Mort ce mois-ci de Stanley Hoffmann, historien
franco américain né à Vienne en 1928, études à Sciences Po et avec Raymond
Aron. Stanley Hoffmann a préfacé La
France de Vichy de Paxton en ces termes : « sur deux points
capitaux, l'apport de Paxton est révolutionnaire » : il n'y a pas eu double jeu
de la part de Vichy, et le régime n'a pas joué l'effet de « bouclier » en
épargnant certaines souffrances aux Français ». D’autre part, Onfray, dans
sa dernière série de cours de l’Histoire de la Philosophie consacrée notamment
à Jankelevitch, Misrahi, Dufreigne cite à plusieurs reprises l’historien Herbert Lottman, auteur d’une superbe biographie de Camus,
de Modigliani, et également Pétain (Fayard, 1984), L'Epuration
(Fayard, 1986), La Chute de Paris, juin 1940 La Fabrique, 2013), La
Dynastie Rothschild (Le Seuil, 1995) ou encore De Gaulle/Pétain:
règlements de comptes. Et surtout
peut-être La Rive Gauche (Le Seuil, 1981)), superbe histoire des
intellectuels français du Front populaire à la guerre froide, que j’ai eu le
bonheur de relire cet été. Donc trois historiens, Robert Aron, Paxton, Herbert
Lottman (1927-2014), qui ont écrit de histoires de Vichy bien différentes, à
partir des mêmes témoignages, des mêmes archives, et des conclusions assez
antagonistes ; l’occasion d’une réflexion sur l’histoire et les historiens.
Paxton contre Aron
Donc, pour Paxton, le supposé double jeu de Vichy n’a jamais
existé. Au contraire, Pétain, Laval et
Darlan ont toujours recherché la collaboration avec l'Allemagne nazie, et
multiplié les signes et les gages de leur bonne volonté à s'entendre avec le
vainqueur, allant souvent spontanément au-devant des exigences allemandes. Loin
d'avoir protégé les Français, le concours de Vichy a permis aux Allemands de
réaliser plus facilement tous leurs projets — pillage économique et
alimentaire, déportation des Juifs, exil forcé de la main-d'œuvre en Allemagne.
Avec leur peu de troupes, de policiers et de fonctionnaires, jamais les
Allemands n'auraient pu gérer un pays développé aussi vaste sans le concours
actif du gouvernement, de l'administration et de la police. Les rares contacts
officieux et sans suite avec Londres, fin 1940, démesurément gonflés et surinterprétés
après la guerre par les partisans de Vichy, ne pèsent rien au regard de la
réalité de la Collaboration, indéfectiblement poursuivie jusqu'à l'été 1944
inclus. »
Les historiens Henry Rousso et Jean-Pierre Azéma ont défendu, face aux
attaques de Paxton, la remarquable Histoire de Vichy de Raymond Aron.
Pétain aurait bien joué un rôle de
bouclier des Français, et aurait
su jouer double jeu avec Hitler. Ils mettent notamment l'accent sur la
conclusion de Robert Aron : « négociations secrètes, télégrammes clandestins,
mesures dilatoires, impossibles à percevoir par l’opinion, ne cessent de
réduire la collaboration proclamée ». Plus sévère encore, Marc Ferro a critiqué
les chiffres et la méthode de Paxton. Ainsi, selon Paxton : « Environ 45 000
volontaires s'engagent en 1944 dans l'odieuse Milice, en partie peut-être pour
échapper au STO, en partie par fanatisme, en partie aussi pour aider à défendre
« l'ordre public ». Si l'on y ajoute les effectifs de police et la garde
militaire, il est vraisemblable qu'en 1943-1944 il y a autant de Français
travaillant à écraser le désordre que de résistants ». Et Ferro de faire
remarquer : « Laissons ces chiffres, pris aux Archives, mais qui
n'ont aucun sens : tous les Français qui résistent ne résistent pas nécessairement
dans un réseau ou une unité enrégimenté... Un paysan ou un fonctionnaire qui
aide des résistants ne figure pas sur les rôles des réseaux ni des unités
militaires de la Résistance. Surtout,
ce que la plupart redoutent, ce n'est pas la révolution : c'est d'être
fusillés par les Allemands… « . Et ce jugement sévère de Ferro
sur Paxton : « Il fait des erreurs d'appréciation », « son
analyse se base sur des chiffres tirés des archives et interprétés sans tenir
compte du contexte. ».
