Pages

dimanche 6 août 2017

Taine _ L’ancien Régime_24_ Pourquoi la Révolution était inévitable

Un brigandage généralisé dû au système fiscal. L’armée n’est plus fiable. « À l’instant où s’ouvrent les États Généraux, le cours des idées et des événements est non seulement déterminé, mais encore visible. »

Les Etats généraux : un fleuve devenu torrent

À la fin de 1788, le fleuve est devenu torrent, et le torrent devient cataracte. Un intendant   écrit que, dans sa province, le gouvernement doit opter, et opter dans le sens populaire, se détacher des privilégiés, abandonner les vieilles formes, donner au Tiers double vote. Clergé et noblesse sont détestés, leur suprématie semble un joug. « Au mois de juillet dernier, dit-il, on eût reçu les (anciens) États avec transport, et leur formation n’eût trouvé que peu d’obstacles. Depuis cinq mois, les esprits se sont éclairés, les intérêts respectifs ont été discutés, les ligues se sont formées. On vous a laissé ignorer que, dans toutes les classes du Tiers-état, la fermentation est au comble, qu’une étincelle suffit pour allumer l’incendie.... Si la décision du roi est favorable aux deux premiers ordres, insurrection générale dans toutes les parties de la province, 600 000 hommes en armes et toutes les horreurs de la Jacquerie. » – Le mot est prononcé et l’on aura la chose. Quand une multitude soulevée repousse ses conducteurs naturels, il faut qu’elle en prenne ou subisse d’autres. De même une armée qui, entrant en campagne, casserait tous ses officiers ; les nouveaux grades sont pour les plus hardis, les plus violents, les plus opprimés, pour ceux qui, ayant le plus souffert du régime antérieur, crient « en avant », marchent en tête et font les premières bandes. En 1789, les bandes sont prêtes ; car, sous le peuple qui pâtit, il est un autre peuple qui pâtit encore davantage, dont l’insurrection est permanente, et qui, réprimé, poursuivi, obscur, n’attend qu’une occasion pour sortir de ses cachettes et se déchaîner au grand jour.

