vingt, trente, cinquante fois en une heure, par des clameurs, des trépignements, des hurlements et des injures personnelles. Après des centaines de réclamations inutiles, après d’innombrables rappels à l’ordre « reçus par des huées », après dix « règlements faits, refaits, rappelés, affichés », comme pour mieux prouver l’impuissance de la loi, des autorités et de l’Assemblée elle-même, l’usurpation de ces intrus va croissant. Pendant dix mois, ils ont crié : « A bas la liste civile ! A bas les ministériels ! A bas les mâtins ! Silence, esclaves ! » Le 26 juillet, Brissot lui-même leur paraîtra tiède et recevra deux prunes au visage. « Trois ou quatre cents individus sans titre, sans propriété, sans existence... sont devenus les auxiliaires, les suppléants, les arbitres de la législature, » et leur fureur soldée achève de détruire ce que l’Assemblée a pu garder encore de sa raison

Les Jacobins seuls patriotes – la majorité violentée

Ils se regardaient entre eux comme s’ils eussent été seuls dignes de s’entendre, et s’encourageaient par l’idée que tout était pusillanimité dans la résistance à leur manière de voir. » – A leurs propres yeux, ils sont les seuls capables et les seuls patriotes. Parce qu’ils ont lu Rousseau et Mably, parce qu’ils ont la langue déliée et la plume courante, parce qu’ils savent manier des formules de livre et aligner un raisonnement abstrait, ils se croient des hommes d’État  . Parce qu’ils ont lu Plutarque et le Jeune Anacharsis, parce que, sur des conceptions métaphysiques, ils veulent fonder une société parfaite, parce qu’ils s’exaltent à propos du millénium prochain, ils se croient de grandes âmes. Sur ces deux articles, ils n’auront jamais le moindre doute, même après que leurs mains complaisantes auront été souillées par les mains sales des bandits dont ils ont été les premiers instigateurs, par les mains ensanglantées des bourreaux dont ils sont les demi-complices . À ce degré extrême, l’amour-propre est le pire sophiste. Persuadés de la supériorité de leurs lumières et de la pureté de leurs sentiments, ils posent en principe que le gouvernement doit être entre leurs mains. En conséquence, ils s’en saisissent dans la Législative par les procédés qu’on retournera contre eux dans la Convention. Ils acceptent pour alliés les pires démagogues de l’extrême gauche, Chabot, Couthon, Merlin de Thionville, Basire, Thuriot, Lecointre, au dehors Danton, Robespierre, Marat lui-même, tous les démolisseurs et niveleurs dont ils croient se servir et dont ils sont les instruments. À tout prix, il faut que leurs motions passent, et, pour les faire passer, ils lâchent contre leurs adversaires la plèbe aboyante et grossière que d’autres, plus factieux encore, lanceront demain contre eux…

Plus énergique encore, une autre machine d’oppression opère aux abords de l’Assemblée. Comme leurs prédécesseurs de la Constituante, les membres du côté droit « ne peuvent sortir sans traverser les imprécations et les menaces de groupes furibonds. Les cris A la lanterne! retentissaient aussi souvent aux oreilles de Dumolard, de Vaublanc, de Jaucourt, de Lacretelle qu’à celles de Cazalès, de l’abbé Maury et de Montlosier   ». Après avoir apostrophé le président Mathieu Dumas, on insulte sa femme, qu’on a reconnue dans une tribune réservée  . Dans les Tuileries, des groupes permanents écoutent les braillards qui dénoncent par leurs noms les députés suspects, et malheur à celui d’entre eux qui prend ce chemin pour venir aux séances ! il est salué au passage par une bordée d’injures. Si c’est un député cultivateur : « Regardez, dit-on, ce drôle d’aristocrate ; c’est un mâtin de paysan qui gardait les vaches dans son pays. » Un jour, Hua, montant la terrasse des Tuileries, est saisi aux cheveux par une mégère qui lui crie : « Baisse la tête, j... f... de député, c’est le peuple qui est ton souverain. » Le 20 juin, un des patriotes qui traversent la salle lui dit à l’oreille : « Grand gueux de député, tu ne périras que de ma main. » Une autre fois, ayant défendu le juge de paix Larivière, il est attendu à la porte, sur le minuit, « par un tas de gueux qui dirigent vers lui leurs poings et leurs bâtons » ; par bonheur, ses amis Dumas et Daverhoult, deux militaires, ont prévu le danger, et, présentant leurs pistolets, le dégagent, « quoique avec peine ». — A mesure qu’on approche du 10 août, l’agression devient plus ouverte. Pour avoir défendu La Fayette, Vaublanc, au sortir de l’Assemblée, manque trois fois d’être écharpé ; soixante députés sont traités de même, frappés, couverts de boue et menacés de mort s’ils osent revenir aux séances  . — Avec de tels alliés, une minorité est bien forte ; grâce à ses deux instruments de contrainte, elle va détacher de la majorité les voix qui lui manquent, et presque toujours, par terreur ou par ruse, elle fera voter les décrets dont elle a besoin.

