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mardi 15 août 2017

Taine _ La Révolution- La conquête jacobine_62_ Comment les Girondins se livrent aux Montagnards-vers le 10 août

Important et magistral : comment les Girondins donnent le pouvoir aux futurs Montagnards. La publicité des délibérations, le vote public, « le peuple a le droit de former ses listes de proscription », la rumeur comme instrument totalitaires ; le contrôle permanent des élus, la Commune insurrectionnelle de Paris. Le refus de mettre en accusation Lafayette comme déclencheur ; dernières tentatives de résistance de l’Assemblée, mais dèjà la force publique est aux mains des Montagnards ; le vœu métaphysique d’ une instruction au peuple sur l’exercice de sa souveraineté ».

Comment les Girondins donnent le pouvoir au Montagnards : la publicité des séances des corps administratifs

Voilà la force militaire aux mains de la plèbe jacobine ; il ne reste plus qu’à lui remettre l’autorité civile, et les Girondins, qui leur ont fait le premier cadeau, ne manquent pas de leur faire le second. – Le 1er juillet, ils ont décrété que désormais les séances des corps administratifs seraient publiques : c’est soumettre les municipalités, les conseils de district et les conseils de département, comme l’Assemblée nationale elle-même, aux clameurs, aux outrages, aux menaces, à la domination des assistants  , qui là, comme à l’Assemblée nationale, seront toujours des Jacobins. Le 11 juillet  , par la déclaration que la patrie est en danger, ils ont constitué les corps administratifs, puis les quarante-huit sections de Paris, en permanence : c’est livrer les corps administratifs et les quarante-huit sections de Paris à la minorité jacobine qui, par zèle, sera toujours présente et sait les moyens de se transformer en majorité. – Car suivez les conséquences et voyez le triage opéré par le double décret. Ce ne sont pas les gens occupés et rangés qui viendront tous les jours et toute la journée aux séances. D’abord ils ont trop à faire à leur bureau, à leur boutique, à leur établi, pour perdre ainsi leur temps. Ensuite ils ont trop de bon sens, de docilité et d’honnêteté pour entreprendre, à l’Hôtel de Ville, de régenter leurs magistrats et pour croire, dans leur section, qu’ils sont le peuple souverain. D’ailleurs la clabauderie les dégoûte ; enfin, en ce moment, les rues de Paris, surtout le soir, ne sont pas sûres ; la politique de plein vent y multiplie les bagarres et les coups de canne. Aussi bien, depuis longtemps, on ne les voit plus aux clubs ni dans les tribunes de l’Assemblée nationale ; on ne les verra pas davantage aux séances de la municipalité ni aux assemblées de section. – Au contraire, rien de plus attrayant pour les désœuvrés, piliers de café, orateurs de cabaret, flâneurs et bavards, logés en « chambre garnie   », pour les réfractaires et les parasites de l’armée sociale, pour tous ceux qui, sortis du cadre ou n’ayant pu y rentrer, veulent le mettre en pièces, et, faute d’une carrière privée, se font une carrière publique. Pour eux, pour les fédérés oisifs, pour les cerveaux dérangés, pour le petit troupeau des vrais fanatiques, les séances permanentes, même de nuit, ne sont pas trop longues. Ils y sont acteurs ou claqueurs, et le vacarme ne les choque point, puisqu’ils le font. Ils s’y relayent pour être toujours en nombre, ou suppléent au nombre par la brutalité et l’usurpation. Au mépris de la loi, la section du Théâtre-Français, conduite par Danton, lève la distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs, et accorde à tous les individus domiciliés dans sa circonscription le droit de présence et de vote…

La Commune de Paris, ou comment les Girondins installent le pouvoir insurrectionnel montagnard

