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jeudi 10 août 2017

Taine _ La Révolution- l’anarchie spontanée_39_ l’Etat et la religion- vers le totalitarisme

Important, magistral !: L’Etat abuse de sa force lorsqu’il prétend régir le domaine spirituel, L’Assemblée se fait Pape ; la religion comme branche de l’administration publique
Tout le chapitre peut se lire comme un commentaire de l’idée positiviste que la confusion des pouvoirs temporels et spirituels ne peut conduire qu’à la dictature la plus abjecte.
Pour tous les positivistes, la séparation des pouvoirs temporels et spirituels est un progrès essentiel résultant de l’évolution historique de Humanité et la véritable garantie de la liberté.
 Auguste Comte : « l’asservissement général du pouvoir spirituel au pouvoir temporel, principale cause de la plupart des aberrations, pousse spontanément à remplacer la persuasion par la violence »  (Cours de Philosophie Positive) ;
Auguste Comte : «  La division régulière entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel doit être envisagée comme ayant éminemment perfectionné la théorie générale de l’organisation sociale, pour toute la durée possible de l’espèce humaine, et sous quelque régime qu’elle doive jamais subsister. […]Avant cette époque, il n’y avait pas d’alternative entre la soumission la plus abjecte et la révolte directe, et telles sont encore les sociétés, comme toutes celles organisées sous l’ascendant du mahométisme, où les deux pouvoirs sont, dès l’origine, légalement confondus. Considérations sur le pouvoir spirituel

L’Etat abuse de sa force lorsqu’il prétend régir le domaine spirituel

La société ecclésiastique a le droit de choisir sa forme, sa hiérarchie et son gouvernement. – Là-dessus, toutes les raisons qu’on peut donner en faveur de la première, on peut les répéter en faveur de la seconde, et, du moment que l’une est légitime, l’autre est légitime aussi. Ce qui autorise la société civile ou religieuse, c’est la longue série des services que, depuis des siècles, elle rend à ses membres, c’est le zèle et le succès avec lesquels elle s’acquitte de son emploi, c’est la reconnaissance qu’ils ont pour elle, c’est l’importance qu’ils attribuent à son office, c’est le besoin qu’ils ont d’elle et l’attachement qu’ils ont pour elle, c’est la persuasion imprimée en eux que, sans elle, un bien auquel ils tiennent plus qu’à tous les autres leur ferait défaut. Dans la société civile, ce bien est la sûreté des personnes et des propriétés. Dans la société religieuse, ce bien est le salut éternel de l’âme. Sur tout le reste la ressemblance est complète, et les titres de l’Église valent les titres de l’État. C’est pourquoi, s’il est juste qu’il soit indépendant et souverain chez lui, il est juste qu’elle soit chez elle indépendante et souveraine ; si l’Eglise empiète quand elle prétend régler la constitution de l’État, l’État empiète quand il prétend régler la constitution de l’Eglise, et si, dans son domaine, il doit être respecté par elle, dans son domaine elle doit être respectée par lui. – Sans doute, entre les deux territoires, la ligne de démarcation n’est pas tranchée, et des contestations fréquentes s’élèvent entre les deux propriétaires. Pour les prévenir ou les terminer, tantôt ils peuvent se clore chacun chez soi par un mur de séparation, et, autant que possible, s’ignorer l’un l’autre ; c’est le cas en Amérique. Tantôt, par un contrat débattu, ils peuvent se reconnaître l’un à l’autre des droits définis sur la zone intermédiaire, et y exercer ensemble leur juridiction partagée ; c’est le cas de la France. Mais, dans les deux cas, les deux pouvoirs, comme les deux sociétés, doivent rester distincts. Il faut que, pour chacun d’eux, l’autre soit un égal avec lequel il traite, et non un subordonné dont il règle la condition. Quel que soit le régime civil monarchique ou républicain, oligarchique ou démocratique, l’Eglise abuse de son crédit quand elle le condamne ou l’attaque. Quel que soit le régime ecclésiastique, papal, épiscopal, presbytérien ou congrégationaliste, l’État abuse de sa force lorsque, sans l’assentiment des fidèles, il l’abolit ou l’impose. – Non seulement il viole le droit, mais le plus souvent sa violence est vaine. Il a beau frapper, la racine de l’arbre est hors de ses atteintes, et, dans cet injuste combat qu’il engage contre une institution aussi vivace que lui-même, il finit souvent par être vaincu.

