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dimanche 6 août 2017

Taine _ L’ancien Régime_23_ Misère de la paysannerie- l’extorsion fiscale

Comment un système fiscal affolant rend fou ou comment l’écrasement fiscal produit des monstres – mythes et violences
 NB : En France , en 2017,  70% des recettes de l'impôt sur le revenu proviennent de seulement 10% des foyers fiscaux. Toute ressemblance….

L’inégalité fiscale, matrice de la Révolution

Dans les pays d’États, où la taille semble devoir être mieux répartie, l’inégalité est pareille. En Bourgogne  , toutes les dépenses de la maréchaussée, des haras et des fêtes publiques, toutes les sommes affectées aux cours de chimie, botanique, anatomie et accouchements, à l’encouragement des arts, à l’abonnement des droits du sceau, à l’affranchissement des ports de lettres, aux gratifications des chefs et subalternes du commandement, aux appointements des officiers des états, au secrétariat du ministre, aux frais de perception et même aux aumônes, bref 1 800 000 livres dépensées en services publics, sont à la charge du Tiers ; les deux premiers ordres n’en payent pas un sou.
En second lieu, pour la capitation, qui, à l’origine, distribuée en vingt-deux classes, devait peser sur tous à proportion de leurs fortunes, on sait que, dès l’abord, le clergé s’en est affranchi moyennant rachat ; et, quant aux nobles, ils ont si bien manœuvré, que leur taxe s’est réduite à mesure que s’augmentait la charge du Tiers. Tel comte ou marquis, intendant ou maître des requêtes, à 40 000 livres de rente, qui, selon le tarif de 1695  , devrait payer de 1 700 à 2 500 livres, n’en paye que 400, et tel bourgeois à 6 000 livres de revenu, qui, selon le même tarif, ne devrait payer que 70 livres, en paye 720. Ainsi, la capitation du privilégié a diminué des trois quarts ou des cinq sixièmes, et celle des taillables a décuplé. Dans l’Ile-de-France  , sur 240 livres de revenu, elle prend au taillable 21 livres 8 sous, au noble 3 livres, et l’intendant déclare lui-même qu’il ne taxe les nobles qu’au 80e de leur revenu ; celui de l’Orléanais ne les taxe qu’au 100e ; en revanche le taillable est taxé au 11e. – Si l’on ajoute aux nobles les autres privilégiés, officiers de justice, employés des fermes, villes abonnées, on forme un groupe qui contient presque tous les gens aisés ou riches, et dont le revenu dépasse certainement de beaucoup celui de tous les simples taillables. Or nous savons, par les budgets des assemblées provinciales, ce que dans chaque province la capitation prend à chacun de deux groupes : dans le Lyonnais, aux taillables 898 000 livres, aux privilégiés 190 000 ; dans l’Ile-de-France, aux taillables 2 689 000 livres, aux privilégiés 232 000 ; dans la généralité d’Alençon, aux taillables 1 067 000 livres, aux privilégiés 122 000 ; dans la Champagne, aux taillables 1 377 000 livres, aux privilégiés 199 000 ; dans la Haute-Guyenne, aux taillables 1 268 000 livres, aux privilégiés 61 000 ; dans la généralité d’Auch, aux taillables 797 000 livres, aux privilégiés 21 000 ; dans l’Auvergne, aux taillables 1 753 000 livres, aux privilégiés 86 000 ; bref, si l’on fait les totaux pour dix provinces, 11 636 000 livres au groupe pauvre, et 1 450 000 livres au groupe riche : celui-ci paye donc huit fois moins qu’il ne devrait

Non seulement, dans le corps des contribuables, les privilégiés sont dégrevés au détriment des taillables, mais encore, dans le corps des taillables, les riches sont soulagés au détriment des pauvres, en sorte que la plus grosse part du fardeau finit par retomber sur la classe la plus indigente et la plus laborieuse, sur le petit propriétaire qui cultive son propre champ, sur le simple artisan qui n’a que ses outils et ses mains, et, en général, sur le villageois


« Je suis misérable, parce qu’on me prend trop. On me prend trop, parce qu’on ne prend pas assez aux privilégiés. Non seulement les privilégiés me font payer à leur place, mais encore ils prélèvent sur moi leurs droits ecclésiastiques et féodaux. Quand, sur mon revenu de 100 francs, j’ai donné 53 francs et au delà au collecteur, il faut encore que j’en donne plus de 14 au seigneur et plus de 14 pour la dîme  , et, sur les 18 ou 19 francs qui me restent, je dois en outre satisfaire le rat de cave et le gabelou. À moi seul, pauvre homme, je paye deux gouvernements : l’un ancien, local, qui aujourd’hui est absent, inutile, incommode, humiliant, et n’agit plus que par ses gênes, ses passe-droits et ses taxes ; l’autre, récent, central, partout présent, qui, se chargeant seul de tous les services, a des besoins immenses et retombe sur mes maigres épaules de tout son énorme poids. » – Telles sont, en paroles précises, les idées vagues qui commencent à fermenter dans les têtes populaires, et on les retrouve à chaque page dans les cahiers des États généraux.
« Fasse le ciel, dit un village de Normandie , que le monarque prenne entre ses mains la défense du misérable citoyen lapidé et tyrannisé par les commis, les seigneurs, la justice et le clergé. » — « Sire, écrit un village de Champagne, tout ce qu’on nous envoyait de votre part c’était toujours pour avoir de l’argent. On nous faisait bien espérer que cela finirait, mais tous les ans cela devenait plus fort. Nous ne nous en prenions pas à vous, tant nous vous aimions, mais à ceux que vous employez et qui savent mieux faire leurs affaires que les vôtres…
Ce qui nous fait bien de la peine, c’est que ceux qui ont le plus de bien payent le moins. Nous payons les tailles et tout plein d’ustensiles, et les ecclésiastiques et nobles, qui ont les plus beaux biens, ne payent rien de tout cela. Pourquoi donc est-ce que ce sont les riches qui payent le moins et les pauvres qui payent le plus ? Est-ce que chacun ne doit pas payer selon son pouvoir ? Sire, nous vous demandons que cela soit ainsi, parce que cela est juste.... Si nous osions, nous entreprendrions de planter quelques vignes sur les coteaux ; mais nous sommes si tourmentés par les commis aux aides, que nous penserions plutôt à arracher celles qui sont plantées ; tout le vin que nous ferions serait pour eux, et il ne nous resterait que la peine. C’est un grand fléau que toute cette maltôte-là, et, pour s’en sauver, on aime mieux laisser les terres en friche.... Débarrassez-nous d’abord des maltôtiers et des gabelous ; nous souffrons beaucoup de toutes ces inventions-là ; voici le moment de les changer ; tant que nous les aurons, nous ne serons jamais heureux. Nous vous le demandons, sire, avec tous vos autres sujets, qui sont aussi las que nous.... Nous vous demanderions encore bien d’autres choses, mais vous ne pouvez pas tout faire à la fois. » – Les impôts et les privilèges, voilà, dans les cahiers vraiment populaires, les deux ennemis contre lesquels les plaintes ne tarissent pas



