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jeudi 10 août 2017

Taine _ La Révolution- l’anarchie spontanée_37_La répression religieuse- l’Etat spoliateur

L’utilité de service public des corps ecclésiastiques. Une nécessaire limite à l’omnipotence de l’Etat. Il ne faut pas que les serviteurs du public soient tous des commis du gouvernement. La liberté n’est pas pour tout le monde. Les droits des morts; l’Etat spoliateur
NB . Auguste Comte ; L’humanité compte davantage de morts que de vivants

De ce que les corps ecclésiastiques avaient besoin d’être réformés, il ne s’ensuivait pas qu’il fallût les détruire

Restaient les corps propriétaires, ecclésiastiques ou laïques, et notamment le plus vieux, le plus opulent, le plus considérable : je veux dire le clergé régulier et séculier. — Là aussi les abus étaient graves ; car l’institution, fondée pour des besoins anciens, ne s’était pas raccordée aux besoins nouveaux. Des sièges épiscopaux trop nombreux et répartis d’après la distribution de la population chrétienne au quatrième siècle ; un revenu encore plus mal partagé : des évêques et des abbés ayant 100 000 livres de rente pour vivre en oisifs aimables, et des curés surchargés de besogne avec 700 francs par an, dans tel couvent dix-neuf moines au lieu de quatre-vingts, dans tel autre quatre au lieu de cinquante  , nombre de monastères réduits à trois ou deux habitants et même à un seul ; presque toutes les congrégations d’hommes en voie de dépérissement ; plusieurs finissant faute de novices   ; parmi les religieux, une tiédeur générale ; en beaucoup de maisons, du relâchement ; dans quelques-unes, des scandales ; un tiers à peine des religieux attachés à leur état, les deux autres tiers souhaitant rentrer dans le monde   : il est évident que le souffle primitif a dévié ou s’est ralenti, que la fondation n’atteint plus qu’imparfaitement son objet, que la moitié de ses ressources sont employées à rebours ou restent stériles, bref que le corps a besoin d’une réforme. Que cette réforme doive se faire avec la coopération ou même sous la direction de l’État, cela n’est pas moins certain. Car un corps n’est pas un individu comme les autres, et, pour qu’il acquière ou possède les privilèges d’un citoyen ordinaire, il faut un supplément, une fiction, un parti pris de la loi. Si volontairement elle oublie qu’il n’est pas une personne naturelle, si elle l’érige en personne civile, si elle le déclare capable d’hériter, d’acquérir et de vendre, s’il devient un propriétaire protégé et respecté, c’est par un bienfait de l’État qui lui prête ses tribunaux et ses gendarmes, et qui, en échange de ce service, peut justement lui imposer des conditions, entre autres l’obligation d’être utile, de rester utile, ou tout au moins de ne pas devenir nuisible. Telle était la règle sous l’ancien régime, et, surtout depuis un quart de siècle, graduellement, efficacement, le gouvernement opérait la réforme. Non seulement, en 1749, il avait interdit à l’Eglise de recevoir aucun immeuble, soit par donation, soit par testament, soit par échange, sans lettres patentes du roi enregistrées au Parlement…
Mais, de ce que les corps ecclésiastiques avaient besoin d’être réformés, il ne s’ensuivait pas qu’il fallût les détruire, ni qu’en général les corps propriétaires soient mauvais dans une nation. Affectés par fondation à un service public et possédant, sous la surveillance lointaine ou prochaine de l’État, la faculté de s’administrer eux-mêmes, ces corps sont des organes précieux et non des excroissances maladives. – En premier lieu, par leur institution, un grand service public, le culte, la recherche scientifique, l’enseignement supérieur ou primaire, l’assistance des pauvres, le soin des malades, est assuré sans charge pour le budget, mis à part et à l’abri des retranchements que pourrait suggérer l’embarras des finances publiques, défrayé par la générosité privée qui, trouvant un réservoir prêt, vient, de siècle en siècle, y rassembler ses mille sources éparses : là-dessus, voyez la richesse, la stabilité, l’utilité des universités allemandes et anglaises. — En second lieu, par leur institution, l’omnipotence de l’État trouve un obstacle ; leur enceinte est une protection contre le niveau de la monarchie absolue ou de la démocratie pure. Un homme peut s’y développer avec indépendance sans endosser la livrée du courtisan ou du démagogue, acquérir la richesse, la considération, l’autorité, sans rien devoir aux caprices de la faveur royale ou populaire, se maintenir debout contre le pouvoir établi ou contre l’opinion régnante en leur montrant autour de lui tout un corps rallié par l’esprit de corps. Tel aujourd’hui un professeur à Oxford, à Goettingue, à Harvard. Tel, sous l’ancien régime, un évêque, un parlementaire, et même un simple procureur. Rien de pis que la bureaucratie universelle, puisqu’elle produit la servilité uniforme et mécanique. Il ne faut pas que les serviteurs du public soient tous des commis du gouvernement, et, dans un pays où l’aristocratie a péri, les corps sont le dernier asile. — En troisième lieu, par leur institution, il se forme, au milieu du grand monde banal, de petits mondes originaux et distincts, où beaucoup d’âmes trouvent la seule vie qui leur convienne. S’ils sont religieux et laborieux, non seulement ils offrent un débouché à des besoins profonds de conscience, d’imagination, d’activité et de discipline, mais encore ils les endiguent et les dirigent dans un canal dont la structure est un chef-d’œuvre et dont les bienfaits sont infinis…

