Un rapport de Gaspard Koenig
La secte libérale a ses francs-tireurs, qui ont le mérite d’exposer
ouvertement, haut et fort leurs convictions, sans les dissimuler derrière une
prétendue fatalité, un « il n’y a pas d’autres alternatives », ou un
prétendu réalisme refusant toute idéologie, masquant en réalité une idéologie bien
réelle et très contestable et/ou des intérêts très particuliers et très rémunérateurs.
Aux USA, ils ont Ron et Rand Paul ; en France, l’un des plus doués est
Gaspard Koenig et il lui arrive d’être intéressant et de proposer à la
réflexion et au débat public des idées qui ressemblent à ce que sont les
expériences de pensée pour les physiciens, comme enfermer un chat dans une
boite avec une pastille de cyanure et un dispositif aléatoire pour en libérer le gaz : utile
pour réfléchir, à ne surtout pas mettre en pratique dans la réalité. Son
dernier combat vise à promouvoir un droit de propriété privée pour les
données personnelles ; Extraits :
« Il s'agit de rendre aux citoyens ce qui leur appartient. Tous les
jours nous acceptons des dizaines de cookies sur nos ordinateurs et cliquons
« ok » sur des conditions d'utilisation léonines qui nous dépossèdent
de nos données personnelles, y compris les plus intimes. Or si la data est bien
cet « or noir » du 21ème siècle, il n'y a pas de raison de ne pas
payer les producteurs - nous - sans laisser aux raffineurs (les agrégateurs et
les plates-formes) l'intégralité des revenus liés à l'exploitation des data. On
peut par exemple se rendre compte de la valeur monétaire de nos posts sur Facebook grâce au
« Data Valuation Tool ». A l'inverse, chacun doit pouvoir arbitrer
les données personnelles qu'il ne souhaite pas partager. Quand j'achète une
voiture, j'ai envie qu'elle m'appartienne pour de bon, pas qu'elle alimente le
constructeur en données sur ma géolocalisation, mon comportement et mes excès
de vitesse... Chaque citoyen doit pouvoir choisir entre vendre ses données aux
plates-formes vivant du retargeting publicitaire, ou les conserver (quitte alors
à payer le prix du service) »
« Après dix ans de chaos dans la data, il est clair qu'une nouvelle
forme de régulation est nécessaire. Il y a trois options. Créer une sorte
d'agence nationale des données personnelles qui serait chargée de mettre des
data encryptées à disposition des entreprises, sous certaines conditions. C'est
le communisme. Ou alors, créer des droits pour les citoyens et des obligations
pour les plates-formes qui collectent les données : c'est ce qu'ont choisi
de faire la Commission européenne et divers régulateurs nationaux comme la Cnil
en France. Le risque est alors d'aboutir à une judiciarisation excessive de
l'économie digitale et d'étouffer l'innovation. Nous proposons une troisième
option, qui peut s'articuler avec la précédente : celle de la
patrimonialité des données pour permettre aux entreprises de se les approprier
après avoir justement rémunéré les citoyens. La révolution industrielle a rendu
nécessaire un droit de propriété intellectuelle sur les brevets. C'était déjà
une construction sociale. Il serait logique aujourd'hui d'étendre le droit de
la propriété privée aux données personnelles. »
« Aujourd'hui, les politiques ne comprennent rien au sujet. Mais le
thème est très populaire tout simplement car cela peut représenter des revenus
supplémentaires pour les gens »
La thèse est notamment défendue dans un rapport Mes
data sont à moi. Pour une patrimonialité des données personnelles (generationlibre.eu)
qui propose des solutions techniques pour y parvenir. Evidemment, un certain
nombre de La République en Marche ont
immédiatement embrayé, sans réfléchir, en bons petits disciples de la secte
libérale ou en défenseurs d’intérêts bien particuliers indifférents ou opposés
à l’intérêt commun
Les data : bien individuel ou bien commun ?
Commençons tout de suite par évacuer la
petite friandise démagogique et typiquement libérale : « cela peut représenter des revenus
supplémentaires pour les gens ». Si on
prend le revenu de Facebook et qu’on le divise par le nombre d’utilisateurs,
cela ne représenterait que 10 dollars par an par individu, donc valeur très maximisée des data. En
échange de ses data que vous leur fournissez, Facebook, Google et autres rendent un service gratuit. D’ailleurs,
Google, qui est devenu assez transparent sur le sujet, propose une option dont les
conditions d’utilisation précisent très clairement que Google ne peut pas
utiliser les données que vous stockez : le prix est de 40 euros par ans.