Brigands, contrebandiers, déserteurs : chaque abus enfante un danger

Gens sans aveu, réfractaires de tout genre, gibier de justice ou de police, besaciers, porte-bâtons, rogneux, teigneux, hâves et farouches, ils sont engendrés par les abus du système, et, sur chaque plaie sociale, ils pullulent comme une vermine. – Quatre cents lieues de capitaineries gardées et la sécurité du gibier innombrable qui broute les récoltes sous les yeux du propriétaire, provoquent au braconnage des milliers d’hommes d’autant plus dangereux qu’ils bravent des lois terribles et sont armés. Déjà en 1752, autour de Paris, on en voit « des rassemblements de cinquante à soixante, tous armés en guerre, se comportant comme à un fourrage bien ordonné, infanterie au centre et cavalerie aux ailes.... Ils habitent les forêts, ils y ont fait une enceinte retranchée et gardée, et payent exactement ce qu’ils prennent pour vivre ». En 1777, près de Sens en Bourgogne, le procureur général M. Terray, chassant sur sa terre avec deux officiers, rencontre sept braconniers qui tirent sur le gibier à leurs yeux et bientôt tirent sur eux-mêmes : M. Terray est blessé, l’un des officiers a son habit percé. Arrive la maréchaussée, les braconniers font ferme et la repoussent. On fait venir les dragons de Provins, les braconniers en tuent un, abattent trois chevaux, sont sabrés ; quatre d’entre eux restent sur la place et sept sont pris. — On voit par les cahiers des États Généraux que, chaque année, dans chaque grande forêt, tantôt par le fusil d’un braconnier, tantôt et bien plus souvent par le fusil d’un garde, il y a des meurtres d’hommes. – C’est la guerre à demeure et à domicile ; tout vaste domaine recèle ainsi ses révoltés qui ont de la poudre, des balles et qui savent s’en servir.
Autre recrue d’émeute, les contrebandiers et les faux sauniers . Dès qu’une taxe est exorbitante, elle invite à la fraude, et suscite un peuple de délinquants contre son peuple de commis. Jugez ici du nombre des fraudeurs par le nombre des surveillants : douze cents lieues de douanes intérieures sont gardées par 50 000 hommes, dont 23 000 soldats sans uniforme  . « Dans les pays de grande gabelle et dans les provinces des cinq grosses fermes, à quatre lieues de part et d’autre de long de la ligne de défense, » la culture est abandonnée ; tout le monde est douanier ou fraudeur. Plus l’impôt est excessif, plus la prime offerte aux violateurs de la loi devient haute, et, sur tous les confins par lesquels la Bretagne touche à la  Normandie, au Maine et à l’Anjou, quatre sous pour livre ajoutés à la gabelle multiplient au delà de toute croyance le nombre déjà énorme des faux sauniers. « Des bandes nombreuses   d’hommes, armés de frettes ou longs bâtons ferrés et quelquefois de pistolets ou de fusils, tentent par force de s’ouvrir un passage. Une multitude de femmes et d’enfants de l’âge le plus tendre franchissent les lignes des brigades, et, d’un autre côté, des troupeaux de chiens conduits dans le pays libre, après y avoir été enfermés quelque temps sans aucune nourriture, sont chargés de sel, que, pressés par la faim, ils rapportent promptement chez leurs maîtres. »…
En 1789, une grosse troupe de contrebandiers travaille en permanence sur la frontière du Maine et de l’Anjou ; le commandant militaire écrit que « leur chef est un bandit intelligent et redoutable, qu’il a déjà avec lui cinquante-quatre hommes, qu’il aura bientôt avec lui un corps embarrassant par la disposition des esprits et la misère » ; il serait peut-être à propos de corrompre quelques-uns de ses hommes, et de se le faire livrer puisqu’on ne peut le prendre. Ce sont là les procédés des pays où le brigandage est endémique. – Ici en effet, comme dans les Calabres, le peuple est pour les brigands contre les gendarmes. On rappelle les exploits de Mandrin en 1754  , sa troupe de cent cinquante hommes qui apporte des ballots de contrebande et ne rançonne que les commis, ses quatre expéditions qui durent sept mois à travers la Franche-Comté, le Lyonnais, le Bourbonnais, l’Auvergne et la Bourgogne, les vingt-sept villes où il entre sans résistance, délivre les détenus et vend ses marchandises ; il fallut, pour le vaincre, former un camp devant Valence et envoyer 2 000 hommes ; on ne le prit que par trahison, et encore aujourd’hui des familles du pays s’honorent de sa parenté, disant qu’il fut un libérateur. – Nul symptôme plus grave : quand le peuple préfère les ennemis de la loi aux défenseurs de la loi, la société se décompose et les vers s’y mettent. – Ajoutez à ceux-ci les vrais brigands, assassins et voleurs. « En 1782, la justice prévôtale de Montargis instruit le procès de Hulin et de plus de 200 de ses complices qui, depuis dix ans, par des entreprises combinées, désolaient une partie du royaume » – Mercier compte en France « une armée de plus de 10 000 brigands et vagabonds », contre lesquels la maréchaussée, composée de 3 756 hommes, est toujours en marche. « Tous les jours on se plaint, dit l’assemblée provinciale de la Haute-Guyenne, qu’il n’y ait aucune police dans la campagne. » Le seigneur absent n’y veille pas ; ses juges et officiers de justice se gardent bien d’instrumenter gratuitement contre un criminel insolvable, et « ses terres deviennent l’asile de tous les scélérats du canton   ». – Ainsi chaque abus enfante un danger, la négligence mal placée comme la rigueur excessive, la féodalité relâchée comme la monarchie trop tendue. Toutes les institutions semblent d’accord pour multiplier ou tolérer les fauteurs de désordre, et pour préparer, hors de l’enceinte sociale, les hommes d’exécution qui viendront la forcer.

Contre la sédition universelle, où est la force ? — Dans les cent cinquante mille hommes qui maintiennent l’ordre, les dispositions sont les mêmes que dans les vingt-six millions d’hommes qui le subissent, et les abus, la désaffection, toutes les causes qui dissolvent la nation dissolvent aussi l’armée. Sur quatre-vingt-dix millions   de solde que chaque année elle coûte au Trésor, il y a 46 millions pour les officiers, 44 seulement pour les soldats, et l’on sait qu’une ordonnance nouvelle réserve tous les grades aux nobles vérifiés. Nulle part cette inégalité, contre laquelle l’opinion publique se révolte, n’éclate en traits si forts : d’un côté, pour le petit nombre, l’autorité, les honneurs, l’argent, le loisir, la bonne chère, les plaisirs du monde, les comédies de société ; de l’autre, pour le grand nombre, l’assujettissement, l’abjection, la fatigue, l’enrôlement par contrainte ou surprise, nul espoir d’avancement, six sous par jour  , un lit étroit pour deux, du pain de chien, et, depuis quelques années, des coups comme à un chien   ; d’un côté est la plus haute noblesse, de l’autre est la dernière populace. On dirait d’un fait exprès pour assembler les contrastes et aigrir l’irritation
Pendant les vingt ans qui suivent, l’irritation couve et grandit : les soldats de Rochambeau ont combattu côte à côte avec les libres milices de l’Amérique et s’en souviennent. En 1788, le maréchal de Vaux, devant le soulèvement du Dauphiné, écrit au ministre « qu’il est impossible de compter sur les troupes », et, quatre mois après l’ouverture des États Généraux, seize mille déserteurs, rôdant autour de Paris, conduiront les émeutes au lieu de les réprimer  .
Une fois cette digue emportée, il n’y a plus de digue, et l’inondation roule sur toute la France comme sur une plaine unie…

