Le Danger Sociologique (de G. Bronner et E.
Géhin, PUF, 2017) a provoqué nombre de débats et polémiques. Curieusement, dans
ce débat, Auguste Comte n’est jamais cité. L’auteur, qui n’est pas sociologue, se propose
de rappeler que le fondateur de la sociologie avait, pour l’essentiel, déjà
exprimé, pensé et parfois exploré à
certain péril la plupart des problématiques posées (et réactualisées par MM.
Bronner et Géhin), et que cela n’a nullement empêché la sociologie d’accéder,
ce qui n’avait rien d’acquis au départ, à la reconnaissance universitaire, et
les sociologues de faire progresser leur discipline.
Dans
certaines situations, l’histoire et la sociologie ont mis en évidence l’utilité
de la fonction d’arbitrage (par ailleurs, un beau sujet d’étude). Entre les
deux camps qui se déchirent à propos du Danger
Sociologique (G. Bronner et E. Géhin, PUF, 2017), les fils de Boudon et
ceux de Bourdieu, un arbitre acceptable pourrait être un lecteur passionné de
sociologie, spécialiste d’Auguste Comte (rappelons que Durkheim disait qu’il
reste « le maître par excellence »), bénéficiant d’une bonne et large
formation scientifique, et exerçant une activité scientifique dans un domaine
totalement différent- en l’occurrence, la chimie thérapeutique (lequel domaine
n’est pas non plus dépourvu de charmes). Bref, votre serviteur, qui déclare
hautement l’absence de tout conflit
d’intérêt ou d’appartenance à quelque organisation professionnelle ou tendance
organisée de la sociologie.
L’impossible neutralité
Revenons
donc à la base, au grand Auguste si peu
cité, bien qu’il soit tout de même l’inventeur de la science en question, laquelle
fait son apparition dans la 47ème leçon du Cours de Philosophie Positive, avec cette annonce programmatique
assez tonitruante : « Désormais, les phénomènes politiques sont
aussi nécessairement assujettis à d’invariables lois naturelles que tous les
phénomènes quelconques ».
Entendons-nous ;
après les mathématiques, la physique, la chimie, la biologie, une nouvelle
science apparait qui a pour but « l’étude positive de l’ensemble des lois
fondamentales se rapportant aux phénomènes sociaux ». A vrai dire, comme
toute conception humaine, avant de se faire reconnaître comme science positive,
la sociologie est passée par un stade théologique (par exemple, Bossuet, Discours sur l’Histoire Universelle),
puis métaphysique (par exemple, Rousseau et la métaphysique de l’état
naturel, des droits, du contrat). Mais
l’affirmation même de la sociologie comme science positive rend caduques
certaines conceptions de l’histoire, de la politique, du droit, des phénomènes
sociaux en général. On ne peut pas être sociologue
et intégriste religieux.
Comprendre et juger
Parmi
les précurseurs que se reconnaît Comte figure Condorcet, à qui il fait
néanmoins ce reproche : « Il a condamné le passé au lieu de l’observer ;
et, par suite, son ouvrage n’a été qu’une longue et fatigante déclamation, dont
il ne résulte réellement aucune instruction positive » d’où il ressort
finalement qu’ « il y a donc miracle perpétuel, et la marche progressive
de la civilisation devient un effet sans cause ». Et Comte poursuit :
« L’admiration et l’improbation des phénomènes doivent être bannies avec
sévérité de toute science positive, parce que chaque préoccupation de ce genre
a pour effet direct et inévitable d’empêcher ou d’altérer l’examen ».
Observer, comprendre avant de juger, telle est la bonne méthode, et le jugement
sera d’autant plus sûr que la connaissance sera positive (certaine, exacte -de
précision relative à celle des phénomènes-, relative, organisatrice). Rien de
très nouveau ou original ici.
Liberté et déterminisme
Ah
ce procès fait par les idéologues libéraux aux sociologues de nier la liberté
et la responsabilité des individus ! C’est la connaissance de la
gravitation et de de certaines autres
lois physiques qui permet de concevoir des machines volantes. C’est la
connaissance de la chimie qui permet au savant de créer des matières nouvelles
ignorées de la nature. C’est la connaissance des lois sociologiques et des
déterminismes sociaux qui permet, dans une certaine mesure, de s’en affranchir,
de « savoir pour prévoir, afin de pourvoir », d’être plus libre.
