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vendredi 18 août 2017

Taine _ La Révolution- Le Gouvernement révolutionnaire_82_ L’état montagnard

Magistrale oeuvre d’auteur et d’historien :  Le Gouvernement Révolutionnaire_Introduction : on a pu persuader au bon public que les crocodiles étaient des philanthropes. Faiblesse des gouvernements précédents. Formation d’une bande. Les Jacobins Montagnards vont gouverner ! Restauration  du  pouvoir central et du pouvoir exécutif.  Idéologie du Jacobin : son mandat ne lui vient pas d’un vote. Les élections comme   manifestation jacobine; plus d’opposants. Une Constitution en une semaine.
NB : Dans son introduction, Taine reprend le thème Contien : « le dogme de la liberté illimitée de conscience a d’abord été construit pour détruire le pouvoir théologique, ensuite, celui de la souveraineté du peuple pour renverser le gouvernement temporel, et enfin celui de l’égalité pour décomposer l’ancienne  classification sociale… »

Le Gouvernement Révolutionnaire_Introduction : on a pu persuader au bon public que les crocodiles étaient des philanthropes.

« En Égypte, dit Clément d’Alexandrie, les sanctuaires des temples sont ombragés par des voiles tissus d’or ; mais, si vous allez vers le fond de l’édifice et que vous cherchiez la statue, un prêtre s’avance d’un air grave, en chantant un hymne en langue égyptienne, et soulève un peu le voile, comme pour vous montrer le dieu. Que voyez-vous alors ? Un crocodile, un serpent indigène, ou quelque autre animal dangereux ; le dieu des Égyptiens paraît : c’est une bête vautrée sur un tapis de pourpre. »
Il n’est pas besoin d’aller en Égypte et de remonter si haut en histoire pour rencontrer le culte du crocodile : on l’a vu en France à la fin du siècle dernier. – Par malheur, cent ans d’intervalle sont, pour l’imagination rétrospective, une trop longue distance. Aujourd’hui, du lieu où nous sommes arrivés, nous n’apercevons plus à l’horizon, derrière nous, que des formes embellies par l’air interposé, des contours flottants que chaque spectateur peut interpréter et préciser à sa guise, nulle figure humaine distincte et vivante, mais une fourmilière de points vagues dont les lignes mouvantes se forment ou se rompent autour des architectures pittoresques. J’ai voulu voir de près ces points vagues, et je me suis transporté dans la seconde moitié du dix-huitième siècle ; j’y ai vécu douze ans, et, comme Clément d’Alexandrie, j’ai regardé de mon mieux, d’abord le temple, ensuite le dieu. – Regarder avec les yeux de la tête, cela ne suffisait pas ; il fallait encore comprendre la théologie qui fonde le culte. Il y en a une qui explique celui-ci, très spécieuse, comme la plupart des théologies, composée des dogmes qu’on appelle les principes de 1789 ; en effet, ils ont été proclamés à cette date ; auparavant, ils avaient été déjà formulés par Jean-Jacques Rousseau : souveraineté du peuple, droits de l’homme, contrat social, on les connaît.
Une fois adoptés, ils ont d’eux-mêmes déroulé leurs conséquences pratiques ; au bout de trois ans, ils ont amené le crocodile dans le sanctuaire et l’ont installé derrière le voile d’or, sur le tapis de pourpre : en effet, par l’énergie de ses mâchoires et par la capacité de son estomac, il était désigné d’avance pour cette place ; c’est en sa qualité de bête malfaisante et de mangeur d’hommes qu’il est devenu dieu. – Cela compris, on n’est plus troublé par les formules qui le consacrent, ni par la pompe qui l’entoure ; on peut l’observer, comme un animal ordinaire, le suivre dans ses diverses attitudes, quand il s’embusque, quand il agrippe, quand il mâche, quand il avale, quand il digère. J’ai étudié en détail la structure et le jeu de ses organes, noté son régime et ses mœurs, constaté ses instincts, ses facultés, ses appétits. – Les sujets abondaient ; j’en ai manié des milliers et disséqué des centaines, de toutes les espèces et variétés, en réservant les spécimens notables ou les pièces caractéristiques. Mais, faute de place, j’ai dû en abandonner beaucoup ; ma collection était trop ample. On trouvera ici ce que j’ai pu rapporter, entre autres une vingtaine d’individus de plusieurs tailles, que je me suis efforcé de conserver vivants, chose difficile ; du moins, il sont intacts et complets, surtout les trois plus gros, qui, dans leur genre, me semblent des animaux vraiment remarquables, et tels que la divinité du temps ne pouvait s’incarner mieux. – Des livres de cuisine authentiques et assez bien tenus nous renseignent sur les frais du culte : on peut évaluer à peu près ce que les crocodiles sacrés ont mangé en dix ans, dire leur menu ordinaire, leurs morceaux préférés. Naturellement, le dieu choisissait les victimes grasses ; mais sa voracité était si grande, que, par surcroît, à l’aveugle, il engloutissait aussi les maigres, et en plus grand nombre que les grasses ; d’ailleurs, en vertu de ses instincts et par un effet immanquable de la situation, une ou deux fois chaque année, il mangeait ses pareils, à moins qu’il ne fût mangé par eux. – Voilà certes un culte instructif, au moins pour les historiens, pour les purs savants ; s’il a conservé des fidèles, je ne songe point à les convertir ; en matière de foi, il ne faut jamais discuter avec un dévot. Aussi bien, ce volume, comme les précédents, n’est écrit que pour les amateurs de zoologie morale, pour les naturalistes de l’esprit, pour les chercheurs de vérité, de textes et de preuves, pour eux seulement, et non pour le public, qui sur la Révolution a son parti pris, son opinion faite. Cette opinion a commencé à se former entre 1825 et 1830, après la retraite ou la mort des témoins oculaires : eux disparus, on a pu persuader au bon public que les crocodiles étaient des philanthropes, que plusieurs d’entre eux avaient du génie, qu’ils n’ont guère mangé que des coupables, et que, si parfois ils ont trop mangé, c’est à leur insu, malgré eux, ou par dévouement, sacrifice d’eux-mêmes au bien commun.
Menthon-Saint-Bernard, juillet 1884…

