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mercredi 2 août 2017

Taine _ L’ancien Régime_7_Les abus des privilégiés ; la France tondue

Ou comment la centralisation royale est despotique et inefficace et ne peut empêcher le pillage de la richesse de la nation. Les abus du clergé ( où apparait le thème positiviste de la nécessaire séparation des pouvoirs temporels et spirituels que la royauté ne parvient pas à mener à bien).  Les abus des nobles et de la Cour. Sinécure et sangsues. Quand La France tondue apprendra ce qu’on fait de sa laine..(toute ressemblance avec une situation existante…)

Les abus du clergé : pouvoir spirituel et pouvoir temporel

D’autres corps, survivants quoique rabougris, l’Assemblée du clergé et les États provinciaux, protègent encore un ordre et quatre ou cinq provinces ; mais cette protection ne couvre que l’ordre ou la province, et, si elle défend un intérêt partiel, c’est d’ordinaire contre un intérêt général.
Regardons le plus vivace et le mieux enraciné de ces corps, l’Assemblée du clergé. Tous les cinq ans elle se réunit, et, dans l’intervalle, deux agents choisis par elle veillent aux intérêts de l’ordre. Convoquée par le gouvernement, dirigée par lui, contenue ou interrompue au besoin, toujours sous sa main, employée par lui à des fins politiques, elle reste néanmoins un asile pour le clergé qu’elle représente. Mais elle n’est un asile que pour lui, et, dans la série de transactions par lesquelles elle se défend contre le fisc, elle ne décharge ses épaules que pour rejeter un fardeau plus lourd sur les épaules d’autrui. On a vu comment sa diplomatie a sauvé les immunités du clergé, comment elle l’a racheté de la capitation et des vingtièmes, comment elle a changé sa part d’impôt en un « don gratuit », comment chaque année elle applique ce don au remboursement des capitaux empruntés pour son rachat, par quel art délicat elle est parvenue, non seulement à n’en rien verser dans le Trésor, mais encore à soutirer chaque année du Trésor environ 1 500 000 livres ; c’est tant mieux pour l’Église, mais tant pis pour le peuple. — Maintenant parcourez la file des in-folios où se suivent de cinq ans en cinq ans les rapports des agents, hommes habiles et qui se préparent ainsi aux plus hauts emplois de l’Église, les abbés de Boisgelin, de Périgord, de Barrai, de Montesquiou ; à chaque instant, grâce à leurs sollicitations auprès des juges et du Conseil, grâce à l’autorité que donne à leurs plaintes le mécontentement de l’ordre puissant que l’on sent derrière eux, quelque affaire ecclésiastique est décidée dans le sens ecclésiastique ; quelque droit féodal est maintenu en faveur d’un chapitre ou d’un évêque ; quelque réclamation du public est rejetée  . En 1781, malgré un arrêté du Parlement de Rennes, les chanoines de Saint-Malo sont maintenus dans le monopole de leur four banal, au détriment des boulangers qui voudraient cuire à domicile et des habitants qui payeraient moins cher le pain cuit chez les boulangers. En 1773, Guénin, maître d’école, destitué par l’évêque de Langres et vainement soutenu par les habitants, est forcé de laisser sa place au successeur que le prélat lui a nommé d’office. En 1770, Rastel, protestant, ayant ouvert une école publique à Saint-Affrique, est poursuivi à la demande de l’évêque et des agents du clergé ; on ferme son école et on le met en prison. —
Quand un corps a gardé dans sa main les cordons de sa bourse, il obtient bien des complaisances ; elles sont l’équivalent de l’argent qu’il accorde. Le ton commandant du roi, l’air soumis du clergé ne changent rien au fond des choses ; entre eux, c’est un marché   : donnant, donnant ; telle loi contre les protestants, en échange d’un ou deux millions ajoutés au don gratuit. C’est ainsi que graduellement s’est faite, au dix-septième siècle, la révocation de l’édit de Nantes, article par article, comme un tour d’estrapade après un autre tour d’estrapade, chaque persécution nouvelle achetée par une largesse nouvelle, en sorte que, si le clergé aide l’État, c’est à condition que l’État se fera bourreau. Pendant tout le dix-huitième siècle, l’Église veille à ce que l’opération continue  . En 1717, une assemblée de soixante-quatorze personnes ayant été surprise à Anduze, les hommes vont aux galères et les femmes en prison. En 1724, un édit déclare que tous ceux qui assisteront à une assemblée et tous ceux qui auront quelque commerce direct ou indirect avec les ministres prédicants, seront condamnés à la confiscation des biens, les femmes rasées et enfermées pour la vie, les hommes aux galères perpétuelles. En 1745 et 1746, dans le Dauphiné, deux cent soixante-dix-sept protestants sont condamnés aux galères et nombre de femmes au fouet. De 1744 à 1752, dans l’Est et le Midi, six cents protestants sont enfermés et huit cents condamnés à diverses peines. En 1774, les deux enfants de Roux, calviniste à Nîmes, lui sont enlevés. Jusqu’aux approches de la Révolution, dans le Languedoc, on pend les ministres et l’on envoie des dragons contre les congrégations qui se rassemblent au désert pour prier Dieu ; la mère de M. Guizot y a reçu des coups de feu dans ses jupes ; c’est qu’en Languedoc, par les États provinciaux, « les évêques sont maîtres du temporel plus que partout ailleurs, et que leur sentiment est toujours de dragonner, de convertir à coups de fusil »

