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vendredi 15 avril 2016

Lester Thurow, économiste non conventionnel -2

L’économiste Lester Thurow, est mort, vendredi 25 mars 2016, à l’âge de 77 ans dans sa maison de Westport (Massachusetts). Cet ancien professeur et doyen du MIT consacré l’essentiel de sa carrière à étudier les conséquences de la mondialisation. Il  fut l’un des premiers à souligner l’importance grandissante  et néfaste  des inégalités de revenus et  un avocat infatigable de l’investissement dans la recherche pour stimuler la croissance et dans l’éducation afin d’anticiper l’adaptation aux ruptures économiques et technologiques et accordant un rôle important aux gouvernements
Dans un premier blogs, j’ai essayé de résumer les idées principales de ses premiers livres : Generating Inequality: Mechanisms of Distribution in the U.S. Economy (1955), ou comment l’économie libérale générait des inégalités croissantes à partir d’une “marche au hasard” et une compétition pour les emplois et The Zero-Sum Society: Distribution and the possibilities for economic change (1980), avec sa critique du caractère scientifique de l’économie et la prédiction de  l’accroissement des inégalités et de la paralysie des gouvernements. Maintenant, ses ouvrages plus récents :

Dangerous Currents: The state of economics (1983): l’état de la science économique : pas brilliant !

Plus technique, il s’agit d’une critique cinglante et systématique du caractère scientifique de l’économie qui recoure d’autant plus à une mathématisation et à des modèles sophistiqués qu’elle est mal assurée dans ses fondements.  Ainsi Thurow, dans le chapitre économétrie mentionne-t-il :  « lorsque nous examinons l'impact de l'éducation sur les revenus individuels, quoi d'autre devrait être maintenu constant:  le QI, l’effort de travail, les choix professionnel,  les antécédents familiaux ? La théorie économique ne le dit pas.  Pourtant, le processus dépend fortement de ce qu’’on fait si facilement rentrer dans « toutes choses égales par ailleurs…. » . En fait, pour Thurow, l’économie mathématique qu’on nous vend dans les prétendues bonnes facultés à Toulouse, par exemple) est « vague, ambiguë, incomplète et incapable de fournir une base pour la construction de modèles économétriques » ; et surtout, elle ne peut être utilisée comme source fiable de connaissance pour guider la décision politique..

The Zero-Sum Solution: Building a world-class American economy (1985) :

Thurow répond ici aux critiques de son Zero sum society, particulièrement ceux qui lui reprochaient d’énoncer des problèmes mais de ne pas proposer de solution. Il s’affirme comme un neo-keynesien : Pour lui, la révolution keynésienne signifie qu’il n’est pas nécessaire de tolérer des récessions prolongées », mais que « les vieux remèdes keynésiens  doivent être combinés avec autre chose pour permettre de diriger une économie sans inflation et de plein emploi ».  Quant à la politique d’économie de l’offre, elle lui a apparait tout simplement stupide.  Thurow considère qu’il existe une réelle crise économique due à un manque d’accroissement de la productivité (une thèse qui reprend aujourd’hui de la vigueur avec ceux qui soutiennent que nous allons vers une « stagnation séculaire » pour cette même raison : pas de révolution industrielle qui entraîne une explosion de la productivité, comme la vapeur ou l’électricité). L’Etat a à jouer un rôle important par une fiscalité favorable sur les salaires, une politique industrielle favorisant les secteur en pointe et ne soutenant pas les secteurs en régression, et surtout l’ accès pour tous à une éducation de qualité.