Faiblesse des gouvernements précédents : ils n’ont fait que changer l’anarchie spontanée en anarchie légale.

Jusqu’ici la faiblesse du gouvernement légal était extrême. Pendant quatre ans, quel qu’il fût, on lui a désobéi partout et sans cesse. Pendant quatre ans, quel qu’il fût, il n’a point osé se faire obéir de force. Recrutés dans la classe cultivée et polie, les gouvernants apportaient au pouvoir les préjugés et la sensibilité du siècle : sous l’empire du dogme régnant, ils déféraient aux volontés de la multitude, et, croyant trop aux droits de l’homme, ils croyaient trop peu aux droits du magistrat ; d’ailleurs, par humanité, ils avaient horreur du sang, et, ne voulant pas réprimer, ils se laissaient contraindre. C’est ainsi que, du 1er mai 1789 au 2 juin 1793, ils ont légiféré ou administré, à travers des milliers d’émeutes presque toutes impunies, et leur Constitution, œuvre malsaine de la théorie et de la peur, n’a fait que transformer l’anarchie spontanée en anarchie légale. De parti pris et par défiance de l’autorité, ils ont énervé le commandement, réduit le roi à l’état de mannequin décoratif, presque anéanti le pouvoir central…
Là-dessus une faction s’est formée et a fini par devenir une bande : sous ses clameurs, sous ses menaces et sous ses piques, à Paris et en province, dans les élections et dans le parlement, les majorités se sont tues, les minorités ont voté, décrété et régné, l’Assemblée législative a été purgée, le roi détrôné, la Convention mutilée. De toutes les garnisons de la citadelle centrale, royalistes, constitutionnels, Girondins, aucune n’a su se défendre, refaire l’instrument exécutif, tirer l’épée, s’en servir dans la rue : à la première attaque, parfois à la première sommation, toutes ont rendu leurs armes, et maintenant la citadelle, avec les autres forteresses publiques, est occupée par les Jacobins.