À présent, pour que cette volonté postiche s’exécute, il lui faut un comité central d’exécution, et, par un chef-d’œuvre d’aveuglement, c’est Pétion, le maire girondin, qui se charge de le loger, de l’autoriser et de l’organiser.
Le 17 juillet  , il institue au parquet de la Commune un bureau central de correspondance entre « les sections » ; tous les jours un commissaire élu y viendra porter les arrêtés de sa section et en rapportera les arrêtés des quarante-sept autres. Naturellement, ces commissaires élus vont délibérer entre eux, avec président, secrétaire, procès-verbal et toutes les formes d’un vrai conseil municipal. Naturellement, puisqu’ils sont élus d’aujourd’hui et avec un mandat spécial, ils doivent se trouver plus légitimes que le conseil municipal élu quatre ou huit mois auparavant avec un mandat vague. Naturellement, puisqu’on les a installés dans l’Hôtel de Ville, à deux pas du conseil municipal, ils seront tentés de prendre sa place ; pour se substituer à lui, il leur suffit de changer de salle : ce n’est qu’un corridor à traverser.
Ainsi éclôt, couvée par les Girondins, la terrible Commune de Paris, celle du 10 août, du 2 septembre, du 31 mai : la vipère n’est pas encore sortie du nid qu’elle siffle déjà ; quinze jours avant le 10 août  , elle commence à dérouler ses anneaux, et les sages hommes d’État qui l’ont si diligemment abritée et nourrie aperçoivent avec effroi sa tête plate et hideuse. Aussitôt ils reculent, et jusqu’au dernier moment ils feront effort pour l’empêcher de mordre. Le 7 août, Pétion vient lui-même chez Robespierre, afin de lui représenter les dangers d’une insurrection et d’obtenir qu’on laisse à l’Assemblée le temps de discuter la déchéance. Le même jour, Vergniaud et Guadet, par l’entremise du valet de chambre Thierry, proposent au roi de remettre jusqu’à la paix le gouvernement à un conseil de régence. Dans la nuit du 9 au 10 août, une circulaire pressante de Pétion engage les sections à demeurer tranquilles  . – Il est trop tard. Cinquante jours d’excitations et d’alarmes ont exalté jusqu’au délire l’égarement des imaginations malades. – Le 2 août, une multitude d’hommes et de femmes se précipitent à la barre de l’Assemblée en criant : « Vengeance ! vengeance ! on empoisonne nos frères  . » La vérité vérifiée est qu’à Soissons, où le pain de munition est manipulé dans une église, quelques fragments de vitraux brisés se sont trouvés dans une fournée ; là-dessus, le bruit a couru que 170 volontaires étaient morts et 700 à l’hôpital. – L’instinct féroce se forge des adversaires à son image et s’autorise contre eux des projets qu’il leur prête contre lui. Au comité des meneurs jacobins, on est sûr que la cour va attaquer, et l’on a du complot « non seulement des indices, mais les preuves les plus claires   ». – « C’est le cheval de Troie, disait Panis ; nous sommes perdus, si nous ne parvenons pas à le vider.... La bombe éclatera dans la nuit du 9 au 10 août.... Quinze mille aristocrates sont prêts à égorger tous les patriotes ; » en conséquence, les patriotes s’attribuent le droit d’égorger les aristocrates. – Dans les derniers jours de juin, à la section des Minimes, « un garde-française se chargeait déjà de tuer le roi », si le roi persistait dans son veto ; le président de la section ayant voulu exclure le régicide, c’est le régicide qui a été maintenu, et le président exclu…
Le 6 août, un commis de la poste, Varlet, au nom des pétitionnaires du Champ de Mars, signifie à l’Assemblée le programme de la faction : déchéance du roi, accusation, arrestation et jugement expéditif de La Fayette, convocation immédiate des assemblées primaires, suffrage universel, licenciement de tous les états-majors, renouvellement de tous les directoires de département, rappel de tous les ambassadeurs, suppression de la diplomatie, retour à l’état de nature. – À présent, que les Girondins atermoient, négocient, louvoient et raisonnent tant qu’ils voudront : leur hésitation n’aura d’autre effet que de les reléguer au second plan, comme tièdes et timides. Grâce à eux, la faction a maintenant ses assemblées délibérantes, son pouvoir exécutif, son siège central de gouvernement, son armée grossie, éprouvée, toute prête, et, de gré ou de force, son programme s’exécutera

 Ultime tentative de résistance de l'Assemblée; un voeu philosophique comme réponse à la force Jacobine

