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samedi 27 janvier 2018

Le Danger Sociologique ; Halte au feu...d’artifice !

Le Danger Sociologique (de G. Bronner et E. Géhin, PUF, 2017) a provoqué nombre de débats et polémiques. Curieusement, dans ce débat, Auguste Comte n’est jamais cité.  L’auteur, qui n’est pas sociologue, se propose de rappeler que le fondateur de la sociologie avait, pour l’essentiel, déjà exprimé, pensé et  parfois exploré à certain péril la plupart des problématiques posées (et réactualisées par MM. Bronner et Géhin), et que cela n’a nullement empêché la sociologie d’accéder, ce qui n’avait rien d’acquis au départ, à la reconnaissance universitaire, et les sociologues de faire progresser leur discipline.
Dans certaines situations, l’histoire et la sociologie ont mis en évidence l’utilité de la fonction d’arbitrage (par ailleurs, un beau sujet d’étude). Entre les deux camps qui se déchirent à propos du Danger Sociologique (G. Bronner et E. Géhin, PUF, 2017), les fils de Boudon et ceux de Bourdieu, un arbitre acceptable pourrait être un lecteur passionné de sociologie, spécialiste d’Auguste Comte (rappelons que Durkheim disait qu’il reste « le maître par excellence »), bénéficiant d’une bonne et large formation scientifique, et exerçant une activité scientifique dans un domaine totalement différent- en l’occurrence, la chimie thérapeutique (lequel domaine n’est pas non plus dépourvu de charmes). Bref, votre serviteur, qui déclare hautement  l’absence de tout conflit d’intérêt ou d’appartenance à quelque organisation professionnelle ou tendance organisée de la sociologie.

L’impossible neutralité

Revenons donc à la base, au grand  Auguste si peu cité, bien qu’il soit tout de même l’inventeur de la science en question, laquelle fait son apparition dans la 47ème leçon du Cours de Philosophie Positive, avec cette annonce programmatique assez tonitruante : «  Désormais, les phénomènes politiques sont aussi nécessairement assujettis à d’invariables lois naturelles que tous les phénomènes quelconques ».
Entendons-nous ; après les mathématiques, la physique, la chimie, la biologie, une nouvelle science apparait qui a pour but « l’étude positive de l’ensemble des lois fondamentales se rapportant aux phénomènes sociaux ». A vrai dire, comme toute conception humaine, avant de se faire reconnaître comme science positive, la sociologie est passée par un stade théologique (par exemple, Bossuet, Discours sur l’Histoire Universelle), puis métaphysique (par exemple, Rousseau et la métaphysique de l’état naturel,  des droits, du contrat). Mais l’affirmation même de la sociologie comme science positive rend caduques certaines conceptions de l’histoire, de la politique, du droit, des phénomènes sociaux en général.  On ne peut pas être sociologue et intégriste religieux.

Comprendre et juger

Parmi les précurseurs que se reconnaît Comte figure Condorcet, à qui il fait néanmoins ce reproche : « Il a condamné le passé au lieu de l’observer ; et, par suite, son ouvrage n’a été qu’une longue et fatigante déclamation, dont il ne résulte réellement aucune instruction positive » d’où il ressort finalement qu’ « il y a donc miracle perpétuel, et la marche progressive de la civilisation devient un effet sans cause ». Et Comte poursuit : « L’admiration et l’improbation des phénomènes doivent être bannies avec sévérité de toute science positive, parce que chaque préoccupation de ce genre a pour effet direct et inévitable d’empêcher ou d’altérer l’examen ». Observer, comprendre avant de juger, telle est la bonne méthode, et le jugement sera d’autant plus sûr que la connaissance sera positive (certaine, exacte -de précision relative à celle des phénomènes-, relative, organisatrice). Rien de très nouveau ou original ici.

Liberté et déterminisme

Ah ce procès fait par les idéologues libéraux aux sociologues de nier la liberté et la responsabilité des individus ! C’est la connaissance de la gravitation et de de certaines  autres lois physiques qui permet de concevoir des machines volantes. C’est la connaissance de la chimie qui permet au savant de créer des matières nouvelles ignorées de la nature. C’est la connaissance des lois sociologiques et des déterminismes sociaux qui permet, dans une certaine mesure, de s’en affranchir, de « savoir pour prévoir, afin de pourvoir », d’être plus libre.
« A l’idée fantasque d’un univers arrangé pour l’homme, nous substituons la conception réelle et vivifiante d’un homme découvrant, par un exercice positif de son intelligence, les vraies lois générales du monde, afin de parvenir à les modifier à son avantage entre certaines limites, par un emploi bien combiné de son activité » Cours de Philosophie Positive, 22ème leçon. La sociologie rend plus libre, et d’autant plus qu’elle est plus scientifique (positive).