Les communautés de religieuse

Je ne parle que des religieuses, 37 000 filles en 1 500 maisons. Ici, sauf dans les vingt-cinq chapitres de chanoinesses qui sont des rendez-vous demi-mondains de filles nobles et pauvres, presque partout la ferveur, la sobriété, l’utilité, sont incontestables. Un membre du Comité ecclésiastique avoue à la tribune que, par toutes leurs lettres et adresses, les religieuses demandent à rester dans leurs cloîtres ; de fait, leurs suppliques sont aussi vives que touchantes  . — « Nous préférerions, écrit une communauté, le sacrifice de nos vies à celui de notre état.... Ce langage n’est pas celui de quelques-unes de nos sœurs, mais de toutes absolument. L’Assemblée nationale a assuré les droits de la liberté : voudrait-elle en interdire l’usage aux seules âmes généreuses qui, brûlant du désir d’être utiles, ne renoncent au monde que pour rendre plus de services à la société ? » — « Le peu de commerce que nous avons avec le monde, écrit une autre communauté, fait que notre bonheur est inconnu. Mais il n’en est pas moins vrai ou moins solide. Nous ne connaissons parmi nous ni distinctions, ni privilège ; nos biens et nos maux sont communs. N’ayant qu’un seul cœur et qu’une seule âme,... nous protestons devant la nation, en face du ciel et de la terre, qu’il n’est donné à aucun pouvoir de nous arracher l’amour de nos engagements, et que nous les renouvelons, ces engagements, avec encore plus d’ardeur que nous ne les fîmes à notre profession  . » — Beaucoup de communautés n’ont pour subsister que le travail de leurs doigts et le revenu des petites dots qu’on apporte en y entrant ; mais la sobriété et l’économie y sont telles, que la dépense totale de chaque religieuse ne dépasse pas 250 livres par an. « Avec 4 400 livres de revenu net, disent les Annonciades de Saint-Amour, nous vivons trente-trois religieuses, tant choristes que du voile blanc, sans être à charge au public ni à nos familles... Si nous vivions dans le monde, notre dépense y triplerait au moins, » et, non contentes de se suffire, elles font des aumônes. — Parmi ces communautés, plusieurs centaines sont des maisons d’éducation ; un très grand nombre donnent gratuitement l’enseignement primaire. Or, en 1789, il n’y a pas d’autres écoles pour les filles, et, si on les supprime, on bouche à l’un des deux sexes, à la moitié de la population française, toute source de culture et d’instruction. — Quatorze mille hospitalières, réparties en quatre cent vingt maisons, veillent dans les hôpitaux, soignent les malades, servent les infirmes, élèvent les enfants trouvés, recueillent les orphelins, les femmes en couches, les filles repenties. — La Visitation est un asile pour les filles « disgraciées de la nature », et dans ce temps il y en a bien plus de défigurées qu’aujourd’hui, puisque, sur huit morts, la petite vérole en cause une. On y reçoit aussi des veuves, des filles sans fortune et sans protection, des personnes « fatiguées par les agitations du monde », celles qui sont trop faibles pour livrer la bataille de la vie, celles qui s’en retirent invalides ou blessées ; et « la règle, très peu pénible, n’est pas au-dessus des forces de la santé la plus délicate et même la plus débile ». Sur chaque plaie sociale ou morale, une charité ingénieuse applique ainsi, avec ménagement et avec souplesse, le pansement approprié et proportionné. — Enfin, bien loin de se faner, presque toutes ces communautés florissent, et, tandis qu’en moyenne il n’y a que 9 religieux par maison d’hommes, on trouve en moyenne 24 religieuses par maison de femmes…

