L’émission de Raphaël Enthoven sur
France Culture, le Gai Savoir, mérite bien son titre, tant le philosophe, avec
sa comparse Paola Raiman nous fait découvrir texte philosophiques et
littéraires avec clarté, enthousiasme et gaieté – espérons qu’elle sera
reconduite en 2016. C’est en réécoutant
les deux émissions consacrées à
Merleau-Ponty et à l’ Œil et l’esprit
que j’ai eu envie de réagir tant l’idée
de la science développée par Merleau-Ponty et commentée par Enthoven est en
opposition avec une philosophie qui m‘est chère, le Positivisme d’Auguste
Comte. Merleau-Ponty développe l’idée
d’une opposition totale entre art et science : « « La peinture habite le monde
contrairement à la science », « La science manipule les choses mais renonce à
les habiter » « quand on donne un concept aux choses, on les squelettise
». Et pourquoi pas aussi la vieille
antienne de Chateaubriand « Les mathématiques dessèchent l’imagination »?
Science et art : La conception unitaire du Positivisme
Cette vieille scie romantique de
l’opposition entre science et art est
radicalement récusée par le Positivisme. Les sciences et les arts sont deux
conceptions jumelles de l’esprit humain, deux créations mentales, qui, loin de
s’opposer, obéissent aux mêmes lois et se fécondent l’une l’autre.
Cette idée a notamment été
développée par le positiviste allemand Dühring (E. Dühring, Appréciation d'Auguste
Comte, Revue Occidentale, seconde série, tome XVIII (1898), p. 228 ) Dühring y
commente l’essai de Sophie Germain (Considérations générales sur l'état des
sciences et des lettres aux différentes époques de leur culture, Paris, 1833.
De façon intéressante, l’œuvre principale de
Sophie Germain, mathématicienne et physicienne, hautement considérée par
Comte comme précurseur du Positivisme et honorée d’une journée dans le
calendrier Comtien), a été la détermination
des équations déterminant les déformations des surfaces élastiques à la
suite des superbes expériences de Chladni montrant les formes géométriques
fascinantes générées par des grains de sables disposés sur des plaques
vibrantes excitées de diverses façons ( une belle expérience ? faut-il dire
performance ? contemporaine à https://www.youtube.com/watch?v=_GRlHjC1-DE) .
Son oeuvre scientifiques résulte au moins en partie d‘une émotion esthétique !
« Le petit travail posthume de
Sophie Germain sur l'état des sciences prouve d'une manière éclatante qu'à
l'époque où surgit Comte, les analogies des méditations mathématiques
influaient puissamment sur la formulation plus exacte des pensées
philosophiques… Ce qu'on a trouvé dans ses papiers et ce qui a été édité sous
le titre suivant : Considérations générales sur l'état des sciences et des
lettres aux différentes époques de leur culture (Paris, 1833), ne comprend rien
moins, malgré le peu d'étendue du travail, qu'un programme logique et
esthétique des caractères fondamentaux d'une constitution précise de l'ensemble
de la science, ainsi que de la production littéraire et artistique dans
l'avenir. L'auteur de ce travail attaque avec raison l'hypothèse fondamentale,
d'ailleurs insoutenable, du système de Kant, à savoir que la logique n'a pas
une valeur absolue et que le type du savoir, représenté dans notre pensée par
l'intermédiaire des formes de l'intuition mathématique (mathematische
Vorstellungsform), ne s'applique pas à toute sorte d'existence en général et en
soi, mais seulement à ce qu'on appelle les phénomènes. Dans la conception de
Mme Germain, unitaire au plus haut degré, il n'existe qu'un principe
fondamental unique, commun aux productions de l'imagination et de la raison,
c'est-à-dire celui de l'ordre et de la proportion des parties, ou, comme on
pourrait dire plus justement, la loi et l'harmonie… En esthétique, elle
développe les conséquences d'une vue ingénieuse, à savoir les relations intimes
et non pas seulement formelles qui existent entre la production esthétique d'une
part et les travaux purement scientifiques de l'autre. Ses méditations
profondes allaient fort au-delà des notions purement exactes et lui faisaient
entrevoir une époque où le penchant artistique inné à l'Humanité, par rapport à
la conception du monde et de la vie, reprendra de nouveau ses droits, et il
n'aura alors d'autre objet — après s'être dépouillé des errements qui ne sont
autres que les systèmes métaphysiques et religieux — que la réalité rigoureuse
des choses. Cette anticipation, d'ailleurs très naturelle, d'un point de vue
plus élevé en philosophie n'est chez notre auteur qu'une conséquence de sa vue
fondamentale, à savoir que l'imagination et l'intelligence constituent une
fonction identique et que le raisonnement ne vient qu'à la suite des imaginations,
de la fantaisie…
Au savoir positif et exact
incomberait le rôle de transformer les vues fictives sur le monde et la vie en
vérités rigoureuses, sans flétrir la fleur de poésie qui embellit les fictions
des premiers âges. Au contraire, les beautés véritables n'apparaîtraient
qu'avec la vérité naturelle, dépouillée par la science rigoureuse de ses atours
fictifs. La science devra prendre une tournure plus artistique, et l'art se
mêler davantage d'éléments scientifiques. L'investigation scientifique et la
poésie devront être reliées par un lien commun, et l'idée que ce qui, dans la
réalité pleine et entière, n'apparaît que comme une divagation perturbatrice,
fait place, après un temps relativement court et d'une façon constante, à une
régularité plus puissante et plus élevée, finira par nous apparaître comme un
accomplissement des exigences et des aspirations de nos besoins moraux et
esthétiques.