Les abus de la noblesse et de la Cour

À défaut du droit de s’assembler et de voter, la noblesse a son influence, et, pour savoir comment elle en use, il suffit de lire les édits de l’almanach. Un règlement imposé au maréchal de Ségur   vient de relever la vieille barrière qui excluait les roturiers des grades militaires, et désormais, pour être capitaine, il faudra prouver quatre degrés de noblesse. Pareillement, dans les derniers temps, il faut être noble pour être reçu maître des requêtes, et l’on décide secrètement qu’à l’avenir « tous les biens ecclésiastiques, depuis le plus modeste prieuré jusqu’aux plus riches abbayes, seront réservés à la noblesse ». — De fait, toutes les grandes places, ecclésiastiques ou laïques, sont pour eux ; toutes les sinécures, ecclésiastiques ou laïques, sont pour eux, ou pour leurs parents, alliés, protégés et serviteurs. La France ressemble à une vaste écurie où les chevaux de race auraient double et triple ration pour être oisifs ou ne faire que demi-service, tandis que les chevaux de trait font le plein service avec une demi-ration qui leur manque souvent. Encore faut-il noter que, parmi ces chevaux de race, il est un troupeau privilégié qui, né auprès du râtelier, écarte ses pareils et mange à pleine bouche, gras, brillant, le poil poli et jusqu’au ventre en la litière, sans autre p.533 occupation que de toujours tirer à soi. Ce sont les nobles de cour, qui vivent à portée des grâces, exercés dès l’enfance à demander, obtenir et demander encore, uniquement attentifs aux faveurs et aux froideurs royales, pour qui l’Œil-de-bœuf compose l’univers, « indifférents aux affaires de l’État comme à leurs propres affaires […]
Passons au budget laïque ; là aussi les sinécures abondent et sont presque  toutes à la noblesse. De ce genre, sont en province les trente-sept grands gouvernements généraux, les sept petits gouvernements généraux, les soixante-six lieutenances générales, les quatre cent sept gouvernements particuliers, les treize gouvernements de maisons royales, et nombre d’autres, tous emplois vides et de parade, tous entre des mains nobles, tous lucratifs, non seulement par les appointements du Trésor, mais aussi par les profits locaux. Ici encore la noblesse s’est laissé dérober l’autorité, l’action, l’utilité de sa charge, à condition d’en garder le titre, la pompe et l’argent  . C’est l’intendant qui gouverne ; « le gouverneur en titre ne peut remplir aucune fonction sans lettres particulières de commandement » ; il n’est là que pour donner à dîner ; encore lui faut-il pour cela une permission, « la permission d’aller résider dans son gouvernement ». Mais la place est fructueuse : le gouvernement général du Berry vaut 35 000 livres de rente, celui de la Guyenne 120 000, celui du Languedoc 160 000 ; un petit gouvernement particulier, comme celui du Havre, rapporte 35 000 livres, outre les accessoires ; une médiocre lieutenance générale, comme celle du Roussillon, 13 000 à 14 000 livres ; un gouvernement particulier, de 12 000 à 18 000 livres ; et notez que, dans la seule Ile-de-France, il y en a trente-quatre, à Vervins, Senlis, Melun, Fontainebleau, Dourdan, Sens, Limours, Etampes, Dreux, Houdan et autres villes aussi médiocres que pacifiques ; c’est l’état-major des Valois qui depuis Richelieu a cessé de servir, mais que le Trésor paye toujours […]
Aussi lucratives et aussi inutiles sont les charges de cour  , sinécures domestiques dont les profits et accessoires dépassent de beaucoup les émoluments. Je trouve dans l’état imprimé 295 officiers de bouche sans compter les garçons pour la table du roi et de ses gens, et « le premier maître d’hôtel jouit de 84 000 livres par an en billets et en nourritures », sans compter ses appointements et les « grandes livrées » qu’il touche en argent. Les premières femmes de chambre de la reine inscrites sur l’Almanach pour 150 livres et payées 12 000 francs, se font en réalité 50 000 francs par la revente des bougies allumées dans la journée ; Augeard, secrétaire des commandements et dont la place est marquée 900 livres par an, avoue qu’elle lui en vaut 200 000. Le capitaine des chasses, à Fontainebleau, vend à son profit chaque année pour 20 000 francs de lapins. « Dans chaque voyage aux maisons de campagne du roi, les dames d’atour, sur les frais de déplacement, gagnent 80 pour 100 ; on dit que le café au lait avec un pain à chacune de ces dames coûte 2 000 francs par an, et ainsi du reste. » – « Mme de Tallard s’est fait 115 000 livres de rente dans sa place de gouvernante des enfants de France, parce que, à chaque enfant, ses appointements augmentent de 35 000 livres. » Le duc de Penthièvre, en qualité de grand-amiral, perçoit sur tous les navires « qui entrent dans les ports et embouchures de France » un droit d’ancrage, dont le produit annuel est de 91 484 francs. Mme de Lamballe, surintendante, inscrite pour 6 000 francs, en touche 150 000  . Sur un seul feu d’artifice, le duc de Gesvres gagne 50 000 écus par les débris et charpentes qui lui appartiennent en vertu de sa charge  . – Grands officiers du palais, gouverneurs des maisons royales, capitaines des capitaineries, chambellans, écuyers, gentilhommes servants, gentilshommes ordinaires, pages, gouverneurs, aumôniers, chapelains, dames d’honneur, dames d’atour, dames pour accompagner, chez le roi, chez la reine, chez Monsieur, chez Madame, chez le comte d’Artois, chez la comtesse d’Artois, chez Mesdames, chez Madame Royale, chez Madame Élisabeth, dans chaque maison princière et ailleurs, des centaines d’offices pourvus d’appointements et d’accessoires sont sans fonctions ou ne servent que pour le décor. « Mme de la Borde vient d’être nommée garde du lit de la reine avec 12 000 francs de pension sur la cassette du roi ; on ignore quelles sont les fonctions de cette charge, qui n’a pas existé depuis Anne d’Autriche. »