Les droits des morts; l’Etat spoliateur


En tout cas, si l’État les exproprie, eux et les autres corps ecclésiastiques, ce n’est pas lui qui peut revendiquer leur dépouille. Il n’est pas leur héritier, et leurs immeubles, leur mobilier, leurs rentes, ont, par nature, sinon un propriétaire désigné, du moins un emploi obligé. Accumulé depuis quatorze siècles, ce trésor n’a été formé, accru, conservé qu’en vue d’un objet. Les millions d’âmes généreuses, repentantes ou dévouées, qui l’ont donné ou administré, avaient toutes une intention précise. C’est une œuvre d’éducation, de bienfaisance, de religion, et non une autre œuvre, qu’elles voulaient faire. Il n’est pas permis de frustrer leur volonté légitime. Les morts ont des droits dans la société, comme les vivants ; car, cette société dont jouissent les vivants, ce sont les morts qui l’ont faite, et nous ne recevons leur héritage qu’à condition d’exécuter leur testament. — Sans doute, quand ce testament est très ancien, il faut l’interpréter largement, suppléer à ses prévisions trop courtes, tenir compte des circonstances nouvelles. Parfois les besoins auxquels il pourvoyait ont disparu : il n’y avait plus de chrétiens à racheter après la destruction des corsaires barbaresques, et une fondation ne se perpétue qu’en se transformant. — Mais si, dans l’institution primitive, plusieurs clauses accessoires et particulières deviennent forcément caduques, il est une intention générale et principale qui, manifestement, reste impérative et permanente, celle de pourvoir un service distinct, charité, culte, instruction. Changez, si cela est nécessaire, les administrateurs et la répartition du bien légué, mais n’en détournez rien pour des services d’une espèce étrangère ; il n’est affecté qu’à celui-là ou à d’autres très semblables. Les quatre milliards de fonds, les deux cents millions de revenus ecclésiastiques en sont la dotation expresse et spéciale. Ils ne sont pas un tas d’or abandonné sur la grande route et que le fisc puisse s’attribuer ou attribuer aux riverains. Sur ce tas d’or sont des titres authentiques, qui, en constatant sa provenance, fixent sa destination, et votre seule affaire est de veiller pour qu’il soit remis à son adresse. — Tel était le principe sous l’ancien régime, à travers des abus graves et sous les exactions de la commende. Quand la commission ecclésiastique supprimait un ordre, ce n’était pas pour adjuger ses biens au trésor public, mais pour les appliquer à des séminaires, à des écoles, à des hospices. En 1789, les revenus de Saint-Denis défrayaient Saint-Cyr ; ceux de Saint-Germain allaient aux Économats ; et le gouvernement, même absolu et besogneux, gardait assez de probité pour comprendre que la confiscation est un vol. Plus on est puissant, plus on est tenu d’être juste, et l’honnêteté finit toujours par devenir la meilleure politique


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