« A
l’idée fantasque d’un univers arrangé pour l’homme, nous substituons la
conception réelle et vivifiante d’un homme découvrant, par un exercice positif
de son intelligence, les vraies lois générales du monde, afin de parvenir à les
modifier à son avantage entre certaines limites, par un emploi bien combiné de
son activité » Cours de Philosophie
Positive, 22ème leçon. La sociologie rend plus libre, et
d’autant plus qu’elle est plus scientifique (positive).
Sociologie et conservatisme
Ah
ce procès fait par les « vrais » révolutionnaires aux sociologues de
se contenter d’observer les phénomènes sociaux. Eh bien Comte, critiquant les
conceptions des économistes libéraux, met lui aussi en garde contre la tentation parfois trop
forte de passer de l’observation à la justification. Les félicitant d’avoir
établi que dans certains cas s’établit un ordre spontané, il prévient :
« Toute intelligence convenablement organisée et rationnellement préparée,
digne, en un mot, d’une telle destination, saura bien éviter scrupuleusement de
jamais confondre, en ce genre de phénomènes, pas plus qu’en aucun autre, cette
notion scientifique d’un ordre spontané avec l’apologie systématique de tout
ordre existant. » » Cours de
Philosophie Positive, 48ème leçon. Entre observation et
justification, oui, malgré toutes les bonnes paroles rassurantes, scientistes,
la frontière peut-être étroite, et les franchissements clandestins nombreux, et
assez bien répartis de tous les côtés du spectre, libéraux comme
révolutionnaires, pour faire simple.
Le piège de l’intentionnalité
Gérald
Bronner pointe une erreur méthodologique qu’il appelle erreur d’intentionnalité
et qu’il explique ainsi : du fait que l’on constate l’existence
d’inégalités sociales persistantes (voire même s’aggravant) et de groupes en
profitant et ayant intérêt à les maintenir, on tend à conclure que la société
est volontairement organisée pour les
produire. C’est dit-il (Marianne, 17
novembre) comme conclure du fait que les franciliens quittent leur travail
sensiblement en même temps et provoquent des embouteillages qu’il existe une
volonté (à la mairie de Paris ? Quoique…) d’embouteiller tout le monde. Il
qualifie fort justement, et dans un vocabulaire tout à fait positiviste, cette déviation
de métaphysique, notant que l’élimination de ce finalisme a été une étape
nécessaire de l’histoire de la physique et de la biologie.
De
fait, expliquait Comte, « le principal caractère du positivisme consiste
à substituer partout les lois aux causes, afin que le relatif remplace
l’absolu » (Système de Politique
Positive, Tome 3, préface). Et les sociologues d’aujourd’hui pourraient
faire bon usage de cet avertissement très clair, selon lequel toutes les doctrines
qui « conduisent à admettre, les
unes chez les gouvernants, les autres chez les gouvernés, un degré habituel de
perversité ou d’imbécillité, un esprit de concert ou de calcul, profondément
incompatibles avec les notions les plus positives sur la nature humaine dès
lors constituée , chez des classes entières, en état permanent de monstruosité
pathologique » devraient être considérées comme « véritablement
vicieuses » (Cours de Philosophie
Positive, 49ème leçon)
Sociologie, activisme, morale
Plus
une science se situe à un échelon élevé dans l’échelle encyclopédique
(mathématiques, physique, chimie, biologie, sociologie), plus les phénomènes
qu’elle étudie sont complexes et aisément modifiables par l‘homme. D’où
l’immense tentation des sociologues d’intervenir dans le champ social et de
modifier les phénomènes qu’ils étudient, bien compréhensible et même louable.
Sauf
qu’en agissant ainsi, il doit être clair que, même s’ils s’appuient sur leurs
connaissances sociologiques, ils n’agissent plus comme sociologues. Lorsque
l’immense Auguste proclame « Le système avait été battu en détail, il
fallait le battre comme système » (Système
de Politique Positive, tome IV, Appendice général) ou encore « les
serviteurs de l'HUMANITÉ viennent prendre dignement la direction générale des
affaires terrestres, pour construire enfin la vraie providence, morale,
intellectuelle, et matérielle, en excluant irrévocablement de la suprématie
politique tous les divers esclaves de Dieu » ( Catéchisme Positiviste, Introduction), bref lorsqu’il fonde la Religion de l’Humanité, c’est bien
toujours du même Comte dont il s’agit (il y a véritablement une unité de la
pensée de Comte), mais qui a pris soin auparavant de compléter son échelle
encyclopédique par une nouvelle science,
la morale (« La morale est la science où l'homme étudie sa nature pour
diriger sa conduite », V. Pépin,
La science Morale, Revue Occidentale, t.
