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mercredi 2 août 2017

Taine _ L’ancien Régime_6_Seigneurs qui ne résident pas/ Effet sur la justice, la chasse

Ou comment l’éloignement des seigneurs de leurs domaines et leur désintérêt pour leur fonctions conduisent à une justice scandaleuse. Le seul privilège qu’ils défendent farouchement et sauvagement  le droit de chasse. Comment ces abus (le privilège détaché du service) conduisent à la Révolution

La justice : l’arbitraire, la corruption, la négligence d’un pareil régime

Supposons que, voyant cet abus de son nom, le seigneur veuille ôter à ces mains mercenaires l’administration de son domaine ; le plus souvent il ne le pourrait pas : il est trop endetté, il a délégué à ses créanciers telle portion de sa terre, telle branche de ses revenus. Depuis des siècles, la haute noblesse s’obère par son luxe, par sa prodigalité, par son insouciance, et par ce faux point d’honneur qui consiste à regarder le soin de compter comme une occupation de comptable. Elle est fière de sa négligence, elle appelle cela vivre noblement  . « Monsieur l’archevêque, disait Louis XVI à M. de Dillon, on prétend que vous avez des dettes, et même beaucoup. — Sire, répondit le prélat avec une ironie de grand seigneur, je m’en informerai à mon intendant, et j’aurai l’honneur d’en rendre compte à Votre Majesté. » — Le maréchal de Soubise a cinq cent mille livres de rente qui ne lui suffisent pas. On sait les dettes du cardinal de Rohan, du comte d’Artois ; leurs millions de revenu se perdaient en vain dans ce gouffre. Le prince de Guéméné vient de faire une faillite de trente-cinq millions. Le duc d’Orléans, le plus riche propriétaire du royaume, devait à sa mort soixante-quatorze millions. Quand, sur les biens des émigrés, il fallut payer leurs créanciers, il fut avéré que la plupart des grandes fortunes étaient vermoulues d’hypothèques  . Quiconque a lu les mémoires sait que depuis deux cents ans, pour boucler leurs vides, il a fallu des mariages d’argent et les bienfaits du roi. – C’est pourquoi, à l’exemple du roi lui-même, ils ont fait argent de tout, notamment des places dont ils disposent, et, lâchant l’autorité pour les profits, ils ont aliéné le dernier lambeau de gouvernement qui leur restait. Ainsi partout ils ont dépouillé le caractère vénéré de chef pour revêtir le caractère odieux de trafiquant. « Non seulement, dit un contemporain  , ils ne donnent pas de gages à leurs officiers de justice, ou les prennent au rabais ; mais ce qu’il y a de pis, c’est que la plupart aujourd’hui vendent leurs offices. » Malgré l’édit de 1693, les juges ainsi nommés ne se font point recevoir aux justices royales et ne prêtent pas serment. « Qu’arrive-t-il alors ? La justice, trop souvent exercée par des fripons, dégénère en brigandage, ou en une impunité affreuse.[…]
juges, procureurs, procureurs fiscaux, greffiers, notaires », chacun dans un lieu différent, chacun exerçant dans plusieurs seigneuries et sous divers titres, tous ambulants, tous s’entendant comme fripons en foire, et se réunissant au cabaret pour y instrumenter, plaider et juger. Parfois, pour faire une économie, le seigneur confire le titre à l’un de ses fermiers : « À Hautemont, dans le Hainaut, c’est un domestique qui est procureur fiscal. » Plus souvent il commet quelque avocat famélique de la petite ville voisine, avec des gages « qui ne suffiraient pas à le faire vivre une semaine ». Celui-ci se dédommage sur les paysans. Rôles de chicane, longueurs et complications voulues de la procédure, vacations à trois livres l’heure pour l’avocat, à six livres l’heure pour le bailli : l’engeance noire des sangsues judiciaires suce d’autant plus âprement qu’elle est plus nombreuse sur une proie plus maigre, et qu’elle a payé le privilège de sucer  . – On devine l’arbitraire, la corruption, la négligence d’un pareil régime. […]