Les fidèles sont tenus de croire à l’autorité spirituelle ; Ce n’est pas impunément qu’on dissout un corps naturel

Par malheur, en ceci comme dans tout le reste, l’Assemblée, préoccupée des principes, a oublié de regarder les choses, et, en ne voulant ôter qu’une écorce morte, elle blesse le tronc vivant. – Depuis plusieurs siècles, et surtout depuis le concile de Trente, ce qu’il y a de vivant dans le catholicisme, c’est bien moins la religion que l’Eglise. La théologie y est descendue au second plan, la discipline y est montée au premier. Car, en droit, les fidèles sont tenus de croire à l’autorité spirituelle comme à un dogme, et, en fait, c’est à l’autorité spirituelle bien plus qu’au dogme que leur croyance est attachée. – Il est de foi qu’en matière de discipline comme en matière de dogme, si l’on rejette les décisions de l’Église romaine, on cesse d’être catholique, que la Constitution de l’Église catholique est monarchique, que le caractère sacerdotal y est conféré d’en haut et non d’en bas, que hors de la communion du pape, son chef suprême, on est schismatique, que nul prêtre schismatique ne peut légitimement faire une fonction spirituelle, que nul fidèle orthodoxe ne peut sans péché assister à sa messe ou recevoir de lui les sacrements. – Il est de fait que les fidèles ne sont plus théologiens ni canonistes, que, sauf quelques jansénistes, ils ne lisent plus l’Écriture ni les Pères, que, s’ils acceptent le dogme, c’est en bloc, sans examen, par confiance en la main qui le leur présente, que leur conscience obéissante est dans cette main pastorale, que peu leur importe l’Église du troisième siècle, et que, sur la forme légitime de l’Église présente, le docteur dont ils suivront l’avis n’est pas saint Cyprien qu’ils ignorent, mais leur évêque visible et leur curé vivant. – Rapprochez ces deux données et la conclusion en sort d’elle-même : évidemment, ils ne se croiront baptisés, absous, mariés que par ce curé autorisé par cet évêque. Mettez-en d’autres à la place, réprouvés par les premiers ; vous supprimez le culte, les sacrements et les plus précieuses fonctions de la vie spirituelle à vingt-quatre millions de Français, à tous les paysans, à tous les enfants, à presque toutes les femmes ; vous révoltez contre vous les deux plus grandes forces de l’âme, la conscience et l’habitude. – Et voyez avec quel effet. Non seulement vous faites de l’État un gendarme au service d’une hérésie, mais encore, par cet essai infructueux et tyrannique de jansénisme gallican, vous discréditez à jamais les maximes gallicanes et les doctrines jansénistes. Vous tranchez les deux dernières racines par lesquelles l’esprit libéral végétait encore dans le catholicisme orthodoxe. Vous rejetez tout le clergé vers Rome ; vous le rattachez au pape dont vous vouliez le séparer ; vous lui ôtez le caractère national que vous vouliez lui imposer. Il était français et vous le rendez ultramontain. Il excitait la malveillance et l’envie, vous le rendez sympathique et populaire. Il était divisé, vous le rendez unanime. Il était une milice incohérente, éparse sous plusieurs autorités indépendantes, enracinée au sol par la possession de la terre ; grâce à vous, il va devenir une armée régulière et disponible, affranchie de toute attache locale, organisée sous un seul chef, et toujours prête à se mettre en campagne au premier mot d’ordre. Comparez l’autorité d’un évêque dans son diocèse en 1789, et soixante ans plus tard.
En 1789, sur 1 500 emplois et bénéfices, l’archevêque de Besançon nommait à moins de 100 ; pour 93 cures, le chapitre métropolitain choisissait ; pour 18, c’était le chapitre de la Madeleine ; dans 70 paroisses, c’était le seigneur fondateur ou bienfaiteur ; tel abbé avait à sa disposition 13 cures, tel 34, tel 35, tel prieur 9, telle abbesse 20 ; cinq communes nommaient directement leur pasteur ; abbayes, prieurés, canonicats étaient aux mains du roi  . – Dans un diocèse aujourd’hui, l’évêque nomme tous les curés ou desservants et peut en révoquer neuf sur dix ; dans ce même diocèse, de 1850 à 1860, c’est à peine si un fonctionnaire laïque a été nommé sans l’agrément ou l’entremise du p.440 cardinal-archevêque  . – Pour comprendre l’esprit, la discipline et l’influence de notre clergé contemporain, remontez à la source, et vous la trouverez dans le décret de l’Assemblée constituante. Ce n’est pas impunément qu’on dissout un corps naturel ; il se reforme en s’adaptant aux circonstances, et serre ses rangs à proportion de son danger.

