Savoir pour pouvoir afin de pourvoir
Ayant longtemps vécu à
l’époque Napoléonienne (L’Empire des
sciences, Napoléon et ses savants, Ellipse 2003), je ne peux que rappeler
cette leçon de construction d’un Etat que nous a donné le Consulat.
Donc, en 1800, Napoléon
nomme comme Ministre de l’Intérieur le
chimiste Chaptal, ministre de l’Intérieur – il le restera jusqu’en 1804.
Ensemble, Napoléon et Chaptal vont en quatre ans réaliser un travail incroyable
et donner naissance à une France moderne dans laquelle on reconnaît nombre de
traits de la France contemporaine : ils donnent à la France son organisation administrative :
un préfet par département, un sous-préfet par arrondissement, un maire par
commune, recréent les Chambres de Commerce et inventent les Chambres
d’industrie, l’assistance publique des hôpitaux, les expositions industrielles,
le réseau des musées provinciaux etc…Et donc, avec les Préfets, Chaptal crée la
Statistique Nationale : les nouveaux Préfets se voient sommés de nourrir
la fringale de statistique du Ministère de l’Intérieur. Ils doivent remplir des
tableaux concernant la topographie, la démographie, l’état de l’agriculture, de l’industrie, des
transports et infrastructures de leurs départements, donner aussi des aperçus
sur l’état des habitudes et moyens
d’existence de leurs administrés. Et Chaptal veut des chiffres sincères : Je
vous annonce que je mets une telle importance à n’avoir que des faits vrais et
constatés, que je saurais bien moins mauvais gré à celui qui ne répondrait pas,
qu’à celui qui me répondrait par des généralités ou par des faits dont il ne
serait pas bien certain”. Il ne veut pas non plus qu’on sollicite les chiffres
pour répondre à ses supposés désirs : “Je me suis soigneusement interdit
d’émettre aucune opinion, de vous manifester aucun sentiment ; je ne veux que
des faits et je suis loin de vouloir former d’avance une théorie”. Les
centaines de tableaux départementaux qu’obtient ainsi Chaptal, sur les récoltes de grains et légumes, la
production de laine, l’extension de la vigne, les ressources minières, les
importations constituent une mine pour
les historiens… La France est enfin bien administrée, dans l’esprit des
Lumières : « savoir pour pouvoir afin de pourvoir » selon la
formule positiviste de Comte
C’est dans cette tradition que
l’astronome Martin Rees, président de la Royal Society et membre important de
l’Oxford Martin commission for future générations vient de lancer un
appel : « Il est temps d’établir des statistiques mondiales sur
lesquelles on puisse compter », appel publié en éditorial par Nature ( 17
octobre 2013). Extraits : « La science s’est infiltrée dans tout
l’espace public, et tous ceux d’entre nous qui sont actifs en ce domaine sont
conscients de l’attention que reçoivent à juste titre les données
scientifiques. Or, la plupart des données sur lesquelles reposent des pans
cruciaux de l’action publique, telles que les politiques de santé ou de lutte
contre la pauvreté sont bien en dessous des standards scientifiques
acceptables. » « A moins que
tous les pays ne se réunissent et ne publient des données fiables et
comparables sur des sujets tels que les maladies, les revenus ou l’emploi,
toutes les comparaisons internationales portant sur la croissance économique,
la santé, l’espérance de vie, etc. ne
sont d’aucune utilité ». Martin Rees appelle à la fondation d’une agence
statistique internationale qui contrôlerait la qualité et l’homogénéité des statistiques
internationales, mettrait en place des bonnes méthodes de recueil et de
traitement, garantirait la qualité des données générées, et veillerait à leur
bonne utilisation et dénoncerait toute utilisation trompeuse (de façon à
éviter, que selon le mot de Churchill, il y ait le mensonge, le gros mensonge
et .. la statistique)
Si
vous voulez faire l’Europe, faites une statistique européenne
Eh bien, ce que Martins Rees
propose au niveau mondial, faisons-le au niveau européen. Chacun peut constater
journellement à quel point, faute d’homogénéité
et de qualité statistique, faute de vouloir un instrument qui
permettrait de comparer exactement les situations et les gouvernances des Etats
de l’Union, il est difficile de comparer les situations des citoyens dans tous
les domaines importants de l’action publique, et impossible de mettre en place
une politique commune bien informée et rationnelle.
Un exemple caricatural en est donné
par l’économiste Philippe Askenazy, dans
le Monde du 18 février 2014, dans un article intitulé « Faut-il pleurer
sur les marges ? ». D’où vient
l’effondrement des marges des entreprises françaises qui ne leur permettrait
plus d’investir ? Si l’on estime qu’il vient d’un manque de compétitivité,
alors la recherche d’un choc de compétitivité, qui choquera surtout les salariés,
peut paraitre rationnelle et justifiée. Mais, explique Phlippe Askenazy,
« les données sur les marges sont faussées, de même que celles sur le
commerce extérieur. La taille de la finance serait surestimée par rapport à
l’industrie et au commerce. En clair, l’état des entreprises ne serait pas si
dramatique et la compétitivité de la France pas si dégradée… Quels sont les
vrais chiffres ? » demande l’économiste dans un intertitre ».
C’est qu’en effet près du tiers (50 milliards) des échanges franco-allemands
sont constitués de transferts intragroupes ; et que ces transferts
intragroupes sont bien davantage dirigés par les différences de fiscalités
entre les Etats que par des différences de productivité – et le taux global de
l’impôt sur les sociétés a baissé de 20 points en Allemagne depuis 2000) et n’a
pas bougé en France. Conséquence : les entreprises font de l’optimisation
fiscale en manipulant les prix de transfert d’une filiale à l’autre. Dans cette
hypothèse, ce n’est pas d’un choc de compétitivité qu’il faut attendre le
salut, mais d’un choc d’harmonisation fiscale…
Conclusion de Philippe
Askenazy : « Des statistiques fiables dans tous les domaines sont
essentielles pour un débat démocratique serein
et pour prendre des décisions politiques pertinentes ».
Alors oui, pour faire l’Europe,
faisons une statistique européenne,
faisons une INSEE européenne. C’est,
avant toute institution, une première condition nécessaire.