Les sangsues : ils tondent le troupeau qu’ils devraient préserver

« On a calculé que, la semaine dernière, il y eut pour 128 000 livres de pension données à des dames de la cour, tandis que depuis deux ans on n’a pas donné la moindre pension à des officiers : 8 000 livres à la duchesse de Chevreuse dont le mari a de 4 à 500 000 livres de rente, 12 000 livres à Mme de Luynes pour qu’elle ne soit pas jalouse, 10 000 à la duchesse de Brancas, 10 000 à la duchesse douairière de Brancas, mère de la précédente, etc. » En tête de ces sangsues sont les princes du sang. « Le roi vient de donner un million cinq cent mille livres à M. le prince de Conti pour payer ses dettes, dont un million sous prétexte de le dédommager du tort qu’on lui a fait par la vente d’Orange, et 500 000 livres de grâce. » « M. le duc d’Orléans avait ci-devant 50 000 écus de pension comme pauvre et en attendant la succession de son père. Étant devenu par cet événement riche de plus de trois millions de rente, il a remis sa pension. Mais depuis il a représenté qu’il dépenserait par delà son revenu, et le roi lui a rendu ses 50 000 écus. » – Vingt ans plus tard, en 1780, quand Louis XVI, voulant soulager le Trésor, signe « la grande réforme de la bouche », « on donne à Mesdames 600 000 livres pour leur table » ; rien qu’en dîners, voilà ce que trois vieilles dames, en se retranchant, coûtent au public. Pour les deux frères du roi, 8 300 000 livres, outre deux millions de rente en apanages ; pour le Dauphin, Madame Royale, Madame Élisabeth et Mesdames, 3 500 000 ; pour la reine, quatre millions ; voilà le compte de Necker en 1784. Joignez à cela les dons de la main à la main avoués ou déguisés : 200 000 francs à M. de Sartine pour l’aider à payer ses dettes, 200 000 à M. de Lamoignon, gardnnnnnnne des sceaux, 600 000 francs à M. de Miromesnil pour frais d’établissement, 166 000 à la veuve de M. de Maurepas, 500 000 au prince de Salm, 1 200 000 au duc de Polignac pour l’engagement du comté de Fenestranges, 754 337 à Mesdames pour payer Bellevue  . « M. de Calonne, dit Augeard, témoin compétent  , fit, à peine entré, un emprunt de cent millions, dont un quart n’est pas entré au Trésor royal : le reste a été dévoré par les gens de la cour ; on évalue ce qu’il a donné au comte d’Artois à cinquante-six millions, la part de Monsieur à vingt-cinq millions ; il a donné au prince de Condé, en échange de 300 000 livres de rente, douze millions une fois payés […]]
Tel est l’emploi des grands auprès du pouvoir central : au lieu de se faire les représentants du public, ils ont voulu être les favoris du prince, et ils tondent le troupeau qu’ils devraient préserver.

À la fin le troupeau écorché découvrira ce qu’on fait de sa laine.


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