L’Assemblée se fait Pape ; la religion comme branche de l’administration publique

Mais, selon les maximes de l’Assemblée, si, devant l’État laïque, les croyances et les cultes sont libres, devant l’État souverain les Églises sont sujettes. Car elles sont des sociétés, des administrations, des hiérarchies, et nulle société, administration ou hiérarchie ne doit subsister dans l’État, à moins d’entrer dans ses cadres à titre de subordonnée, de déléguée et d’employée. Par essence, un prêtre est un salarié comme les autres, un fonctionnaire   préposé aux choses du culte et de la morale. Quand l’État veut changer le nombre, le mode de nomination, les attributions, les circonscriptions de ses ingénieurs, il n’est pas tenu de demander permission à ses ingénieurs assemblés, ni surtout à un ingénieur étranger établi à Rome. Quand il veut changer la condition de « ses officiers ecclésiastiques », son droit est égal et partant complet. Il n’a besoin, pour l’exercer, du consentement de personne, et il ne souffre aucune intervention entre lui et ses commis. L’Assemblée refuse de réunir un concile gallican ; elle refuse de négocier avec le pape, et, de sa seule autorité, elle refait toute la constitution de l’Église. Désormais cette branche de l’administration publique sera organisée sur le type des autres…
l’Église de France devient presbytérienne. – En effet, comme dans les Églises presbytériennes, c’est maintenant le peuple qui choisit ses ministres : l’évêque est nommé par les électeurs du département, le curé par les électeurs du district, et, par une aggravation extraordinaire, ces électeurs ne sont pas tenus d’appartenir à sa communion. Peu importe que l’assemblée électorale contienne, comme à Nîmes, à Montauban, à Strasbourg, à Metz, une proportion notable de calvinistes, de luthériens et de juifs, ou que sa majorité, fournie par le club, soit notoirement hostile au catholicisme et même au christianisme. Elle choisira l’évêque et le curé ; le Saint-Esprit est en elle et dans les tribunaux civils, qui, en dépit de toute résistance, peuvent installer ses élus. – Pour achever la dépendance du clergé, il est défendu à tout évêque de s’absenter quinze jours sans la permission du département, à tout curé de s’absenter quinze jours sans la permission du district, même pour assister son père mourant, pour se faire tailler de la pierre. Faute d’autorisation, son traitement est suspendu ; fonctionnaire et salarié, il doit ses heures de bureau, et quand il voudra quitter son poste, il ira prier ses chefs de l’hôtel de ville pour obtenir d’eux un congé.  À toutes ces nouveautés il doit souscrire, non seulement par une obéissance passive, mais encore par un serment solennel.

On ôte la parole à l’évêque de Clermont et à tous ceux dont la prompte et pleine obéissance accepte expressément la Constitution entière, sauf les décrets qui touchent au spirituel. Jusqu’où s’étend et où s’arrête le spirituel, l’Assemblée le sait mieux qu’eux ; elle l’a défini, elle impose sa définition aux canonistes et aux théologiens ; à son tour, elle est pape, et, sous sa décision, toutes les consciences doivent s’incliner.

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