À présent, pour comprendre leurs actions, il faudrait voir l’état de leur esprit, le train courant de leurs idées, la façon dont ils pensent. Mais, en vérité, est-il besoin de faire leur portrait, et ne suffit-il pas des détails qu’on vient de donner sur leur condition ? On les connaîtra plus tard et par leurs actions elles-mêmes, quand, en Touraine, ils assommeront à coup de sabots le maire et l’adjoint de leur choix, parce que, pour obéir à l’Assemblée nationale, ces deux pauvres gens ont dressé le tableau des impositions, ou quand, à Troyes, ils traîneront et déchireront dans les rues le magistrat vénérable qui les nourrit en ce moment même et qui vient de dresser son testament en leur faveur… Sous Louis XVI, il est avéré pour le peuple que la disette est factice : en 1789  , un officier, écoutant les discours de ses soldats, les entend répéter « avec une profonde conviction que les princes et les courtisans, pour affamer Paris, font jeter les farines dans la Seine ». Là-dessus, se tournant vers le maréchal-des-logis, il lui demande comment il peut croire à une pareille sottise. « C’est bien vrai, mon lieutenant, répond l’autre ; la preuve, c’est que les sacs de farine étaient attachés avec des cordons bleus. » L’argument leur semblait décisif ; rien ne put les en faire démordre. – Il se forge ainsi dans les bas-fonds de la société, à propos du pacte de famine, de la Bastille, des dépenses et des plaisirs de la cour, un roman immonde et horrible, où Louis XVI, la reine Marie-Antoinette, le comte d’Artois, Mme de Lamballe, les Polignac, les traitants, les seigneurs, les grandes dames, sont des vampires et des goules. J’en ai vu plusieurs rédactions dans les pamphlets du temps, dans les gravures secrètes, dans les estampes et dans les enluminures populaires, celles-ci les plus efficaces de toutes, car elles parlent aux yeux. Cela dépasse l’histoire de Mandrin ou de Cartouche, et cela convient justement à des hommes qui pour littérature ont la complainte de Cartouche et de Mandrin….

Au moment où l’on élit les députés, le bruit court en Provence   « que le meilleur des rois veut que tout soit égal, qu’il n’y ait plus ni évêques, ni seigneurs, ni dîmes, ni droits seigneuriaux, qu’il n’y ait plus de titres ni de distinctions, plus de droits de chasse ni de pêche ;... que le peuple va être déchargé de tout impôt, que les deux premiers ordres supporteront seuls les charges de l’État ». Là-dessus quarante ou cinquante émeutes éclatent presque le même jour. « Plusieurs communautés refusent à leur trésorier de rien payer au delà des impositions royales. » D’autres font mieux : « lorsqu’on pillait la caisse du receveur du droit sur les cuirs à Brignolles, c’était avec les cris de : Vive le roi ! » – « Le paysan annonce sans cesse que le pillage et la destruction qu’il fait sont conformes à la volonté du roi. » – Un peu plus tard, en Auvergne, les paysans qui brûlent les châteaux montreront « beaucoup de répugnance » à maltraiter ainsi « d’aussi bons seigneurs » ; mais ils allégueront que « l’ordre est impératif, ils ont des avis que « Sa Majesté le veut ainsi   ». – À Lyon, quand les cabaretiers de la ville et les paysans des environs passent sur le corps des douaniers, ils sont bien convaincus que le roi a pour trois jours suspendu les droits d’entrée  . – Autant leur imagination est grande, autant leur vue est courte. « Du pain, plus de redevances, ni de taxes, » c’est le cri unique, le cri du besoin, et le besoin exaspéré fonce en avant comme un animal affolé. À bas l’accapareur ! Et les magasins sont forcés, les convois de grains arrêtés, les marchés pillés, les boulangers pendus, le pain taxé, en sorte qu’il n’arrive plus ou se cache. À bas l’octroi ! Et les barrières sont brisées, les commis assommés, l’argent manque aux villes pour les dépenses les plus urgentes. Au feu les registres d’impôt, les livres de comptes, les archives des municipalités, les chartriers des seigneurs, les parchemins des couvents, toutes ces écritures maudites qui font partout des débiteurs et des opprimés ! Et le village lui-même ne sait plus comment revendiquer ses communaux. – Contre le papier griffonné, contre les agents publics, contre l’homme qui de près ou de loin touche au blé, l’acharnement est aveugle et sourd.


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