Sociologie et conservatisme

Ah ce procès fait par les « vrais » révolutionnaires aux sociologues de se contenter d’observer les phénomènes sociaux. Eh bien Comte, critiquant les conceptions des économistes libéraux, met lui aussi  en garde contre la tentation parfois trop forte de passer de l’observation à la justification. Les félicitant d’avoir établi que dans certains cas s’établit un ordre spontané, il prévient : « Toute intelligence convenablement organisée et rationnellement préparée, digne, en un mot, d’une telle destination, saura bien éviter scrupuleusement de jamais confondre, en ce genre de phénomènes, pas plus qu’en aucun autre, cette notion scientifique d’un ordre spontané avec l’apologie systématique de tout ordre existant. » » Cours de Philosophie Positive, 48ème leçon. Entre observation et justification, oui, malgré toutes les bonnes paroles rassurantes, scientistes, la frontière peut-être étroite, et les franchissements clandestins nombreux, et assez bien répartis de tous les côtés du spectre, libéraux comme révolutionnaires, pour faire simple.

 Le piège de l’intentionnalité

Gérald Bronner pointe une erreur méthodologique qu’il appelle erreur d’intentionnalité et qu’il explique ainsi : du fait que l’on constate l’existence d’inégalités sociales persistantes (voire même s’aggravant) et de groupes en profitant et ayant intérêt à les maintenir, on tend à conclure que la société est volontairement  organisée pour les produire. C’est dit-il (Marianne, 17 novembre) comme conclure du fait que les franciliens quittent leur travail sensiblement en même temps et provoquent des embouteillages qu’il existe une volonté (à la mairie de Paris ? Quoique…) d’embouteiller tout le monde. Il qualifie fort justement, et dans un vocabulaire tout à fait positiviste, cette déviation de métaphysique, notant que l’élimination de ce finalisme a été une étape nécessaire de l’histoire de la physique et de la biologie.
De fait, expliquait Comte,  «  le principal caractère du positivisme consiste à substituer partout les lois aux causes, afin que le relatif remplace l’absolu » (Système de Politique Positive, Tome 3, préface). Et les sociologues d’aujourd’hui pourraient faire bon usage de cet avertissement très clair, selon lequel toutes les doctrines qui  « conduisent à admettre, les unes chez les gouvernants, les autres chez les gouvernés, un degré habituel de perversité ou d’imbécillité, un esprit de concert ou de calcul, profondément incompatibles avec les notions les plus positives sur la nature humaine dès lors constituée , chez des classes entières, en état permanent de monstruosité pathologique » devraient être considérées comme « véritablement vicieuses » (Cours de Philosophie Positive,  49ème leçon)

Sociologie, activisme, morale

Plus une science se situe à un échelon élevé dans l’échelle encyclopédique (mathématiques, physique, chimie, biologie, sociologie), plus les phénomènes qu’elle étudie sont complexes et aisément modifiables par l‘homme. D’où l’immense tentation des sociologues d’intervenir dans le champ social et de modifier les phénomènes qu’ils étudient, bien compréhensible et même louable.
Sauf qu’en agissant ainsi, il doit être clair que, même s’ils s’appuient sur leurs connaissances sociologiques, ils n’agissent plus comme sociologues. Lorsque l’immense Auguste proclame « Le système avait été battu en détail, il fallait le battre comme système » (Système de Politique Positive, tome IV, Appendice général) ou encore « les serviteurs de l'HUMANITÉ viennent prendre dignement la direction générale des affaires terres­tres, pour construire enfin la vraie providence, morale, intellectuelle, et matérielle, en excluant irrévocablement de la suprématie politique tous les divers esclaves de Dieu »  ( Catéchisme Positiviste, Introduction), bref lorsqu’il fonde la Religion de l’Humanité, c’est bien toujours du même Comte dont il s’agit (il y a véritablement une unité de la pensée de Comte), mais qui a pris soin auparavant de compléter son échelle encyclopédique  par une nouvelle science, la morale (« La morale est la science où l'homme étudie sa nature pour diriger sa conduite », V. Pépin, La science Morale, Revue Occidentale, t. XXXIII,  p.299, 1906). C’est donc là le moraliste, et non  plus le sociologue qui s’exprime.