Les Jacobins Montagnards vont gouverner

Cette fois, les occupants sont d’espèce différente. Dans la grosse masse, pacifique de mœurs et civilisée de cœur, la Révolution a trié et mis à part les hommes assez fanatiques, ou assez brutaux, ou assez pervers pour avoir perdu tout respect d’autrui ; voilà la nouvelle garnison, sectaires aveuglés par leur dogme, assommeurs endurcis par leur métier, ambitieux qui se cramponnent à leurs places. À l’endroit de la vie et de la propriété humaines, ces gens-là n’ont point de scrupules ; car, ainsi qu’on l’a vu, ils ont arrangé la théorie à leur usage et ramené la souveraineté du peuple à n’être plus que leur propre souveraineté. Selon le Jacobin la chose publique est à lui, et, à ses yeux, la chose publique comprend toutes les choses privées, corps et biens, âmes et consciences ; ainsi tout lui appartient : par cela seul qu’il est Jacobin, il se trouve légitimement tsar et pape. Peu lui importe la volonté réelle des Français vivants ; son mandat ne lui vient pas d’un vote : il descend de plus haut, il lui est conféré par la Vérité, par la Raison, par la Vertu. Seul éclairé et seul patriote, il est seul digne de commander, et son orgueil impérieux juge que toute résistance est un crime. Si la majorité proteste, c’est parce qu’elle est imbécile ou corrompue ; à ces deux titres, elle mérite d’être mâtée, et on la mâtera. – Aussi bien, depuis le commencement, le Jacobin n’a pas fait autre chose : insurrections et usurpations, pillages et meurtres, attentats contre les particuliers, contre les magistrats, contre les Assemblées, contre la loi, contre l’État, il n’est point de violences qu’il n’ait commises ; d’instinct, il s’est toujours conduit en souverain ; simple particulier et clubiste, il l’était déjà ; ce n’est pas pour cesser de l’être, à présent que l’autorité légale lui appartient ; d’autant plus que, s’il faiblit, il se sent perdu, et que, pour se sauver de l’échafaud, il n’a d’autre refuge que la dictature. Un pareil homme ne se laissera pas chasser, comme ses prédécesseurs ; tout au rebours, il se fera obéir, coûte que coûte ; il n’hésitera pas à restaurer le pouvoir central et l’instrument exécutif ; il y raccrochera les rouages locaux qu’on en a détachés ; il reconstruira la vieille machine à contrainte et la manœuvrera plus rudement, plus despotiquement, avec plus de mépris pour les droits privés et pour les libertés publiques, que Louis XIV et Napoléon…
Cependant il lui reste à mettre d’accord ses actes prochains avec ses paroles récentes, et, au premier regard, l’opération semble difficile ; car les paroles qu’il a prononcées condamnent d’avance les actes qu’il médite. Hier, il exagérait les droits des gouvernés, jusqu’à supprimer tous ceux des gouvernants ; demain, il va exagérer les droits des gouvernants, jusqu’à supprimer tous ceux des gouvernés. À l’entendre, le peuple est l’unique souverain, et il traitera le peuple en esclave. À l’entendre, le gouvernement n’est qu’un valet, et il donnera au gouvernement les prérogatives d’un sultan. Tout à l’heure, il dénonçait le moindre exercice de l’autorité publique comme un crime ; à présent, il va punir comme un crime la moindre résistance à l’autorité publique. Comment faire pour justifier une pareille volte-face, et de quel front va-t-il nier les principes sur lesquels il a fondé sa propre usurpation ? – Il se garde bien de les nier : ce serait pousser à bout la province déjà révoltée ; au contraire, il les proclame de plus belle ; grâce à cette manœuvre, la foule ignorante, voyant qu’on lui présente toujours le même flacon, croira qu’on lui sert toujours la même liqueur, et on lui fera boire la tyrannie sous l’étiquette de la liberté. Étiquettes, enseignes, tirades et mensonges de charlatan, on les prodiguera pendant six mois pour déguiser la nouvelle drogue ; tant pis pour le public, si plus tard il la trouve amère ; tôt ou tard, il l’avalera, de gré ou de force, car, dans l’intervalle, on aura préparé les engins qui la lui pousseront jusque dans le gosier  .
Pour commencer, on forge à la hâte la Constitution depuis si longtemps attendue et tant de fois promise   : Déclaration des Droits en trente-cinq articles, Acte constitutionnel en cent vingt-quatre articles, principes politiques et institutions de toute espèce, électorales, législatives, exécutives, administratives, judiciaires, financières et militaires   ; en trois semaines tout est décrété au pas de course. – Bien entendu, les nouveaux constituants ne se proposent pas de fabriquer un instrument efficace et qui serve ; cela est le moindre de leurs soucis. Hérault de Séchelles, le rapporteur, n’a-t-il pas écrit, le 7 juin, « pour qu’on lui procurât sur-le-champ les lois de Minos, dont il avait un besoin urgent   » besoin très urgent, puisqu’il devait livrer la Constitution dans la semaine ?

Les élections : une manifestation jacobine. à Troyes, Besançon, Limoges et Paris, pas un oppposant !


Ils peuvent constater une fois de plus comment les Jacobins entendent la liberté électorale. D’abord tous les inscrits  , et notamment les suspects, sont sommés de voter, et de voter oui ; « sinon, dit un journal jacobin  , ils donneront la juste mesure de l’opinion qu’on doit avoir de leurs sentiments et n’auront plus à se plaindre d’une suspicion qui se trouvera si bien fondée ». Ils viennent donc, « très humbles et très endurants », néanmoins on les rebute, on leur tourne le dos, on les relègue dans un coin de la salle ou près des portes, on les insulte tout haut. Ainsi accueillis, il est clair qu’ils se tiendront cois et ne risqueront pas la moindre objection…c’est pourquoi, dans presque toutes les assemblées primaires, l’acceptation est unanime ou peu s’en faut  . À Rouen, il ne se trouve que 26 opposants ; à Caen, centre de la protestation girondine, 14 ; à Reims, 2 ; à Troyes, Besançon, Limoges et Paris, pas un ; dans quinze départements, le nombre des refusants varie de cinq à un ; il ne s’en trouve pas un seul dans le Var ; se peut-il un concert plus édifiant ? Seule en France, la commune de Saint-Douan, dans un district reculé des Côtes-du-Nord, ose demander la restauration du clergé et le fils de Capet pour roi. – Toutes les autres votent à la baguette ; elles ont compris le secret du plébiscite : ce n’est pas un suffrage sincère qu’on leur demande, c’est une manifestation jacobine qu’on leur impose.


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