XXXIII, p.299, 1906). C’est donc là
le moraliste, et non plus le sociologue
qui s’exprime.
Le danger réductionniste
L’échelle
encyclopédique est anti-réductionniste. Si la connaissance des méthodes et
principaux résultats des sciences qui précèdent la sociologie est nécessaire à
l’exercice de celle-ci, pour autant, la sociologie ne se réduit pas plus à la
biologie que celle-ci à la chimie, la chimie à la physique et la physique aux
mathématiques. La sociobiologie d’E.O. Wilson des années 70 a utilement
complété la théorie de l’évolution, on peut mesurer aujourd’hui qu’elle a peu
apporté à la sociologie et Wilson lui-même en est venu à critiquer radicalement
ses premiers travaux. Comte lui-même,
par l’importance qu’il a apporté aux
travaux de Gall et sa « théorie cérébrale », s’est, me semble-t-il,
quelque peu laissé entrainer dans ce piège du réductionnisme qu’il ne cessait
de dénoncer. Le sociologue d’aujourd’hui ne doit surement pas ignorer les
progrès des neurosciences ; quant à penser qu’elles vont révolutionner sa discipline
serait probablement faire preuve d’un enthousiasme excessif et d’un
réductionnisme dangereux.
L’impossible objectivité- c’est relatif !
« Malgré
soi, on est de son siècle » (Système de Politique Positive, tome IV,
Appendice général) ; « Tout phénomène suppose un spectateur,
puisqu’il consiste toujours en une relation déterminée entre un objet et un
sujet » (Système de Politique
Positive, Tome I, p.439, 1853). Du début du Cours de Philosophie Positive à
la Synthèse Subjective, Comte ne cesse d’insister sur le caractère relatif
de la science - le positivisme n’est pas un scientisme mais un humanisme et le
sociologue bien humain ne saurait prétendre échapper aux conditionnements qu’il
étudie. Alors oui, toute observation sociologique possède une certaine relativité,
et le sociologue ne saurait se prétendre exempt de toute subjectivité ;
mais, puisqu’il y a science, il est au moins possible d’arriver à un accord
intersubjectif, si l’on veut, qui permette une confrontation avec le réel et de
construire un savoir cumulatif. Cela est même vrai dans les sciences
exactes : un physicien peut parfaitement conduire une expérience dans
laquelle il décide, en choisissant un dispositif expérimental particulier, que la lumière agira comme une onde. Il
arrivera à des résultats certains, précis, reproductibles, qui prendront place
dans le système des connaissances existantes et pourront servir à d’autres pour
élaborer de nouvelles théories et de nouvelles expériences (caractère
organisateur de la connaissance positive). Pour autant, ces résultats seront
relatifs à certaines conditions de production, et nul physicien ne saurait
ignorer que dans d’autres circonstances, la lumière produite dans la même
expérience mais soumise à un dispositif expérimental différent, se comportera
comme une onde. La science peut être (est même nécessairement) relative, elle
est une relation particulière entre l’homme et le monde (et particulièrement
efficace et universelle) - ce qui n’autorise certainement pas n’importe quelle
démarche.
Alors
il me semble que les problématiques relevées par le Danger Sociologique de G. Bronner et E. Géhin et qui paraissent
mettre le feu au champ de la sociologie ont été, pour l’essentiel, déjà
exprimées, pensées, parfois explorées à certain péril par le fondateur de la
discipline, Auguste Comte ; et que cela n’a nullement empêché la
sociologie d’accéder, ce qui n’avait rien d’acquis au départ, à la
reconnaissance universitaire, et les sociologues de faire progresser leur
discipline. Il y a, me semble-t-il, dans ce tohu-bohu, dans toutes ces
polémiques une grande part d’artifice qui, au mieux, permet d’intéresser le
public à la sociologie (mais d’une manière peut-être un peu regrettable), au
pire met en exergue de très vieux débats afin d’imposer une doxa particulière,
dans la lignée du très contesté « Révisionnisme
économique. Et comment s'en débarrasser" de Pierre Cahuc et André
Zylberberg.
Donc,
amis sociologues, Halte au
feu…d’artifice et bon travail ?*
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