Plus
sévère encore, l'historien Pierre
Laborie avance que Paxton a « minimisé le poids de l'Occupation ». et que son 'argumentation
repose sur des erreurs grossières : «
Dans l'édition de 2005 de La France de Vichy, page 12, Paxton écrit que
jusqu'en 1943, il n'y a eu que 40 000 soldats allemands (des « vieux ») ; les
forces nouvelles seraient arrivées plus tard, et elles auraient été placées sur
les côtes. C'est une grossière erreur, gênante en raison du commentaire qui
l’accompagne, et malheureusement répétée au cours des éditions, en dépit des
démarches effectuées pour attirer l’attention de l’éditeur sur la bévue. Les
seules troupes de sécurité (maintien de l’ordre) représentaient 100 000 hommes
fin 1941, 200 000 en 1943. À leurs côtés, les troupes d’opérations comptaient
400 000 hommes en 1942-43 et ces effectifs seront portés à environ un million
d’hommes au début de 1944. On peut regretter que le respect légitime ( ??)
à l’égard du grand historien de Vichy conduise à rester silencieux devant un
point contestable de son travail et à lui attribuer une sorte de statut de «
vache sacrée » qu’il n’a certainement jamais revendiqué ».
Enfin, les historiens Léon Poliakov, Gerald
Reitlinger et Alain Michel considèrent, contrairement à Pacxton, que le régime de Vichy, bien qu'antisémite, a
cherché à amortir l'impact de la déportation des Juifs de France, et réussi à
le faire.
Et, en
effet, il faut bien que le masochisme français soit bien ancré pour que Paxton
et ses épigones aient bénéficié d’une telle audience ; sans compter le
terrorisme de certains groupes d’intellectuels pour qui s’opposer à Paxton,
c’est collaborer avec les nazis français et allemands…
Avec Herbert
R. Lottman (1927-2014), nous avons encore quelque chose de tout à fait
différent. Que ce soit dans ses livres littéraires, notamment sur Camus, ou historiques (Pétain (Fayard,
1984), L'Epuration (Fayard, 1986), La
Rive Gauche (Le Seuil, 1981),
nous avons beaucoup mieux qu’une « minutie toute anglo-saxonne »,
comme l’a écrit je ne sais plus quel critique ; nous avons une
accumulation étonnante de faits et de témoignages, tous vérifiés, certifiés, mais tous organisés et interprétés par une
connaissance véritable du contexte et des mentalités, et une véritable empathie
pour ses sujets, en particulier la France et les Français. Et bien que Lottman
ne dissimule pas ses sympathies politiques (socialistes et démocratiques),
l’ensemble forme un tableau sans doute le plus proche possible de ce que peut
être une vérité historique et permet à chacun de se faire sa propre idée, même
si Lottman donne la sienne ; sur l’Epuration par exemple : « les
Français n’ont pas à rougir de leur épuration » ; ça peut se discuter dans le détail ( relire
Aron et Amouroux !) ; si l’on compare en d’autres temps ou en
d’autres lieux, pourquoi pas ?
