Commission d’enquête
visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance
énergétique de la France- Commission Schellenberger
Sur Orano : Plusieurs pays, dont le Royaume-Uni, ont perdu leurs compétences en matière de recyclage. Je suis donc extrêmement fier des équipes du nucléaire français, d’Orano en particulier, qui portent ces technologies. Elles ont besoin de visibilité et d’anticipation, car les industriels s’accommodent mal des stratégies de stop & go ou clignotantes. Nous sommes résilients aux crises, qu’il s’agisse de la crise Covid-19 – nous produisions alors à 80/90 % de notre capacité – ou du drame de la guerre en Ukraine. De véritables forces existent dans l’industrie nucléaire française, en particulier du côté de ces équipes, et ce malgré le désert que nous avons traversé.
Sur l’abandon d’Astrid et le futur des réactuers neutrons rapides : un decéiosn résultant des choix politiques, pas scientifiques
Sur la forme, nous avons effectivement été associés à cette prise de décision. Sur le fond, j’y ai été associé dans des conditions qu’il convient de préciser. À l’époque, Areva sortait de restructuration. L’entreprise n’était pas réellement financeur du programme Astrid, ou seulement de manière marginale, et ce sont surtout des équipes du CEA et d’Areva – aujourd’hui passées chez Framatome – qui travaillaient sur le sujet. Dès lors que l’État a annoncé de fortes réductions des budgets du CEA, et dès lors qu’EDF a annoncé ne pas pouvoir financer au niveau souhaitable en raison de contraintes financières découlant du mécanisme d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH), il était impossible pour Areva – puis Framatome et Orano – de financer ces recherches et développements, étant entendu que nous étions nous-mêmes sous pression économique. Toute traversée du désert vous confronte à des choix. En l’absence de carburant, il convient d’abandonner certains véhicules en se concentrant sur les autres : c’est le choix qui a été opéré.
Néanmoins,
cela n’enlève rien à l’avantage des réacteurs rapides dans la gestion du cycle
nucléaire. Nous avons simplement dû procéder, sous contrainte
budgétaire, à des arbitrages en termes de recherche et développement (R&D).
Aujourd’hui, plusieurs sortes de réacteurs rapides existent, avec des maturités technologiques et des enjeux extrêmement différents. L’avancement technologique sur les réacteurs à sodium, dont la France a été leader mondial, est tout à fait différent de ce que l’on observe sur les autres types de réacteurs. Près de cinquante start-up dans le monde – notamment aux États-Unis – travaillent sur les réacteurs avancés, dont dix qui ont été sélectionnées et cinq que nous fournissons et qui sont aidées par le gouvernement américain, ce soutien consistant à favoriser l’émergence de plusieurs entreprises de conception de réacteurs. Nous fournissons également deux start-up sélectionnées et financées à hauteur de plusieurs milliards de dollars pour construire leur premier prototype. L’un d’eux est un réacteur au sodium, élaboré par l’entreprise TerraPower de Bill Gates, qui développe également un autre réacteur rapide à sels fondus, alimenté par du combustible liquide, qui ne présente absolument pas le même degré de maturité technologique – il n’en a jusqu’ici existé qu’un seul fonctionnel durant trois ans.
Sur les SMR à combustible très enrichis : pas assez d’investissements, l’Europe à la traine
M. le président Raphaël Schellenberger. Dans le débat public, la discussion autour des SMR élude la question du combustible et de son niveau d’enrichissement. Certains projets reposent sur des niveaux d’enrichissement non usuels et particulièrement élevés au regard de la réglementation. Comment appréhendez-vous cet enjeu ?
M. Philippe Knoche. Les réacteurs précités peuvent utiliser des
combustibles enrichis jusqu’à 20 % en uranium, contre 5 % pour le
combustible classique. Ces réacteurs présentent l’avantage de fonctionner
beaucoup plus longtemps sans besoin de recharge et/ou d’être beaucoup plus
compacts.
