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samedi 5 août 2017

Taine _ L’ancien Régime_16_ La propagation de la doctrine- la sortie de l’âge théocratique

Ou comment la conjonction de l’esprit classique et du progrès scientifique conduit à la fin de la société théocratique (Auguste Comte), à des sociétés sorties de la Religion (Marcel Gauchet). La grande crise métaphysique va pouvoir se dérouler. Pour les positivistes, elle était inévitable, mais une meilleur connaissance des sciences et des lois des sociétés humaines auraient pu la rendre moins sanglante

Nous pourrions, si nous le voulions, changer la religion

Sur ce principe, l’infatuation débordera hors de toutes limites. Dès la première année, Grégoire dira à la tribune de l’Assemblée constituante : « Nous pourrions, si nous le voulions, changer la religion, mais nous ne le voulons pas. » Un peu plus tard, on le voudra, on le fera, on établira celle d’Holbach, puis celle de Rousseau, et l’on osera bien davantage. Au nom de la raison que l’État seul représente et interprète, on entreprendra de défaire et de refaire, conformément à la raison et à la seule raison, tous les usages, les fêtes, les cérémonies, les costumes, l’ère, le calendrier, les poids, les mesures, les noms des saisons, des mois, des semaines, des jours, des lieux et des monuments, les noms de famille et de baptême, les titres de politesse, le ton des discours, la manière de saluer, de s’aborder, de parler et d’écrire, de telle façon que le Français, comme jadis le puritain ou le quaker, refondu jusque dans sa substance intime, manifeste par les moindres détails de son action et de ses dehors la domination du tout-puissant principe qui le renouvelle et de la logique inflexible qui le régit. Ce sera là l’œuvre finale et le triomphe complet de la raison classique. Installée dans des cerveaux étroits et qui ne peuvent contenir deux idées ensemble, elle va devenir une monomanie froide ou furieuse, acharnée à l’anéantissement du passé qu’elle maudit et à l’établissement du millénium qu’elle poursuit ; tout cela au nom d’un contrat imaginaire, à la fois anarchique et despotique, qui déchaîne l’insurrection et justifie la dictature ; tout cela pour aboutir à un ordre social contradictoire qui ressemble tantôt à une bacchanale d’énergumènes et tantôt à un couvent spartiate ; tout cela pour substituer à l’homme vivant, durable et formé lentement par l’histoire, un automate improvisé qui s’écroulera de lui-même, sitôt que la force extérieure et mécanique par laquelle il était dressé ne le soutiendra plus…
                  
Jamais société n’a été plus détachée du christianisme.

Suivons les progrès de la philosophie dans la haute classe. C’est la religion qui reçoit les premiers et les plus grands coups. Le petit groupe de sceptiques qu’on apercevait à peine sous Louis XIV a fait ses recrues dans l’ombre ; en 1698, la Palatine, mère du Régent, écrit déjà « qu’on ne voit presque plus maintenant un seul jeune homme qui ne veuille être athée   ». Avec la Régence, « l’incrédulité se produit au grand jour ». « Je ne crois pas, dit encore la Palatine en 1722, qu’il y ait à Paris, tant parmi les ecclésiastiques que parmi les laïques, cent personnes qui aient la véritable foi ou qui croient même en Notre Seigneur. Cela fait frémir.... » Déjà, dans le monde, le rôle d’un ecclésiastique est difficile ; il semble qu’il y soit un pantin ou un plastron  . « Dès que nous y paraissons, dit l’un d’eux, on nous fait disputer ; on nous fait entreprendre, par exemple, de prouver l’utilité de la prière à un homme qui ne croit pas en Dieu, la nécessité du jeûne à un homme qui a nié toute sa vie l’immortalité de l’âme ; l’entreprise est laborieuse, et les rieurs ne sont pas pour nous. » – Bientôt le scandale prolongé des billets de confession et l’obstination des évêques à ne point souffrir qu’on taxe les biens ecclésiastiques soulèvent l’opinion contre le clergé et, par suite, contre la religion. « Il est à craindre, dit Barbier en 1751, que cela ne finisse sérieusement ; on pourrait voir un jour dans ce pays-ci une révolution pour embrasser la religion protestante  . » – « La haine contre les prêtres, écrit d’Argenson en 1753, va au dernier excès. À peine osent-ils se montrer dans les rues sans être hués.... Comme notre nation et notre siècle sont bien autrement éclairés » qu’au temps de Luther, « on ira jusqu’où on doit aller ; on bannira tous prêtres, tout sacerdoce, toute révélation, tout mystère.... » –