Pour
la très vaste majorité des gens, le nouveau droit révolutionnaire de Gaspard
Koenig, et la promesse de revenus supplémentaires se traduiraient en réalité
par une perte ! Antonio A. Casilli, maître de conférences en Digital
Humanities à Telecom ParisTech et chercheur associé en sociologie au Centre
Edgar-Morin estime : « Une contractualisation sur base individuelle
de la valeur de la donnée n’entraînerait qu’une généralisation de la condition
de sous-prolétaire numérique”.
La
triste (pour les tenants de la secte
libérale) réalité est que les fameuses data, « or noir du XXIème siècle »
n’ont aucune valeur individuelle, mais une réelle valeur pour la société. Et l’idée
que les données personnelles ne relèvent pas entièrement (ou uniquement) d’une
problématique individuelle n’est pas
neuve.
Un
vrai pionnier en ce domaine fut Pierre Bellanger (par ailleurs personnage assez
sulfureux), fondateur de Skyrock et patron de ce qui fut durant plusieurs
années, au début des années 2000, le plus gros réseau social français (Skyblog).
En 2014, il expliquait au Conseil d’Etat que les données personnelles ont
changé de nature. « La vision des données comme indépendantes et
fondamentalement séparées les unes des autres est une abstraction qui n’est
plus pertinente. Les données personnelles se déterminent mutuellement et
forment un réseau organique ». Précisant que ces informations « sont d’un
intérêt général majeur pour la collectivité, notamment, en matière de santé, de
transports, de consommation, d’environnement ou encore de compétitivité
économique », il estimait que ce réseau de données par son origine
multi-personnelle, son impossibilité à le séparer, et son utilité collective est
donc un « bien commun, qui appartient à tous mais ne peut appartenir à
personne en particulier ».
Antonio
A. Casilli développe aujourd’hui cette idée, malheureusement sous une forme à
la mode dont je crains qu’elle ait moins de chance d‘atteindre un large public que
les discours simples et efficaces de la secte libérale : « Quoique
personnelles, ces données, ces productions digitales, ne sont pas du ressort
de la propriété privée, mais le produit d’un commun, d’une collectivité.
Par conséquent, la rémunération devrait chercher à redonner aux commons ce qui
a été extrait des commons ». Selon lui, le problème est même de nature
éthique, la commercialisation des données par les utilisateurs pouvant créer
”un énième ‘marché répugnant’, formule parfois utilisée pour définir les
marchés (comme l’achat d’organes, ou les paris en bourse sur les attentats
terroristes).
L’idée positiviste :
les théoriciens libéraux sont fort enclins à ne tenir aucun compte de la
société
Il
est assez surprenant que sur ces sujets nul ne songe à reprendre les critiques
fondamentales de la doctrine positiviste et les solutions qu’elle propose. Les
textes les plus intéressants à ce sujet viennent probablement des disciples anglais
de Comte (cf. notamment mon article La
religion de l'humanité de Frédéric Harrison. Positivisme contre ploutonomie, Revue
du MAUSS 2014/1 n° 43). Frederic Harrison commence par développer une
critique de la notion de droit, que Comte qualifie de métaphysique, ce qui n’est
guère un compliment :
« Le
socialiste se place sur un terrain beaucoup trop étroit lorsqu’il fonde la
revendication de l’ouvrier uniquement sur le droit. C’est une base illusoire,
indéterminée, décréditée que le droit. Nous connaissons le droit légal, il
signifie simplement ce que le corps politique dirigeant qui a dans chaque État
le contrôle de la législation, juge à propos de décider. Nous savons ce que
sont aujourd’hui les droits légaux, avec le suffrage démocratique, en
Angleterre ou en France […]
Le
droit a été mis en pièces par nombre de critiques. Il n’en reste qu’un lambeau
provenant du siècle passé, de la pauvre école de Rousseau.. L’homme de
demi-instruction qui fait appel au droit entend par droit ce qu’il aimerait
voir se réaliser […] Lorsque Stradivarius a fait un violon, que Beethoven a
composé une sonate et que Joachim l’exécute sur l’instrument, quels sont les
droits respectifs de Stradivarius, de Beethoven et de Joachim sur l’argent que
le public paie pour entendre le concert ? Qui répondrait à cette ridicule question
autrement qu’en disant : les droits du facteur d’instrument, du compositeur et
du virtuose seront la part que chacun d’eux conviendra d’accorder aux autres ?