Il s’agit d’un
horizon complet d’innovation que les États-Unis ont cherché à atteindre en
levant ce seuil de 5 % qu’ils avaient eux-mêmes imposé de manière
informelle depuis plusieurs décennies. En
termes d’enrichissement, le passage de 5 à 20 % ne requiert par d’autres
technologies que celles déjà utilisées pour le passage de 0,7 à 5 %. Les
usines doivent être adaptées, mais sans rupture technologique. Des
installations dédiées sont à prévoir pour l’entreposage, le transport et la
déconversion, pour lesquelles les barrières technologiques ont toujours été
maîtrisées ; si certaines installations ont été arrêtées depuis vingt ans
et ont été détruites, nous disposons toujours des procédés.
Le marché n’existe pas actuellement, mais les
matières enrichies à 20 %, uniquement d’approvisionnement russe,
alimentent des réacteurs de recherche, des réacteurs à but médical ou des
prototypes de réacteurs avancés, qui cherchent désormais de nouvelles sources
d’approvisionnement. Si les États-Unis
ont dégagé un budget de 700 millions de dollars sur ce type de sujet,
aucun fonds dédié n’existe au titre de France 2030, qui se concentre sur la
conception de réacteurs et non sur le cycle associé. Pour notre part, nous
avons publiquement indiqué que nous travaillions sur des combustibles
commerciaux enrichis à 6, 7 ou 8 %, sachant que certains clients
pourraient vouloir allonger les cycles des réacteurs existants, ainsi que sur
des combustibles enrichis jusqu’à 20 %, de manière à soutenir les
réacteurs de recherche.
M. le président Raphaël Schellenberger. Avec
vos installations d’envergure industrielle, jusqu’à quel niveau êtes-vous
autorisés à enrichir l’uranium ?
M. Philippe Knoche. Nous
enrichissons jusqu’à 5 %, mais seules de faibles modifications sont
nécessaires pour passer à 6 %, tandis que le cadre réglementaire est
relativement adapté à 8 %. Nous devons en revanche soumettre des dossiers
aux autorités compétentes en fonction des pays.
George Besse = trois centrales nucléaire de
plus !
M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez réalisé un important investissement industriel en fermant l’usine Eurodif et en ouvrant l’usine Georges-Besse II. Un chiffre m’a particulièrement marqué : vous êtes passés d’un besoin de puissance de 2 500 mégawatts pour la première à 50 mégawatts pour la seconde. Autrement dit, Orano a rendu l’équivalent de trois tranches nucléaires au réseau national. Pouvez-vous préciser à quelle date est intervenu ce changement ?
M. Philippe Knoche. l’arrêt d’Eurodif – intervenu en 2010, 2011 ou 2012 – fut particulièrement visible à l’époque. En revanche, je confirme que ce changement n’est pas anodin par rapport à l’analyse de la demande, de même qu’il n’est pas anodin en termes géographiques, dans la mesure où le sud-est est très demandeur de génération électrique. À ma connaissance, EDF et RTE étaient tout à fait intéressés de récupérer cette production électrique. J’ignore toutefois comment cette nouvelle donne a été prise en compte dans les simulations d’évolution de la consommation, puisque je ne travaillais pas sur ces sujets à ce moment. Quoi qu’il en soit, il est vrai que l’évolution technologique entre les deux usines est tout bonnement incroyable. Pour prendre une image parlante, Orano intervient généralement sur des objets aussi technologiques qu’une Formule 1 électrique et aussi grands qu’une cathédrale. Dans le cas présent, nous sommes passés d’une technologie à dimension de cathédrale à une technologie très modulaire, très numérisée et très économe en énergie.
M. le président Raphaël Schellenberger. C’est comme si nous avions construit, en 2012, trois tranches nucléaires de 900 gigawatts dans le parc national. Or cela n’a pas été pris en compte dans l’évolution des scénarios, ce qui peut masquer certaines réalités de construction de ces scénarios.
M. Philippe Knoche. De manière générale, les systèmes
complexes sont difficiles à vulgariser, et l’on préfère parfois se focaliser
sur quelques symboles, alors que la réalité est souvent plus complexe et doit
être présentée dans la nuance. À nous de l’expliquer.