Il s’agit d’abord de contraindre l’Assemblée à déposer le roi, et déjà, à plusieurs reprises  , le 26 juillet, le 31 juillet, le 4 août, les conciliabules obscurs, où des inconnus décident du sort de la France, ont donné le signal de l’émeute. – Retenus à grand’peine, ils ont consenti à « patienter jusqu’au 9 août, 11 heures du soir   » : ce jour-là, l’Assemblée doit discuter la déchéance, et l’on compte qu’elle la votera sous une menace aussi précise ; ses répugnances ne tiendront pas devant la certitude d’un investissement armé. – Mais, le 8 août, à une majorité des deux tiers, elle refuse de mettre en accusation le grand ennemi, La Fayette. Il faut donc commencer par elle la double amputation nécessaire au salut public.
Au moment où l’acquittement est prononcé, les tribunes, ordinairement si bruyantes, gardent « un silence morne   » : c’est que le mot d’ordre leur a été transmis et qu’elles se réservent pour la rue. Un à un, les députés qui ont voté pour La Fayette sont désignés aux rassemblements qui stationnent à la porte, et une clameur s’élève : « Ce sont des gueux, des coquins, des traîtres payés par la liste civile. Il faut les pendre, il faut les tuer. » – On leur jette de la boue, du mortier, des plâtras, des pierres, et on les bourre de coups de poing. Rue du Dauphin, M. Mézières est saisi au collet, et une femme lui porte un coup qu’il détourne. Rue Saint-Honoré, des gens en bonnet rouge environnent M. Regnault-Beaucaron, et décident « qu’on le mettra à la lanterne » : déjà un homme en veste l’avait empoigné par derrière et le soulevait, lorsque des grenadiers de Sainte-Opportune arrivent à temps pour le dégager. Rue Saint-Louis, M. Deuzy, frappé dans le dos et atteint de plusieurs cailloux, voit à deux reprises un sabre levé sur sa tête. Dans la galerie des Feuillants, M. Desbois est meurtri de coups, et on lui vole « une boîte, son portefeuille et sa canne ». Dans les couloirs de l’Assemblée, M. Girardin est sur le point d’être assassiné  . Huit autres députés poursuivis se sont réfugiés dans le corps de garde du Palais-Royal ; un fédéré y entre avec eux ; « là, l’œil étincelant de rage, frappant en forcené sur la table », il dit au plus connu, M. Dumolard : « Si tu as le malheur de remettre les pieds dans l’Assemblée, je te couperai la tête avec mon sabre ». Quant au principal défenseur de La Fayette, M. de Vaublanc, assailli trois fois, il a eu la précaution de ne pas rentrer chez lui ; mais des furieux investissent sa maison en criant que « quatre-vingts citoyens doivent périr de leur main, et lui le premier » ; douze hommes montent à son appartement, y fouillent partout, recommencent la perquisition dans les maisons voisines, et, ne pouvant l’empoigner lui-même, cherchent sa famille ; on l’avertit que, s’il rentre à son domicile, il sera massacré. – Dans la soirée, sur la terrasse des Feuillants, d’autres députés sont livrés aux mêmes outrages ; la gendarmerie fait de vains efforts pour les protéger ; bien mieux, « le commandant de la garde nationale, descendant de son poste, est attaqué et sabré   ». – Cependant, dans les couloirs des Jacobins, « on voue à l’exécration la majorité de l’Assemblée nationale » ; un orateur déclare que « le peuple a le droit de former ses listes de proscription », et, à cet effet, le club décide qu’il fera imprimer et publier les noms de tous les députés qui ont absous La Fayette. – Jamais la contrainte physique ne s’est étalée et appliquée avec une plus franche impudeur.
Le lendemain, 9 août, les abords de l’Assemblée sont entourés de gens armés, et il y a des sabres jusque dans les corridors  . Plus impérieuses que jamais, les galeries éclatent en applaudissements, en ricanements d’approba¬tion et de triomphe, à mesure que les attentats de la veille sont dénoncés à la tribune. Vingt fois le président rappelle les perturbateurs à l’ordre ; sa voix et le bruit de la sonnette sont toujours couverts par les rumeurs. Impossible d’opiner : la plupart des représentants maltraités la veille écrivent qu’ils ne reviendront pas aux séances ; d’autres, présents, déclarent qu’ils ne voteront plus « si on ne leur assure la liberté de délibérer d’après leur conscience ».

A ce mot qui exprime le vœu secret de « l’Assemblée presque entière   », « tous les membres de la droite et un grand nombre de membres de la gauche se lèvent simultanément en criant : Oui, oui, nous ne délibérerons point avant d’être libres ! » – Mais, selon sa coutume, la majorité recule au moment d’adopter les mesures efficaces ; le cœur lui manque, comme toujours, pour se défendre, et, coup sur coup, trois déclarations officielles, en lui dévoilant l’imminence du péril, l’enfoncent plus avant dans sa timidité. Dans cette même séance, le procureur-syndic du département lui annonce que l’insurrection est prête, que 900 hommes armés viennent d’entrer dans Paris, qu’à minuit le tocsin sonnera, que la municipalité tolère ou favorise l’émeute. Dans cette même séance, le ministre de la justice lui écrit que « les lois sont impuissantes », et que le gouvernement ne répond plus de rien. Dans cette même séance, le maire Pétion, avouant presque sa complicité, vient à la barre déclarer très clairement qu’il évitera de requérir la force publique, parce que « c’est armer une portion des citoyens contre les autres   ». – Manifestement, tout point d’appui s’est dérobé ; l’Assemblée, se sentant abandonnée, s’abandonne, et, pour tout expédient, avec une faiblesse ou une naïveté qui peint bien les législateurs de l’époque, elle adopte une adresse philosophique, « une instruction au peuple sur l’exercice de sa souveraineté ».


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