Précisément : les droits nous mettent en présence d’un dilemme insoluble, sauf
lorsqu’ils sont établis sur le libre contrat. Or le libre contrat est le
système même que les ploutonomistes vantent comme le seul système équitable à
tout jamais ; et c’est le système au nom duquel aujourd’hui toute cruauté et
toute oppression s’imposent en Angleterre, en Écosse, en Irlande. »
Significativement,
ce passage introduit un paragraphe intitulé : « Les théoriciens
socialistes sont fort enclins à ne tenir
aucun compte de la société ». C’est évidemment encore plus vrai des théoriciens
libéraux, dont Margaret Thatcher a ainsi radicalement résumé la doctrine «
there is no such thing as society ». Mais Frederic Harrison, par proximité
idéologique, s’adresse aux socialistes, et il n’est pas intéressant de remarquer
combine, depuis très longtemps, certain socialistes ont au fond accepté les
idées les plus contestables, les plus métaphysiques, idéologiques des
fondamentalistes libéraux, et des thèses totalement antagonistes à ce qui fonde
même le socialisme.
Revenons
à nos data. Elles ne résultent pas d’un travail individuel, elles résultent de
l’existence même de la société et des interactions qui s’y développent. Elles
sont donc les propriétés de la société ; d’où un premier principe,
décalque très proche d’un mot d’ordre positiviste : «Les data, étant d’origine sociale, doivent être sociales dans leur
destination ». Ce qui signifie que ce sont les sociétés qui doivent
tirer profit de leur utilisation. Ce qui signifie deux choses ; dans nos
sociétés organisées démocratiquement dans le cadre national, ces data
appartiennent à l’Etat, lequel a premièrement le droit de les vendre, deuxièmement,
le devoir de contrôler leur utilisation pour le bien public.
Cela
ne signifie pas que c’est l’Etat qui aurait le seul droit de les exploiter. Ce serait
là le communisme dénoncé par G. Koenig, et une profonde erreur. Un second
principe positiviste formule que « la
propriété fonction sociale, doit, dans la plupart des cas recevoir une
appropriation personnelle, pour être employée avec indépendance et
responsabilité au service de la famille, de la patrie et de l’Humanité » ;
que cette appropriation personnelle est
à la fois la condition de tout progrès et celle des libertés individuelles.
Un Commissariat à
la souveraineté numérique
Une
solution positiviste serait donc que les data générées par la société
appartiennent à une agence étatique -Pierre Bellanger proposait un « Commissariat à la souveraineté numérique »
dont « la mission première serait la mise en œuvre du système
d’exploitation souverain. Un tel organisme est complémentaire des
administrations et compétences existantes. Sa structure comme son budget sont
particulièrement légers. Il correspond, dans le principe et la volonté, à ce
que fut le Commissariat à l’énergie atomique de l’immédiate après-guerre. »
Cette
structure assurerait la souveraineté numérique de la France et un service
public garantissant que les collectes et stockage de données issus de la société
française se font conformément aux lois françaises, et que leur communication éventuelle et leur
utilisation se font dans l’intérêt de la France, dans l’intérêt commun des Français.
Il
aurait encore pour mission de définir et organiser ces données de la façon la
plus utile possible et de mener une véritable prospective quant aux utilisations
possibles pour la santé, l’enseignement, l’énergie, les transports, l’emploi,
la consommation, l’environnement ou la compétitivité économique.
Par contre, il n’aurait pas vocation à exploiter
lui-même ces données et à inventer, mettre en place, faire fonctionner les
services correspondants : cela sera mieux pris en charge par l’initiative
privée, selon des conditions et des licences bien définie. Et l’on peut même
rêver que cette structure, sans que cela soit forcément son but premier, constitue
un avantage compétitif considérable dans la naissance d’industries françaises
de l’exploitation de données. Le Commissariat aurait la responsabilité non de l’exécution,
mais de la régulation de ce nouveau secteur économique, dont on sait déjà qu’il
prendra une importance considérable.
Une
telle structure était prévue par la loi Lemaire sur l’économie numérique, mais n‘a
pas été mise en place et sa mise en place ne parait plus d’actualité. Il semble
que les députés en Marche s’intéressent peu à ce sujet pourtant primordial, à
moins qu’ils ne soient complètement sous-influence de la secte libérale, zombisés
et incapables de toute réflexion. Il serait au contraire grand temps de
reprendre le sujet.
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