Sur l’approche intégrée et les forges du Creusot et l’EPR d’Olkiluoto
L’approche stratégique One-Stop Shop est la capacité à vendre à la fois de l’uranium, du combustible et des réacteurs. Si Areva a été démantelé pour des raisons d’exécution et de mise en œuvre, le producteur d’uranium canadien Cameco a récemment racheté la société américaine Westinghouse, tandis que les Russes ont toujours vendu des réacteurs avec le combustible et les matières associés. Inversement, les Britanniques ont échoué. Il s’agit bien d’une question de mise en œuvre et de capacité, pour une entreprise, à délivrer ce qu’elle a promis. Celle-ci est indépendante de la question relative à la fabrication de cuves, qui induit des enjeux de savoir-faire industriel et de mise à niveau.
J’ai dû gérer la
situation du Creusot, qui était confronté à l’évolution de la réglementation et
du savoir-faire industriel. Nous avons été les premiers à souligner que
nos forges n’appliquaient pas les meilleures techniques industrielles du
moment. Depuis, de grands forgerons mondiaux ont admis ne pas maîtriser ce type
d’opérations aussi bien qu’espéré. Désormais,
grâce aux investissements réalisés au Creusot et bien décrits par Bernard
Fontana, Framatome a le savoir-faire industriel, maîtrise ces opérations et
dispose d’outils industriels complètement rénovés, sachant qu’ils n’avaient
pas été renouvelés depuis la construction du parc
Professionnellement,
il fut très traumatisant de construire dans ces conditions : design
inachevé, Supply Chain et base technologique et industrielle
qui n’avaient pas été à la même phase de la construction depuis vingt ans,
compétences perdues, construction à l’international sans construction préalable
en France, etc. Tous les critères de dysfonctionnement étaient réunis.
Néanmoins, notre concurrent américain a rencontré des difficultés encore plus
grandes. La France ne doit donc pas "jeter le bébé avec l’eau du
bain". L’EPR est un produit construit pour soixante ans, reconnu
extrêmement sûr par les autorités de sûreté, et même s’il n’est pas le seul
réacteur capable de répondre à la demande, les équipes qui ont traversé le
désert en construisant le réacteur méritent le respect.
M. Antoine Armand, rapporteur. Vous ne
partagez donc pas l’avis de M. Proglio selon lequel l’EPR serait
inconstructible.
M. Philippe Knoche. L’EPR est
constructible, puisqu’il tourne, mais il est indéniable que de nombreux objets
sont plus simples à construire. Sa construction en Chine semble toutefois plus
facile que dans le monde occidental, où les grands projets sont difficiles à
faire avancer. Lorsque mes amis allemands me charrient sur le temps de
construction de l’EPR, qui est évidemment dramatique et qui n’est pas à
reproduire, je leur rappelle que l’EPR est entré en fonction avant l’aéroport
de Berlin, dont la construction a débuté lors de la chute du Mur en 1989/1990….
Sur la disponibilité du combustible
Rappelons à nouveau
que 100 grammes d’uranium équivalent à 1 tonne de pétrole. Les stocks disponibles chez les clients et aux différents niveaux de la
chaîne représentent plusieurs années de consommation. Si l’une des sources
d’approvisionnement représentant 20 à 30 % venait à défaillir, nos autres
sources d’approvisionnement et nos deux ans de stocks nous permettraient de
gérer une décennie et nous donneraient le temps de nous retourner. Il
s’agit bien entendu de chiffres moyens, et les clients n’aborderont pas
pareillement la situation suivant leur niveau de stocks.
Si nous sommes
vigilants aux aspects géopolitiques, nous
savons aussi que les réserves d’uranium naturel se trouvent à 40 % dans
des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques
(OCDE), ce qui constitue un amortisseur non négligeable. Par ailleurs,
l’équilibre entre intérêt économique de court terme et intérêt de stabilité de
long terme fait que nous étions tout à fait d’accord avec la mise sous cocon de
la mine McArthur au Canada : dès lors que les conditions de marché sont
mauvaises, il est préférable de conserver une réserve sûre pour le long terme.