The Future of Capitalism: How today's economic forces shape tomorrow's world (1996)

Le  monde connaît trois révolutions simultanées : nouvelles technologies de production et troisième révolution industrielle, nouvelles technologies de la communication qui rendent possible une économie mondialisée, et mouvement mondial vers le capitalisme.
Une nouvelle économie s’impose, qui est une économie de la connaissance, largement immatérielle : « les vieilles fondations de la richesse sont détruites ; l’homme le plus riche du monde, Bill Gates, ne possède rien de tangible : ni terre, ni or, ni pétrole, ni usines. Pour la première fois dans l’histoire, l’homme le plus riche du monde ne possède que de la connaissance ».
Le mouvement de mondialisation est irréversible, et aucune entreprise ne survivra si elle n’y prend part. Pour réussir dans l'économie mondiale, les nations, comme les entreprises, ont besoin d'une stratégie technologique. Les Etats ont un rôle à jouer dans la définition de cette stratégie : «  les décisions d’investissement majeurs sont devenues trop importantes pour être laissées au secteur privé »« Cependant, Thurow identifie des  menaces sérieuses pouvant conduire à un effondrement du système : effondrement du dollar, absence de garanties internationales sur les droits de propriété intellectuelle, nécessaire  pour stimuler le développement technologique et manque de médicaments vitaux nécessaires au développement des pays plus pauvres.
Un autre problème majeur est que le capitalisme ( la « théologie du capitalisme ») écrit Thurow ne se préoccupe nullement du futur, ni même ne se donne la peine de tenter d’en avoir une vue claire. Qui va s’occuper  de l’éducation, des infrastructures, de la protection de l’environnement ? Dans les quarante dernières années, les investissements publics américains dans les technologies de l’information, l’Espace, le développement des études supérieures scientifiques etc ; étaient guidés ou motivés par des considérations de sécurité nationale ; sans ennemi ( le communisme s’est effondré, sans compétition nationale, que va-t-il se passer ? Pour suppléer à l’individualisme court-termiste,  les sociétés occidentales ont besoin d’un »communalisme » à long terme – là encore, Thurow était en avance sur les réflexions actuelles sur les « bien communs ».)
Et cette flèche, encore contre la prétention à la scientificité de certains économistes : « Les économistes sont toujours en train de recommander l’élimination de telle ou telle imperfection de marché ; je n’ai jamais entendu un astrophysicien recommander l’élimination d’une planète qu’il n’aime pas ! »

Building Wealth: The new rules (1999):