Lottman, un grand monsieur, ou Lottman plutôt que Paxton
Avec sensiblement les mêmes archives et les mêmes témoignages,
Aron, Paxton et Lottman ne lisent pas la même chose ; là où le premier
interprète faits, discours et archives en tenant compte de l’action qu’il a
vécu au plus près, que le troisième se rapproche du premier par un travail
acharné et une véritable empathie, il semble que le second ne comprenne pas ce
qu’il lit ou trouve, faute de l’interpréter, ou, pire, ne comprenne que ce qu’il a décidé de comprendre selon une opinion
prédeterminée. Ainsi sans doute en va-t-il en tous domaines ; et reprenant
la conception d’Auguste Comte sur l’opposition / conciliation entre la
spécialisation dispersive des érudits et l’esprit de généralité nécessaire à
ceux qui veulent avoir une vue philosophique de leur discipline, on pourrait
distinguer les généralistes qui veulent trancher de tout sans savoir grand
chose (guère dangereux, car faciles à démonter), les érudits incapables de
comprendre leur sujet en raison de leurs œillères (plus dangereux car
crédibles), et les érudits capables de s’élever à une véritable connaissance et
de la transmettre, grâce à une expérience vécue ou des vertus d’empathie.
Bref, pour donner envie de lire Lottman plutôt que Paxton,
Quelques extraits de La Rive Gauche, à propos d’un personnage
cité à plusieurs reprises par Onfray
lors de ses cours de l’Université Populaire de l’été 2015, le lieutenant
Heller, patron de la censure allemande en France pendant l’Occupation :
« Heller
n’affronta de danger réel qu’à son retour en Allemagne, après la libération de
Paris…Il apprit par un ami à Berlin que quelqu’un, au ministère de la
Propagande, l’avait dénoncé comme défaitiste. Il s’était en effet opposé, en
aout 44, à un projet qui tendait à rassembler en Allemagne des otages français.
Il avait vu une liste d’écrivains français connus pour leur hostilité au Reich
– des noms connus comme ceux de Mauriac et d’Eluard,- à l’Institut Allemand et
au quartier général du SD, avenue Foch, et il était parvenu à s’emparer de
ladirte liste, et à la détruire dans les deux cas. A présent, un rapport circulait
sur Heller, rapport des plus sévères.. »
« Il éprouvait une
gratitude particulièrement vive envers Paulhan : » c’est par lui que
je suis devenu un autre homme ». Il se souvient d’avoir, craignant pour la
sécurité de l’écrivain, fait les cent pas sous les fenêtres de ce dernier, rue
des Arènes, pour être là en cas d’incident. De temps en temps, il jetait un
coup d’œil sur une maison toute proche, où habitait Jean Blanzat, l’un des plus
proches amis de son protégé, et où se cache quelques temps Mauriac »
« Céline arriva
un jour au bureau de Heller à l’Institut
Allemand, et griffonna un NRF sur la porte. « Voyons, déclara-t-il, tout
le monde sait que tu es un agent de Gallimard et le secrétaire particulier de
Jean Paulhan ». Céline tira deux lunettes de motocyclistes de sa poche,
donna l’une à Heller et l‘autre à Marie Louise, la future Mme Heller, en leur
disant « elles vous rendront bien service quand les villes allemandes
s’en iront en flammes et en fumées ».
Une dernière à propos
de l’intervention d’un Pasternak, déjà en disgrâce en URSS, et intervenant au
Congrès International des écrivains pour la défense de la culture, organisé par
les communistes en 1935 à Paris. Donc, Pasternak, expédié à Paris sur ordre
exprès de Staline : « Je comprends qu’il s’agit ici d’un
rassemblement d’écrivains en vue d’organiser la résistance au fascisme. Je n’ai
qu’une chose à dire : ne vous organisez pas ! L’organisation est la
mort de l’art. Seule compte l’indépendance personnelle. En 1789, en en 1848, en
1917, les écrivains n’étaient organisés ni pour, ni contre. Ne le faites pas,
je vous en supplie, ne vous organisez pas »… Selon Malraux, son
intervention se résumait à peu près en ceci : « Parler
politique ? futile, futile…Politique ? Allez campagne, mes amis, allez
campagne cueillir fleur des champs »
Editeurs, rééditez Lottman plutôt que Paxton !