Jean-Claude Ameisen, dans sa
remarquable émission sur France Inter (Sur les Epaules de Darwin) vient de terminer
un cycle consacré à l’altruisme chez l’homme et chez certains animaux. Il est
simplement dommage qu’il n’ait pas mentionné à ce sujet le nom d’Auguste Comte,
d’autant qu’une grande partie des problèmes qu’il a abordé ont été abondamment
traités par les positivistes.
Si l’existence d’instincts
sympathiques a été mentionnée par de nombreux auteurs, le mot altruisme a été
inventé par Auguste Comte, ce qui reflète l’importance qu’il lui donne dans la
construction des sociétés.
Ci-joint un extrait de la Revue Occidentale de 1901. Il
s’agit de la réponse d’un des principaux intellectuels positivistes, Emile
Corra à un anarchiste, Emile Janvion – du moins l’était-il à l’époque- qui s’était
livré à une critique globale du Positivisme, et, en particulier, de l’altruisme
que, reprenant la vulgate du darwinisme social alors répandue dans les milieux
libéraux et progressistes ( mais que Darwin aurait sans doute désavoué ?),
Janvion caractérise comme une forme particulière d’égoïsme destinée à s’attirer
une récompense sociale.
La conception positivisme de l’altruisme
« L’altruisme ne s’observe pas seulement chez l’homme, il existe indiscutablement chez les animaux supérieurs […] On trouve d’autres formes de l’altruisme, dans la tendance des parents pour les enfants qui, pendant longtemps, reçoivent tout sans pouvoir rendre, et qu’on n‘aime jamais tant que quand on est menacé de les perdre ; dans le cas des enfants adoptifs, élevés avec autant d’amour que des enfants véritables …
D’autre part, n’avons-nous pas le
spectacle, journalier pour ainsi dire, de gens qui se sacrifient spontanément
pour des inconnus, et qui sont volontairement victimes des devoirs les plus
élémentaires, comme les sauveteurs des naufragés dans tous les ports.
Je ne vois pas comment l’égoïsme
bien entendu, si raffiné qu’on le suppose, peut expliquer tous ces faits.
Si l’acte de M Véra Gelo, qui
veut assassiner M Deschanel, sans s’assurer même de l’identité de sa personne,
et celui de M Zélanine, qui s’interpose pour recevoir le coup à la place de ce
dernier et mourir ensuite après trois mois de souffrance, sans une
récrimination, ni un murmure ; si l’acte des jeunes muscadins qui se
précipitaient hors du bazar de la
Charité en flammes, en foulant aux pieds le corps des femmes,
de leurs proches, de leurs fiancées peut-être, et celui des héroïques ouvriers,
passant d’aventure qui se sont tout de suite jetés dans la fournaise pour en
arracher les victimes, si ces deux sortes d’actes, disons-nous, sont l’une et
l’autre inspirées par l’égoïsme, il faut tout au moins convenir que c’est par
un égoïsme bien différent, puisque dans le premier cas, il pousse l’être humain
à massacrer son semblable, et, dans le second, à sacrifier sa vie pour sauver
celle d’autrui. M Janvion appelle cela de l’égoïsme inverse. Je ne comprends
pas très bien, à moins qu’il ne veuille dire que c’est l’inverse de l’égoïsme,
et alors, je ne vois plus l’objet de notre contradiction.
La vérité est que, quel que soit
le nom sous lequel on les désigne, les sentiments bienveillants sont aussi
naturels, aussi spontanés que les sentiments personnels ; nous éprouvons
le même penchant à les manifester et à les satisfaire, ils nous procurent le
même plaisir, les mêmes charmes ;ils ont pour nous autant d’attraits, ce
sont de véritables instincts, parfois aussi aveugles, aussi déraisonnables que
les autres, et c’est parce qu’ils méconnaissent cette nature propre de
l’altruisme que les observateurs superficiels, ou aveuglés eux-mêmes par
l’égoïsme, s’ingénient à chercher des mobiles intéressés aux plus nobles
actions ;ils n’aperçoivent la source génératrice de celles-ci, et ils
nient son existence.
C’est pourquoi nier l’altruisme,
ce n’est pas seulement méconnaître la constitution réelle de la nature humaine,
ce n‘est pas seulement entrer en contradiction avec les positivistes et avec
Auguste Comte, c’est répudier les œuvres les plus méritoires de tous les grands
penseurs du XVIIème et du XVIIIème siècle, les œuvres de Diderot, de
Vauvenargues, de d’Holbach, d’Helvetius, de Condorcet, de Hume, de Me de
Lambert.
L’altruisme est, il a été, il
sera toujours l’idéal de la moralité. Donc, il est nécessaire de le cultiver.
Si l’homme n’a que des sentiments
personnels nécessairement en antagonisme avec ceux des autres hommes, si
l’altruisme spontané n’existe pas, on ne peut obtenir que nous pratiquions nos
devoirs à l’égard d’autrui, autrement que par des craintes superstitieuses, ou
par des lois politiques implacables, innombrables et extrêmement complexes.
Si, au contraire, l’homme est
doué, comme nous le pensons, de sentiments altruistes, distincts et spéciaux,
l’objet de la morale pratique devient tout différent : elle peut
entreprendre de développer et de perfectionner ces sentiments, à l’aide d’un
système approprié d’éducation et d’institutions ; elle est armée de moyens
positifs pour réaliser l’unité de conduite de l’individu et celle de l’espèce.
C’est pour cela qu’Auguste Comte considère que la découverte de l’innéité des sentiments
bienveillants constitue le principal résultat de la science moderne…
L’altruisme est le clé de voûte
de tout le système de la morale, positive. Si on l‘enlève, tout
s’écroule ; si on la rejette, on se condamne à l’impuissance, relativement
à la reconstruction de la morale. De plus, on perd toute autorité pour
combattre la théologie, et on reste désarmé en face des coups les plus
redoutables qu’elle nous porte, quand elle prétend qu’il ne peut exister de
morale sans crainte de Dieu et sans la croyance en un jugement posthume, à la
suite duquel les bons seront récompensés, et les méchants punis pour l’éternité
Telles sont les raisons pour
lesquelles, après avoir reconnu la spontanéité des sentiments bienveillants, le
Positivisme a été conduit à organiser leur éducation et leur développement
systématiques. »
Pour l’intérêt toujours actuel du positivisme, voir mon dernier ouvrage :
Eric Sartori : Le socialisme d’Auguste Comte, aimer, penser, agir au XXIème siècle, L’Harmattan, 2013
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