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mardi 8 août 2017

Taine _ La Révolution- l’anarchie spontanée_25_ La dissolution de la France

Nous entrons ici dans le cœur de la démonstration de Taine. L’ancien régime se dissous. Le retour de la famine rend la situation intolérable, malgré l’action résolue des dirigeants. Mais, alors que royauté et aristocratie semblent à nouveau vouloir assumer leur responsabilité et leur rôle – c’est trop tard. La révolte n’est plus inconcevable, cest la soumission qui l’est.
NB : cette séries d’article, je l’ai entreprise à partir de la lecture d’Onfray (Décoloniser les provinces) et pour faire connaitre et donner envie de lire Taine, que j’étais en train de rédécouvrir et dont Onfray dit qu’il l’a vacciné du jacobinisme. Ce qui se joue, c’est comment à partir de cette situation qui aurait pu être réglée par des réformes radicales, une pensée et un parti totalitaires (le premier de l’histoire moderne et matrice des autres) vont s’imposer ; quels en ont été les mécanismes, les moyens, les agents, les complices, les actions…
                                                                                       
Ceci est de l’histoire, rien de plus

Cette seconde partie des Origines de la France contemporaine aura deux volumes  . – Les insurrections populaires et les lois de l’Assemblée constituante finissent par détruire en France tout gouvernement : c’est le sujet du présent volume. – Un parti se forme autour d’une doctrine extrême, s’empare du pouvoir et l’exerce conformément à sa doctrine : ce sera le sujet du volume suivant.
Il en faudrait un troisième pour faire la critique des sources ; la place me manque : je dirai seulement la règle que j’ai observée. Le témoignage le plus digne de foi sera toujours celui du témoin oculaire, surtout lorsque ce témoin est un homme honorable, attentif et intelligent, lorsqu’il rédige sur place, à l’instant et sous la dictée des faits eux-mêmes, lorsque manifestement son unique objet est de conserver ou fournir un renseignement, lorsque son œuvre n’est point une pièce de polémique concertée pour les besoins d’une cause ou un morceau d’éloquence arrangé en vue du public, mais une déposition judiciaire, un rapport secret, une dépêche confidentielle, une lettre privée, un memento personnel. Plus un document se rapproche de ce type, plus il mérite confiance et fournit des matériaux supérieurs. – J’en ai trouvé beaucoup de cette qualité aux Archives nationales, principalement dans les correspondances manuscrites des ministres, intendants, subdélégués, magistrats et autres fonctionnaires, des comman-dants militaires, officiers de l’armée et officiers de la gendarmerie, des commissaires de l’Assemblée et du roi, des administrateurs de département, de district et de municipalité, des particuliers qui s’adressent au roi, à l’Assemblée nationale et aux ministres. Il y a parmi eux des hommes de tout rang, de tout état, de toute éducation et de tout parti. Ils sont par centaines et par milliers, dispersés sur toute la surface du territoire. Ils écrivent chacun à part, sans pouvoir se concerter ni même se connaître. Personne n’est si bien placé qu’eux pour recueillir et transmettre les informations exactes. Aucun d’eux ne cherche l’effet littéraire ou même n’imagine que son écrit puisse jamais être imprimé. Ils rédigent tout de suite et sous l’impression directe des événements locaux. Ce sont là des témoignages de premier choix et de première main, au moyen desquels on doit contrôler tous les autres. – Les notes mises au bas des pages indiqueront la condition, l’office, le nom, la demeure de ces témoins décisifs. Pour plus de certitude, j’ai transcrit, aussi souvent que j’ai pu, leurs propres paroles. De cette façon, le lecteur, placé en face des textes, pourra les interpréter lui-même, et se faire une opinion personnelle ; il aura les mêmes pièces que moi pour conclure, et conclura, si bon lui semble, autrement que moi. Pour les allusions, s’il en trouve, c’est qu’il les aura mises, et, s’il fait des applications, c’est lui qui en répondra. À mon sens, le passé a sa figure propre, et le portrait que voici ne ressemble qu’à l’ancienne France. Je l’ai tracé sans me préoccuper de nos débats présents ; j’ai écrit comme si j’avais eu pour sujet les révolutions de Florence ou d’Athènes. Ceci est de l’histoire, rien de plus, et, s’il faut tout dire, j’estimais trop mon métier d’historien pour en faire un autre, à côté, en me cachant.

Ce n’est pas une révolution, mais une dissolution

Dans la nuit du 14 au 15 juillet 1789, le duc de la Rochefoucauld-Liancourt fit réveiller Louis XVI pour lui annoncer la prise de la Bastille. « C’est donc une révolte, dit le roi. – Sire, répondit le duc, c’est une révolution. » L’événement était bien plus grave encore. Non seulement le pouvoir avait glissé des mains du roi, mais il n’était point tombé dans celles de l’Assemblée ; il était par terre, aux mains du peuple lâché, de la foule violente et surexcitée, des attroupements qui le ramassaient comme une arme abandonnée dans la rue. En fait, il n’y avait plus de gouvernement ; l’édifice artificiel de la société humaine s’effondrait tout entier ; on rentrait dans l’état de nature. Ce n’était pas une révolution, mais une dissolution.