Le danger réductionniste

L’échelle encyclopédique est anti-réductionniste. Si la connaissance des méthodes et principaux résultats des sciences qui précèdent la sociologie est nécessaire à l’exercice de celle-ci, pour autant, la sociologie ne se réduit pas plus à la biologie que celle-ci à la chimie, la chimie à la physique et la physique aux mathématiques. La sociobiologie d’E.O. Wilson des années 70 a utilement complété la théorie de l’évolution, on peut mesurer aujourd’hui qu’elle a peu apporté à la sociologie et Wilson lui-même en est venu à critiquer radicalement ses premiers travaux.   Comte lui-même, par  l’importance qu’il a apporté aux travaux de Gall et sa « théorie cérébrale », s’est, me semble-t-il, quelque peu laissé entrainer dans ce piège du réductionnisme qu’il ne cessait de dénoncer. Le sociologue d’aujourd’hui ne doit surement pas ignorer les progrès des neurosciences ; quant à penser qu’elles vont révolutionner sa discipline serait probablement faire preuve d’un enthousiasme excessif et d’un réductionnisme dangereux.

L’impossible objectivité- c’est relatif !

« Malgré soi, on est de son siècle »  (Système de Politique Positive, tome IV, Appendice général) ; « Tout phénomène suppose un spectateur, puisqu’il consiste toujours en une relation déterminée entre un objet et un sujet » (Système de Politique Positive, Tome I, p.439, 1853). Du début du Cours de Philosophie Positive à la Synthèse Subjective, Comte ne cesse d’insister sur le caractère relatif de la science - le positivisme n’est pas un scientisme mais un humanisme et le sociologue bien humain ne saurait prétendre échapper aux conditionnements qu’il étudie. Alors oui, toute observation sociologique possède une certaine relativité, et le sociologue ne saurait se prétendre exempt de toute subjectivité ; mais, puisqu’il y a science, il est au moins possible d’arriver à un accord intersubjectif, si l’on veut, qui permette une confrontation avec le réel et de construire un savoir cumulatif. Cela est même vrai dans les sciences exactes : un physicien peut parfaitement conduire une expérience dans laquelle il décide, en choisissant un dispositif expérimental particulier,  que la lumière agira comme une onde. Il arrivera à des résultats certains, précis, reproductibles, qui prendront place dans le système des connaissances existantes et pourront servir à d’autres pour élaborer de nouvelles théories et de nouvelles expériences (caractère organisateur de la connaissance positive). Pour autant, ces résultats seront relatifs à certaines conditions de production, et nul physicien ne saurait ignorer que dans d’autres circonstances, la lumière produite dans la même expérience mais soumise à un dispositif expérimental différent, se comportera comme une onde. La science peut être (est même nécessairement) relative, elle est une relation particulière entre l’homme et le monde (et particulièrement efficace et universelle) - ce qui n’autorise certainement pas n’importe quelle démarche.

Alors il me semble que les problématiques relevées par le Danger Sociologique de G. Bronner et E. Géhin et qui paraissent mettre le feu au champ de la sociologie ont été, pour l’essentiel, déjà exprimées, pensées, parfois explorées à certain péril par le fondateur de la discipline, Auguste Comte ; et que cela n’a nullement empêché la sociologie d’accéder, ce qui n’avait rien d’acquis au départ, à la reconnaissance universitaire, et les sociologues de faire progresser leur discipline. Il y a, me semble-t-il, dans ce tohu-bohu, dans toutes ces polémiques une grande part d’artifice qui, au mieux, permet d’intéresser le public à la sociologie (mais d’une manière peut-être un peu regrettable), au pire met en exergue de très vieux débats afin d’imposer une doxa particulière, dans la lignée du très contesté  « Révisionnisme économique. Et comment s'en débarrasser" de Pierre Cahuc et André Zylberberg.


Donc, amis sociologues,  Halte au feu…d’artifice  et bon travail ?*
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