Quoi qu’il en soit, la diversité de nos sources d’approvisionnement – tant en termes
géographiques que de partenaires mondiaux ou de technologies – nous permet
d’être sereins par rapport à notre sécurité à court terme, pour cet hiver comme
pour le prochain.
Vous avez évoqué à
juste titre le développement du nucléaire, étant entendu que nous aurons besoin
de cinq à dix fois plus d’électricité décarbonée d’ici 2050, avec au moins un
facteur deux pour le nucléaire selon le Groupe d’experts intergouvernemental
sur l’évolution du climat (GIEC) et l’Agence internationale de l’énergie (AIE).
Il est donc vrai que nous aurons besoin de plus de ressources, mais les réserves et ressources d’uranium
sont aujourd’hui estimées à un siècle, y compris avec l’agrandissement du parc
nucléaire. À long terme, je n’anticipe pas de hausse du prix de l’uranium
aussi forte que celle ayant récemment affecté d’autres ressources
naturelles ; historiquement, la livre d’uranium oscille entre 20 et
120 dollars, pour un prix actuel de 50 dollars. Bien entendu,
l’augmentation de la demande à horion 2030/2040 conduira à une consommation
accrue d’uranium, ce qui nécessitera l’ouverture de nouvelles mines. Cela dit,
pour un électricien opérant une centrale nucléaire, passer de 20 à
50 dollars la livre d’uranium ne révolutionnera pas le coût de son
mégawattheure
Boucler le cycle du combustible , le budget
du CEA est insuffisant.
M. Antoine Armand, rapporteur. Est-il
un peu insuffisant ou faudrait-il vraiment aller plus loin pour traiter
correctement la question de la fermeture du cycle – je ne parle pas de
l’industrialisation d’un RNR – et être près dans un pas de temps
déterminé ?
M. Philippe Knoche. Je ne connais
pas parfaitement le budget du CEA, mais Orano confie l’essentiel de sa R&D
d’aval du cycle au CEA. En outre, l’essentiel de notre budget de R&D porte
sur l’aval du cycle, puisque les technologies d’enrichissement et de conversion
sont nucléaires. Nous disposons aussi de budgets d’exploration et de jumeaux
numériques, mais l’aval du cycle
concentre bien l’essentiel de notre budget de R&D, à hauteur de plus de
100 millions d’euros, soit 3 % de notre chiffre d’affaires. Or nous
devrions idéalement doubler cet ordre de grandeur. L’aval du cycle représente
aujourd’hui 2 ou 3 euros par mégawattheure, mais nous devrions
probablement, dans les années à venir, doubler ce montant pour renouveler notre
approche. Chaque année, nous investissons 1 % de la valeur d’une usine en
maintenance, ce qui n’est pas viable sur une quinzaine d’années.
D’importants efforts financiers sont donc à prévoir.
Par ailleurs, une partie du budget nucléaire du CEA est consacrée au
démantèlement, et toute augmentation du budget du CEA lui permettrait d’investir
davantage dans la recherche.
Nous savons démanteler !
M. Philippe Knoche. Je suis ravi d’entendre, madame Laernoes, que vous ne souhaitez pas la mort du nucléaire. Si j’ai bien compris votre propos, vous cherchez avant tout à savoir si nous savons démanteler des centrales nucléaires et si nous avons suffisamment provisionné pour ce faire. Je vous confirme donc que nous savons démanteler des réacteurs nucléaires. Nous avons d’ailleurs terminé, avec nos équipes américaines et l’appui de nos équipes européennes, le démantèlement des parties principales du réacteur américain de Vermont Yankee, quatre ans après que le projet nous a été confié. Il s’agit du deuxième réacteur que nous démantelons aux États-Unis, après celui de Cristal River, avec des budgets comparables à ce qui existe en France, mais avec beaucoup moins de complexité qu’en Europe. Nous allons par exemple découper la cuve en cinq à dix pièces, alors que l’Europe nous impose – du fait des filières de déchets et d’un ensemble de contraintes – de la découper en dizaines voire centaines de pièces. Je confirme donc que nous savons démanteler des réacteurs et qu’il est possible de procéder plus simplement ailleurs, étant entendu que nous procédons selon la réglementation propre à chaque pays.
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