La disette : la révolte maintenant est universelle, comme autrefois la résignation.

Deux causes excitent et entretiennent l’émeute universelle. La première est la disette, qui, permanente, prolongée pendant dix ans, et aggravée par les violences mêmes qu’elle provoque, va exagérer jusqu’à la folie toutes les passions populaires et changer en faux pas convulsifs toute la marche de la Révolution.
Quand un fleuve coule à pleins bords, il suffit d’une petite crue pour qu’il déborde. Telle est la misère au dix-huitième siècle. L’homme du peuple, qui vit avec peine quand le pain est à bon marché, se sent mourir quand il est cher. Sous cette angoisse, l’instinct animal se révolte, et l’obéissance générale, qui fait la paix publique, dépend d’un degré ajouté ou ôté au sec ou à l’humide, au froid ou au chaud. En 1788, année très sèche, la récolte avait été mauvaise ; par surcroît, à la veille de la moisson  , une grêle effroyable s’abattit autour de Paris, depuis la Normandie jusqu’à la Champagne, dévasta soixante lieues du pays le plus fertile et fit un dégât de 100 millions. L’hiver vint et fut le plus dur qu’on eût vu depuis 1709 ; à la fin de décembre, la Seine gela de Paris au Havre, et le thermomètre marquait 18° 3/4 au-dessous de zéro. Un tiers des oliviers mourut en Provence, et le reste avait tant souffert qu’on le jugeait hors d’état de porter des fruits pendant deux ans. Même désastre en Languedoc ; dans le Vivarais et dans les Cévennes, des forêts entières de châtaigniers avaient péri, avec tous les blés et fourrages de la montagne ; dans la plaine, le Rhône était resté deux mois hors de son lit. Dès le printemps de 1789, la famine était partout, et, de mois en mois, elle croissait comme une eau qui monte. – En vain, le gouvernement commandait aux fermiers, propriétaires et marchands de garnir les marchés, doublait la prime d’importation, s’ingéniait, s’obérait, dépensait 40 millions pour fournir du blé à la France. En vain, les particuliers, princes, grands seigneurs, évêques, chapitres, communautés, multipliaient leurs aumônes, l’archevêque de Paris s’endettant de 400 000 livres, tel riche distribuant 40 000 francs le lendemain de la grêle, tel couvent de Bernardins nourrissant douze cents pauvres pendant six semaines  . Il y en avait trop ; ni les précautions publiques, ni la charité privée ne suffisaient aux besoins trop grands

J’ai vu, à l’École Militaire et dans d’autres dépôts, des farines qui étaient d’une qualité détestable ; j’en ai vu des monceaux d’une couleur jaune, d’une odeur infecte, et qui formaient des masses tellement durcies, qu’il fallait les frapper à coups redoublés de hache pour en détacher des portions. Moi-même, rebuté des difficultés que j’éprouvais à me procurer ce malheureux pain, et dégoûté de celui qu’on m’offrait aux tables d’hôte, je renonçai absolument à cette nourriture. Le soir, je me rendais au café du Caveau, où, heureusement, on avait l’attention de me réserver deux de ces petits pains qu’on appelle des flûtes ; c’est le seul pain que j’aie mangé pendant une semaine entière. » – Mais cette ressource n’est que pour les riches. Quant au peuple, pour avoir du pain de chien, il doit faire queue pendant des heures. On se bat à la queue ; « on s’arrache l’aliment ». Plus de travail, « les ateliers sont déserts ». Parfois, après une journée d’attente, l’artisan rentre au logis les mains vides, et, s’il rapporte une miche de quatre livres, elle lui coûte 3 francs 12 sous, dont 12 sous pour le pain et 3 francs pour la journée perdue. Dans la longue file désœuvrée, agitée, qui oscille aux portes de la boutique, les idées noires fermentent ; si cette nuit la farine manque aux boulangers pour cuire, nous ne mangerons pas demain ! Terrible idée et contre laquelle un gouvernement n’a pas trop de toute sa force ; car il n’y a que la force, et la force armée, présente, visible, menaçante, pour maintenir l’ordre au milieu de la faim. – Sous Louis XIV et Louis XV, on avait jeûné et pâti davantage ; mais les émeutes, rudement et promptement réprimées, n’étaient que des troubles partiels et passagers. Des mutins étaient pendus, d’autres envoyés aux galères, et tout de suite, convaincu de son impuissance, le paysan, l’ouvrier retournait à son échoppe ou à sa charrue. Quand un mur est trop haut, on ne songe pas même à l’escalader. – Mais voici que le mur se crevasse, et que tous ses gardiens, clergé, noblesse, tiers-état, lettrés, politiques, et jusqu’au gouvernement lui-même, y pratiquent une large brèche. Pour la première fois, les misérables aperçoivent une issue ; ils s’élancent, d’abord par pelotons, puis en masse, et la révolte maintenant est universelle, comme autrefois la résignation.
C’est que, par cette ouverture, l’espérance entre comme une lumière, et descend peu à peu jusque dans les bas-fonds.

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