Règle n°1 : on ne s’enrichit plus en économisant de l’argent. L’enrichissement réel n’a que deux sources : l’accroissement de la productivité du travail ou de celle du capital. Si l’on sacrifie la consommation pour épargner et investir, ce sacrifice doit être soustrait de la création nette de richesse.  Aucune richesse réelle n’est créée lorsqu’on diminue simplement la consommation pour investir ; elle ne peut provenir que de l’accroissement de la productivité du capital.
Règle n°2 : Il faut parfois que les entreprises qui réussissent se cannibalisent elles-mêmes ; ainsi IBM a quasiment disparu face à Intel ou Microsoft parce qu’il n’a pas su  se détruire pour renaître.
Règle n°3 : Les changements sociologiques permettent de gagner de l’argent, mais ce sont des transferts de richesses sans réelle création. Par exemple, Starbuck a persuadé beaucoup de gens de remplacer leur café à prix modéré pris au zinc du coin par un café plus cher chez Starbuck ; c’est beaucoup d’argent pour les propriétaires de Starbuck, pas une création de richesse pour la société. La seule vraie création de richesse, c’est l’accroissement de la productivité.
Règle n°4 : il est beaucoup plus difficile de faire fonctionner le capitalisme dans un environnement déflationniste que dans un environnement inflationniste. Or une déflation systématique n’est pas certaine, mais hautement probable :  la mondialisation pousse les prix et les salaires à la baisse, les grandes indsuries pressurent leur fournisseurs en exigeant ,année après année, des prix plus bas etc. Surtout l’endettement devient beaucoup plus cher et plus risqué ; et lorsque la réduction de la dette devient la préoccupation n°1, plus personne n ‘investit dans le futur.
Règle n° 5 : il n’y pas de substituts institutionnels possibles aux entrepreneurs. La création de richesse est nécessairement un processus de destruction créatrice schumpetérien. Les sociétés doivent s’organiser pour favoriser la naissance de nouvelles entreprises, de nouveaux entrepreneurs, s’organiser pour que ce processus schumpétérien soit possible…ce qui est l’exact contraire d’un laissez-faire qui conduirait au chaos. La sociologie domine la technique : l’Europe a un niveau scientifique, un niveau de formation global au moins aussi bon que les USA, mais n’a créé aucune des grandes industries du XXIéme siècle. Les entrepreneurs européens qui devraient exister n’existent pas parce que la société européenne n’est pas organisée pour les faire surgie, le demande sociale pour l’innovation est trop faible. La Grèce antique connaissait déjà la vapeur utilisée pour animer  des jouets ; il a fallu attendre le XXVIIIème siècle pour que la révolution énergétique de la vapeur se fasse.
Règle n°6 : Aucune société qui place l’ordre au-dessus de tout ne pourra être créative, mais sans un certain degré d’ordre, la créativité disparait.  Ainsi la Russie impériale était-elle trop désorganisée et a-telle décroché de l’Occident, tandis que la Russie communiste, trop ordonnée n’a pas mieux réussi. Ordre et progrès résumait déjà Auguste Comte, ce qui suppose que la société soit un minium organisée pour permettre suffisamment de créativité
Règle n°7 : Pour réussir, une économie de la connaissance nécessite des investissements publics importants dans l’éducation, les infrastructures, la recherche et le développement. L’action des gouvernements est nécessaire et doit se concentrer sur  la recherche fondamentale ; c’est là où le privé investit peu, mais c’est aussi là que se produisent les innovations de rupture. C’est pourquoi, expliquait Thurow, les biotechnologies doivent bénéficier de l’aide des gouvernements. Aux US, elles ont bénéficié d’aides gouvernementales importantes et se sont développées ; en Europe, elles n’ont pas bénéficié d’une telle aide, et ne se sont pas développées ( NB ; en fait, c’est encore pire, en Europe, leur développement a été entravé !).
Règle n° 8 : Dans une économie de la connaissance, le grand problème, pour les individus, est de construire une carrière dans un environnement où il n’y a plus de carrières.
Les diplômés d’aujourd’hui reçoivent le message suivant : «  vous n’aurez pas une progression de carrière dans une seule compagnie. Il vous faudra apprendre à être le responsable de votre carrière et à la gérer ». Ce message n’est pas sans conséquences, d’autant que la stratégie de bâtir une carrière en changeant d’industrie… devient difficile après quarante-cinq ans, et quasiment impossible après cinquante ans. Il ne fait donc pas s’étonner de l’apparition d’un chômage important croissant avec l’âge et de pertes de revenus – bref l’inverse de ce qu’était une carrière ! Les gouvernements peuvent rendre le licenciement des salariés plus difficiles ne fonction de l’âge, mais cela ne peut fonctionner que dans des industries importantes.  Et Thurow vante la politique française qui incite les employeurs à investir dans la formation de leurs salariés par une taxe sur les salaires. ( ça, c’est vu de loin !)
La théorie économique classique sous-estime le besoin de sécurité économique. Lorsque qu’on demande aux salariés ce qui est le plus important pour eux, la sécurité économique vient largement avant la maximisation du salaire. Ce n’est pas la réponse attendue de  la part de l’Homo economicus des économistes classiques. Mais dans la réalité, les êtres humains aiment sentir sous eux un plancher économique solide.  Thurow prévient qu’avec le développement de l’insécurité économique, la motivation des employés trique de fléchir quelque peu. Il insiste par ailleurs sur le fait que la diminution des salaires de la classe moyenne et le développement des inégalités créent de réels défis, économiques et plus encore politiques : il devient vraiment difficile de parler d’égalité politique quand les inégalités économiques s’accroissent à ce point. Thurow était un précurseur des débats sur la flexisécurité.
Pour Thurow, les gagnants seront les nations qui investissent lourdement dans les infrastructures, dans l’éducation, dans la recherche et le développement. Pour les individus, il n’y a qu’un seul mot d’ordre : la compétence. Et il prévient que dans le monde où nous vivons, « ceux qui ont des compétences du niveau du tiers monde recevront un salaire du tiers-monde ».

La suite de cette présentation du non-traduit Thurow dans un prochain billet. 

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