« Depuis dix ans  , dit Mercier en 1783, le beau monde ne va plus à la messe ; on n’y va que le dimanche pour ne pas scandaliser les laquais, et les laquais savent qu’on n’y va que pour eux. » Le duc de Coigny   dans ses terres auprès d’Amiens, refuse de laisser prier pour lui, et menace son curé, s’il prend cette licence, de le faire jeter en bas de sa chaire ; son fils tombe malade, il empêche qu’on apporte les sacrements ; ce fils meurt, il interdit les obsèques et fait enterrer le corps dans son jardin ; malade lui-même, il ferme sa porte à l’évêque d’Amiens qui se présente douze fois pour le voir, et meurt comme il a vécu. — Sans doute un tel scandale est noté, c’est-à-dire rare ; presque tous et presque toutes « allient à l’indépendance des idées la convenance des formes   ». Quand la femme de chambre annonce : « Mme la duchesse, le bon Dieu est là, permettez-vous qu’on le fasse entrer ? Il souhaiterait avoir l’honneur de vous administrer » ; on conserve les apparences. On introduit l’importun, on est poli avec lui. Si on l’esquive, c’est sous un prétexte décent ; mais, si on lui complaît, ce n’est que par bienséance ; « à Surate, quand on meurt, on doit tenir la queue d’une vache dans sa main ». Jamais société n’a été plus détachée du christianisme. À ses yeux une religion positive n’est qu’une superstition populaire, bonne pour les enfants et les simples, non pour « les honnêtes gens » et les grandes personnes. Vous devez un coup de chapeau à la procession qui passe, mais vous ne lui devez qu’un coup de chapeau.

L’eglise trahie par les prélats

Dernier signe et le plus grave de tous. – Si les curés qui travaillent et sont du peuple ont la foi du peuple, les prélats qui causent et sont du monde ont les opinions du monde. Et je ne parle pas seulement ici des abbés de salon, courtisans domestiques, colporteurs de nouvelles, faiseurs de petits vers, complaisants de boudoir, qui dans une compagnie servent d’écho, et de salon à salon servent de porte-voix ; un écho, un porte-voix ne fait que répéter la phrase, sceptique ou non, qu’on lui jette  . Il s’agit des dignitaires, et, sur ce point, tous les témoignages sont d’accord. Au mois d’août 1767, l’abbé Bassinet, grand vicaire de Cahors, prononçant dans la chapelle du Louvre le panégyrique de Saint Louis  , « a supprimé jusqu’au signe de la croix. Point de texte, aucune citation de l’Ecriture, pas un mot du bon Dieu ni des saints. Il n’a envisagé Louis IX que du côté des vertus politiques, guerrières et morales. Il a frondé les croisades, il en a fait voir l’absurdité, la cruauté, l’injustice même. Il a heurté de front et sans aucun ménagement la cour de Rome ». D’autres « évitent en chaire le nom de Jésus-Christ et ne parlent plus que du législateur des chrétiens ». Dans le code que l’opinion du monde et la décence sociale imposent au clergé, un observateur délicat   précise ainsi les distinctions de rang et les nuances de conduite : « Un simple prêtre, un curé doit croire un peu, sinon on le trouverait hypocrite ; mais il ne doit pas non plus être sûr de son fait, sinon on le trouverait intolérant. Au contraire, le grand vicaire peut sourire à un propos contre la religion, l’évêque en rira tout à fait, le cardinal y joindra son mot. – « Il y a quelque temps, raconte la chronique, on disait à l’un des plus respectables curés de Paris : Croyez-vous que les évêques, qui mettent toujours la religion en avant, en aient beaucoup ? – Le bon pasteur, après avoir hésité un moment, répondit : Il peut y en avoir quatre ou cinq qui croient encore. » – Pour qui connaît leur naissance, leurs sociétés, leurs habitudes et leurs goûts, cela n’a rien d’invraisemblable. « Dom Collignon, représentant de l’abbaye de Mettlach, seigneur haut justicier et curé de Valmunster », bel homme, beau diseur, aimable maître de maison, évite le scandale, et ne fait dîner ses deux maîtresses à sa table qu’en petit comité ; du reste aussi peu dévot que possible et bien moins encore que le vicaire savoyard, « ne voyant du mal que dans l’injustice et dans le défaut de charité », ne considérant la religion que comme un établissement politique et un frein moral. J’en citerais nombre d’autres, M. de Grimaldi, le jeune et galant évêque du Mans, qui prend pour grands vicaires ses jeunes et galants camarades de classe, et fait de sa maison de campagne à Coulans un rendez-vous de jolies dames  . Concluez des mœurs aux croyances. – En d’autres cas on n’a pas la peine de conclure. Chez le cardinal de Rohan, chez M. de Brienne, archevêque de Sens, chez M. de Talleyrand, évêque d’Autun, chez l’abbé Maury, défenseur du clergé, le scepticisme est notoire.  Rivarol  , sceptique lui-même, déclare qu’aux approches de la Révolution « les lumières du clergé égalaient celles des philosophes ». — « Le corps qui a le moins de préjugés, dit Mercier  , qui le croirait ? c’est le clergé. » Et l’archevêque de Narbonne expliquant la résistance du haut clergé en 1791  , l’attribue, non à la foi, mais au point d’honneur. « Nous nous sommes conduits alors en vrais gentilshommes ; car, de la plupart d’entre nous, on ne peut pas dire que ce fût par religion. »


De l’autel au trône la distance est courte, et pourtant l’opinion met trente ans à la franchir. Pendant la première moitié du siècle, il n’y a point encore de fronde politique ou sociale.


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