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samedi 5 août 2017

Taine _ L’ancien Régime_17_ La propagation de la doctrine- état d’esprit de la noblesse

La grande illusion de la noblesse qui ne sait pas condamnée et pense qu’elle a sa place dans le monde des idées nouvelles

Pour nous, jeune noblesse française

Une aristocratie imbue de maximes humanitaires et radicales, des courtisans hostiles à la cour, des privilégiés qui contribuent à saper les privilèges, il faut voir dans les témoignages du temps cet étrange spectacle. « Il est de principe, dit un contemporain, que tout doit être changé et bouleversé   ». Au plus haut, au plus bas, dans les assemblées, dans les lieux publics, on ne rencontre parmi les privilégiés que des opposants et des réformateurs. En 1787, presque tout ce qu’il y avait de marquant dans la pairie se déclara dans le Parlement pour la résistance.... J’ai vu mettre en avant dans les dîners qui nous réunissaient alors presque toutes les idées qui devaient bientôt se produire avec tant d’éclat  . » Déjà en 1774, M. de Vaublanc, allant à Metz, trouvait dans la diligence un ecclésiastique et un comte colonel de hussards qui ne cessaient de parler économie politique  . « C’était alors la mode ; tout le monde était économiste ; on ne s’entretenait que de philosophie, d’économie politique, surtout d’humanité, et des moyens de soulager le bon peuple…
Toute la génération nouvelle est gagnée aux nouveautés. « Pour nous, dit l’un d’eux, jeune noblesse française , sans regret pour le passé, sans inquiétude pour l’avenir, nous marchions gaiement sur un tapis de fleurs qui nous cachait un abîme. Riants frondeurs des modes anciennes, de l’orgueil féodal de nos pères et de leurs graves étiquettes, tout ce qui était antique nous paraissait gênant et ridicule. La gravité des anciennes doctrines nous pesait. La riante philosophie de Voltaire nous entraînait en nous amusant. Sans approfondir celle des écrivains plus graves, nous l’admirions comme empreinte de courage et de résistance au pouvoir arbitraire.... La liberté, quel que fût son langage, nous plaisait par son courage ; l’égalité, par sa commodité. On trouve du plaisir à descendre tant qu’on croit pouvoir remonter dès qu’on veut ; et, sans prévoyance, nous goûtions à la fois les avantages du patriciat et les douceurs d’une philosophie plébéienne. Ainsi, quoique ce fussent nos privilèges, les débris de notre ancienne puissance que l’on minait sous nos pas, cette petite guerre nous plaisait. Nous n’en éprouvions pas les atteintes, nous n’en avions que le spectacle. Ce n’étaient que combats de plume et de paroles qui ne nous paraissaient pouvoir faire aucun dommage à la supériorité d’existence dont nous jouissions et qu’une possession de plusieurs siècles nous faisait croire inébranlable. Les formes de l’édifice restant intactes, nous ne voyions pas qu’on le minait en dedans. Nous riions des graves alarmes de la vieille cour et du clergé qui tonnaient contre cet esprit d’innovation. Nous applaudissions les scènes républicaines de nos théâtres , les discours philosophiques de nos Académies, les ouvrages hardis de nos littérateurs….
Nous étions éblouis par le prisme des idées et des doctrines nouvelles, rayonnants d’espérance, brûlants d’ardeur pour toutes les gloires, d’enthousiasme pour tous les talents et bercés des rêves séduisants d’une philosophie qui voulait assurer le bonheur du genre humain. Loin de prévoir des malheurs, des excès, des crimes, des renversements de trônes et de principes, nous ne voyions dans l’avenir que tous les biens qui pouvaient être assurés à l’humanité par le règne de la raison. On laissait un libre cours à tous les écrits réformateurs, à tous les projets d’innovation, aux pensées les plus libérales, aux systèmes les plus hardis. Chacun croyait marcher à la perfection, sans s’embarrasser des obstacles et sans les craindre. Nous étions fiers d’être Français et encore plus d’être Français du dix-huitième siècle.... Jamais réveil plus terrible ne fut précédé par un sommeil plus doux et par des songes plus séduisants ».