Comment les Jacobins manipulent le travail parlementaire


Tantôt elle les escamote en les brusquant. Comme « il n’y a point d’ordre du jour distribué d’avance et qu’en tout cas on n’est pas astreint à le suivre   », l’Assemblée est à la merci des surprises. « Le premier gredin du côté gauche (je n’efface pas cette expression, dit Hua, parce qu’il y en avait plusieurs parmi ces messieurs) venait avec une motion toute faite qui avait été préparée la veille dans une coterie. On n’était point préparé ; nous demandions le renvoi à un comité. Point de renvoi ; on faisait décréter l’urgence, et, bon gré mal gré, il fallait délibérer, séance tenante  . » — Autre tactique aussi perfide, celle-ci surtout à l’usage de Thuriot. Ce grand drôle venait proposer, non pas un projet de loi, mais ce qu’il appelait un principe ; par exemple il fallait décréter que les biens des émigrés seraient mis sous le séquestre,... ou que les prêtres insermentés seraient soumis à une surveillance spéciale.... On lui répondait : Mais votre principe, c’est l’âme de la loi, c’est toute la loi ; laissez donc délibérer ; renvoi au comité pour faire son rapport. — Pas du tout, il y a urgence ; le comité arrangera comme il pourra les articles qui ne vaudront rien, si le principe n’a pas le sens commun. » Par cette méthode expéditive, la discussion est étranglée : de parti pris, les Jacobins ôtent à l’Assemblée la réflexion : ils comptent sur son étourdissement ; autant qu’ils le peuvent, ils abolissent la raison au nom de la raison, et ils précipitent le vote, parce que leurs décrets ne supportent pas l’examen. D’autres fois, et notamment dans les grandes occasions, ils les extorquent. À l’ordinaire, on vote par assis et levé, et, pour les quatre cents députés du centre, sous le grondement des tribunes exaspérées, l’épreuve est déjà rude. « Une partie d’entre eux ne se lève pas ou se lève avec le côté gauche   » ; si, par hasard, le côté droit a la majorité, « on la conteste avec mauvaise foi, et l’on demande l’appel nominal ». Or, par un abus intolérable, les appels nominaux étaient toujours imprimés : il est bon, disaient les Jacobins, que le peuple connaisse ses amis et ses ennemis ». Cela signifie que la liste des opposants pourra bientôt devenir une liste de proscription, et les timides ne sont pas tentés de s’y inscrire. Effectivement, la défection s’introduit aussitôt dans le gros bataillon du centre. « C’est un fait certain, dit Hua, et dont nous avons tous été témoins : nous perdions toujours cent voix à l’appel nominal. » - Vers la fin, ils s’abandonnent et ne protestent plus qu’en s’abstenant : le 14 juin, quand il s’agit d’abolir, sans indemnité, toute la créance féodale, il n’y a de remplie que l’extrémité gauche ; le reste de « la salle est presque vide » ; sur 497 députés présents, 200 ont quitté la séance  . - Redressés un instant par l’apparence d’une protection possible, ils absolvent à deux reprises le général La Fayette derrière lequel ils voient son armée  , et ils résistent en face aux despotes de l’Assemblée, des clubs et de la rue. Mais à deux reprises, faute d’un chef et d’un point d’appui militaire, la majorité visible doit plier, se taire, fuir, ou se rétracter, sous la dictature de la faction victorieuse qui a faussé et forcé la machine législative jusqu’à la détraquer et à la casser.


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