la chasse, ou quand un devoir de protection dégénère en un droit de dévastation,

Reste un point, la chasse, où sa juridiction est encore active et sévère, et c’est justement le point où elle se trouve le plus blessante. Jadis, quand la moitié du canton était en forêts ou en friches et que les grosses bêtes ravageaient l’autre moitié, il avait raison de s’en réserver la poursuite ; cela rentrait dans son office de capitaine local. Il était le grand gendarme héréditaire, toujours armé, toujours à cheval, aussi bien contre les sangliers et les loups que contre les rôdeurs et les brigands. À présent que du gendarme il n’a plus que le titre et les épaulettes, il maintient par tradition son privilège et d’un service il fait une vexation. Il faut qu’il chasse et soit seul à chasser ; c’est pour lui un besoin du corps et en même temps un signe de race. Un Rohan, un Dillon courent le cerf même quand ils sont d’Église, malgré les édits et malgré les canons. « Vous chassez beaucoup, Monsieur l’Évêque, disait Louis XV   à ce dernier ; j’en sais quelque chose. Comment voulez-vous interdire la chasse à vos curés, si vous passez votre vie à leur en donner l’exemple ? – Sire, pour mes curés la chasse est leur défaut ; pour moi, c’est le défaut de mes ancêtres. » – Lorsque l’amour-propre de caste monte ainsi la garde autour d’un droit, c’est avec une vigilance intraitable. À cet effet leurs capitaines de chasse, veneurs, gardes forestiers, gruyers, protègent les bêtes comme si elles étaient des hommes, et poursuivent les hommes comme s’ils étaient des bêtes. Dans le bailliage de Pont-l’Évêque, en 1789, on cite quatre exemples « d’assassinats récents commis par les gardes-chasses de Mme d’A., de Mme N., d’un prélat et d’un maréchal de France sur des roturiers pris en délit de chasse ou de port d’arme. Tous les quatre jouissent publiquement de l’impunité ». Dans l’Artois, une paroisse déclare que, « sur le territoire de la châtellenie, le gibier dévore tous les avêtis et que les cultivateurs se verront forcés d’abandonner leur exploitation ». Près de là, à Rumancourt, à Bellone, « les lièvres, les lapins, les perdrix dévorent entièrement les avêtis, le comte d’Oisy ne chassant pas et ne faisant pas chasser ». Dans vingt villages circonvoisins d’Oisy où il chasse, c’est à cheval et à travers les récoltes. « Ses gardes toujours armés ont tué plusieurs personnes, sous prétexte de veiller à la conservation des droits de leur maître... Le gibier, qui excède de beaucoup celui des capitaineries royales, mange chaque année l’espoir de la récolte, vingt mille razières de blé et autant d’autres grains. » Dans le bailliage d’Évreux, « le gibier vient tout détruire jusqu’au pied des maisons... À cause du gibier, le citoyen n’est pas même libre dans le cours de l’été d’aller retirer les mauvaises herbes qui étouffent le grain et qui gâtent les semences... Combien de femmes restées sans mari et d’enfants sans père pour un malheureux lièvre ou lapin ! » Les gardes de la forêt de Gouffern en Normandie « sont si terribles, qu’ils maltraitent, insultent et tuent les hommes... Je connais des fermiers qui, ayant plaidé contre la dame pour se faire indemniser de la perte de leurs blés, ont perdu leur temps, leur moisson, et les frais du procès... On voit des cerfs et des biches errer auprès de nos maisons en plein jour ». Dans le bailliage de Domfront, « les habitants de plus de dix paroisses sont obligés de veiller la nuit entière pendant plus de six mois de l’année pour la conservation de leurs moissons   ». – Voilà l’effet du droit de chasse en province. Mais c’est dans l’Ile-de-France, où les capitaineries abondent et vont s’élargissant, que le spectacle en est le plus lamentable. Un procès-verbal prouve que dans la seule paroisse de Vaux, près de Meulan, les lapins des garennes voisines ont ravagé huit cents arpents cultivés et détruit une récolte de deux mille quatre cents setiers, c’est-à-dire la nourriture annuelle de huit cents personnes. Près de là, à la Rochette, des troupes de biches et de cerfs, pendant le jour, dévorent tout dans les champs et, la nuit, viennent jusque dans les petits jardins des habitants manger les légumes et briser les jeunes arbres. Impossible dans un territoire soumis à la capitainerie de récolter des légumes, sauf dans des jardins clos de hautes murailles. À Farcy, de cinq cents pêchers plantés dans une vigne et broutés par les cerfs, il n’en reste pas vingt au bout de trois ans. Sur tout le territoire de Fontainebleau, p.48 les communautés, pour sauver leurs vignes, sont obligées d’entretenir, et encore sauf l’agrément de la capitainerie, des messiers qui, avec des chiens autorisés, veillent et font tintamarre, du soleil couchant au soleil levant, et du 1er mai à la mi-octobre. À Chartrettes, les bêtes fauves, traversant la Seine, viennent détruire chez la comtesse de La Rochefoucauld toutes les plantations de peupliers. Un domaine, affermé deux mille livres, n’est plus loué que quatre cents livres depuis l’établissement de la capitainerie de Versailles. Bref, onze régiments de cavalerie ennemie, cantonnés dans les onze capitaineries voisines de la capitale, et allant tous les matins au fourrage, ne feraient pas plus de dégâts. – Il ne faut pas s’étonner si, aux approches de ces repaires, on se dégoûte de la culture  . Près de Fontainebleau et de Melun, à Bois-le-Roi, les trois quarts du territoire restent en friche […]

Voilà où conduit le privilège détaché du service


Voilà où conduit le privilège détaché du service ; c’est ainsi qu’un devoir de protection dégénère en un droit de dévastation, et que des gens humains et raisonnables agissent, sans y penser, en gens déraisonnables et inhumains. Séparés du peuple, ils abusent de lui ; chefs nominaux, ils ont désappris l’office de chefs effectifs ; ayant perdu leur caractère public, ils ne rabattent rien de leurs avantages privés. C’est tant pis pour le canton et tant pis pour eux-mêmes. Les trente ou quarante braconniers qu’ils poursuivent aujourd’hui sur leurs terres marcheront demain contre leur château à la tête de l’émeute. — Absence des maîtres, apathie des provinces, mauvais état des cultures, exactions des fermiers, corruption des justices, vexations des capitaineries, oisiveté, dettes et exigences du seigneur, abandon, misère, sauvagerie et hostilité des vassaux, tout cela vient de la même cause et aboutit au même effet. Quand la souveraineté se transforme en sinécure, elle devient lourde sans rester utile, et, quand elle est lourde sans être utile, on la jette à bas.


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