Résumé : pourquoi la révolution est inévitable

Ils sont les successeurs et les exécuteurs de l’ancien régime, et, quand on regarde la façon dont celui-ci les a engendrés, couvés, nourris, intronisés, provoqués, on ne peut s’empêcher de considérer son histoire comme un long suicide : de même un homme qui, monté au sommet d’une immense échelle, couperait sous ses pieds l’échelle qui le soutient. – En pareil cas, les bonnes intentions ne suffisent pas ; il ne sert à rien d’être libéral et même généreux, d’ébaucher des demi-réformes. Au contraire, par leurs qualités comme par leurs défauts, par leurs vertus comme par leurs vices, les privilégiés ont travaillé à leur chute, et leurs mérites ont contribué à leur ruine aussi bien que leurs torts. – Fondateurs de la société, ayant jadis mérité leurs avantages par leurs services, ils ont gardé leur rang sans continuer leur emploi ; dans le gouvernement local comme dans le gouvernement central, leur place est une sinécure, et leurs privilèges sont devenus des abus. À leur tête, le roi, qui a fait la France en se dévouant à elle comme à sa chose propre, finit par user d’elle comme de sa chose propre ; l’argent public est son argent de poche, et des passions, des vanités, des faiblesses personnelles, des habitudes de luxe, des préoccupations de famille, des intrigues de maîtresse, des caprices d’épouse gouvernent un État de vingt-six millions d’hommes avec un arbitraire, une incurie, une prodigalité, une maladresse, un manque de suite qu’on excuserait à peine dans la conduite d’un domaine privé. – Roi et privilégiés, ils n’excellent qu’en un point, le savoir-vivre, le bon goût, le bon ton, le talent de représenter et de recevoir, le don de causer avec grâce, finesse et gaieté, l’art de transformer la vie en une fête ingénieuse et brillante, comme si le monde était un salon d’oisifs délicats où il suffit d’être spirituel et aimable, tandis qu’il est un cirque où il faut être fort pour combattre, et un laboratoire où il faut travailler pour être utile. – Par cette habitude, cette perfection et cet ascendant de la conversation polie, ils ont imprimé à l’esprit français la forme classique, qui, combinée avec le nouvel acquis scientifique, produit la philosophie du dix-huitième siècle, le discrédit de la tradition, la prétention de refondre toutes les institutions humaines d’après la raison seule, l’application des méthodes mathématiques à la politique et à la morale, le catéchisme des droits de l’homme, et tous les dogmes anarchiques et despotiques du Contrat social. – Une fois que la chimère est née, ils la recueillent chez eux comme un passe-temps de salon ; ils jouent avec le monstre tout petit, encore innocent, enrubanné comme un mouton d’églogue ; ils n’imaginent pas qu’il puisse jamais devenir une bête enragée et formidable ; ils le nourrissent, ils le flattent, puis, de leur hôtel, ils le laissent descendre dans la rue. – Là, chez une bourgeoisie que le gouvernement indispose en compromettant sa fortune, que les privilèges heurtent en comprimant ses ambitions, que l’inégalité blesse en froissant son amour-propre, la théorie révolutionnaire prend des accroissements rapides, une âpreté soudaine, et, au bout de quelques années, se trouve la maîtresse incontestée de l’opinion. – À ce moment et sur son appel, surgit un autre colosse, un monstre aux millions de têtes, une brute effarouchée et aveugle, tout un peuple pressuré, exaspéré et subitement déchaîné contre le gouvernement dont les exactions le dépouillent, contre les privilégiés dont les droits l’affament, sans que, dans ces campagnes désertées par leurs patrons naturels, il se rencontre une autorité survivante, sans que, dans ces provinces pliées à la centralisation mécanique, il reste un groupe indépendant, sans que, dans cette société désagrégée par le despotisme, il puisse se former des centres d’initiative et de résistance, sans que, dans cette haute classe désarmée par son humanité même, il se trouve un politique exempt d’illusion et capable d’action, sans que tant de bonnes volontés et de belles intelligences puissent se défendre contre les deux ennemis de toute liberté et de tout ordre, contre la contagion du rêve démocratique qui trouble les meilleures têtes et contre les irruptions de la brutalité populacière qui pervertit les meilleures lois.

À l’instant où s’ouvrent les États Généraux, le cours des idées et des événements est non seulement déterminé, mais encore visible.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Commentaires

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.