Jamais l’aristocratie n’a été si digne du pouvoir qu’au moment où elle allait le perdre

Ils ne s’en tiennent pas à des songes, à de purs souhaits, à des espérances passives. Ils agissent, ils sont vraiment généreux ; il suffit qu’une cause soit belle pour que leur dévouement lui soit acquis. À la nouvelle de l’insurrection américaine, le marquis de la Fayette, laissant sa jeune femme enceinte, s’échappe, brave les défenses de la cour, achète une frégate, traverse l’Océan et vient se battre aux côtés de Washington. « Dès que je connus la querelle, dit-il, mon cœur fut enrôlé et je ne songeai plus qu’à rejoindre mes drapeaux. » Quantité de gentilshommes le suivent. Sans doute ils aiment le danger ; « une probabilité d’avoir des coups de fusil est trop précieuse pour qu’on la néglige  . » Mais il s’agit en outre d’affranchir des opprimés ; « c’est comme paladins, dit l’un d’eux, que nous nous montrions philosophes   » et l’esprit chevaleresque se met au service de la liberté. – D’autres services, plus sédentaires et moins brillants, ne les trouvent pas moins zélés. Aux assemblées provinciales  , les plus grands personnages de la province, évêques, archevêques, abbés, ducs, comtes, marquis, joints aux notables les plus opulents et les plus instruits du Tiers-état, en tout un millier d’hommes, bref l’élite sociale, toute la haute classe convoquée par le roi, établit le budget, défend le contribuable contre le fisc, dresse le cadastre, égalise la taille, remplace la corvée, pourvoit à la voirie, multiplie les ateliers de charité, instruit les agriculteurs, propose, encourage et dirige toutes les réformes. J’ai lu les vingt volumes de leurs procès-verbaux : on ne peut voir de meilleurs citoyens, des administrateurs plus intègres, plus appliqués, et qui se donnent gratuitement plus de peine, sans autre objet que le bien public. La bonne volonté est complète. Jamais l’aristocratie n’a été si digne du pouvoir qu’au moment où elle allait le perdre ; les privilégiés, tirés de leur désœuvrement, redevenaient des hommes publics, et, rendus à leur fonction, revenaient à leur devoir. En 1778, dans la première assemblée du Berry, l’abbé de Séguiran  , rapporteur, ose dire que « la répartition de l’impôt doit être un partage fraternel des charges publiques ».
Non seulement les privilégiés font les avances, mais ils les font sans effort ; ils parlent la même langue que les gens du Tiers, ils sont disciples des mêmes philosophes, ils semblent partir des mêmes principes. La noblesse de Clermont en Beauvoisis   ordonne à ses députés « de demander avant tout qu’il soit fait une déclaration explicite des droits qui appartiennent à tous les hommes ». La noblesse de Mantes et Meulan affirme que « les principes de la politique sont aussi absolus que ceux de la morale, puisque les uns et les autres ont pour base commune la raison ». La noblesse de Reims demande « que le roi soit supplié de vouloir bien ordonner la démolition de la Bastille ». — Maintes fois, après des vœux et des prévenances semblables, les délégués de la noblesse et du clergé sont accueillis dans les assemblées du Tiers par des battements de mains, « des larmes », des transports. Quand on voit ces effusions, comment ne pas croire à la concorde ? Et comment prévoir qu’on va se battre au premier tournant de la route où, fraternellement, l’on entre la main dans la main ?


Aucun gouvernement ne s’est montré plus doux : le 14 juillet 1789, il n’y avait à la Bastille que sept prisonniers, dont un idiot, un détenu sur la demande de sa famille, et quatre accusés de faux  . Aucun prince n’a été plus humain plus charitable, plus préoccupé des malheureux. En 1784, année d’inondations et d’épidémies, il fait distribuer pour trois millions de secours. On s’adresse à lui, même pour les accidents privés ; le 8 juin 1785, il envoie deux cents livres à la femme d’un laboureur breton, qui, ayant déjà deux enfants, vient d’en mettre au monde trois en une seule couche  . Pendant un hiver rigoureux, il laisse chaque jour les pauvres envahir ses cuisines. Très probablement, il est, après Turgot, l’homme de son temps qui a le plus aimé le peuple. – Au-dessous de lui, ses délégués se conforment à ses vues ; j’ai lu quantité de lettres d’intendants qui tâchent d’être de petits Turgots. « Tel construit un hôpital, un autre fonde des prix pour les laboureurs ; celui-ci admet des artisans à sa table   » ; celui-là entreprend le défrichement d’un marais. M. de la Tour, en Provence, a fait tant de bien pendant quarante ans, que, malgré lui, le Tiers-état lui vote une médaille d’or  . Un gouverneur fait un cours de boulangerie économique. – Quel danger de pareils pasteurs peuvent-ils courir au milieu de leur troupeau ? Quand le roi convoque les États Généraux, nul n’est « en défiance », ni ne s’effraye de l’avenir. « On parlait   de l’établissement d’une nouvelle constitution de l’État comme d’une œuvre facile, comme d’un événement naturel. » — « Les hommes les meilleurs et les plus vertueux y voyaient le commencement d’une nouvelle ère de bonheur pour la France et pour tout le monde civilisé. Les ambitieux se réjouissaient de la large carrière qui allait s’ouvrir à leurs espérances. Mais on n’aurait pas trouvé un individu, le plus morose, le plus timide, le plus enthousiaste, qui prévît un seul des événements extraordinaires vers lesquels les États assemblés allaient être conduits. »

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