La
Commission Européenne (Eurokom) et la secte libérale qui y détient le pouvoir
en veulent visiblement aux services publics français, et particulièrement à
notre façon d’administrer les monopoles naturels (autoroutes, chemin de
fer, réseau téléphonique, énergie
hydraulique, aéroports, gazoducs) par des sociétés étatiques. Cet Eurokom a un
credo, un véritable acte de foi, c’est la
concurrence libre et totale, et le
service public n’y a guère sa place. Après l’exemple Suisse dans un premier
blog, le contre-exemple Anglais dans un second blog, voici quelques principes
sur lesquels se sont bâtis les services publics.
Le positivisme
juridique de Leon Duguit :
Dès
les débuts de la République, la question des services publics se pose. A une
époque où « les tardives liaisons des chemins de fer » construisent
l’unité française (Braudel), Gambetta préconise la nationalisation par rachat
des Chemins de fer d’Orléans, puis des principales lignes de chemin de fer Le
courant positiviste, alors influent, par la voie de Pierre Laffitte l’appuie en
distinguant des fonctions 1) uniformes,
2) régulières, 3) de nécessité non immédiates et 4) pour lesquelles il est impossible de fixer
le prix du service rendu, telles l’Etat civil, la construction des routes, l'hygiène générale, la police… Ces fonctions
doivent être instituée par l'État avec une rétribution fixe. Les fonctions dans
lesquelles le service personnel est rendu à l'individu d'une manière précise et
déterminée, au moyen de matériaux qui doivent être usés ou consommés »
n’ont généralement pas le caractère de service public. Mais « l'opportunité
de rendre publique ou privée l'institution de certaines fonctions peut varier
avec la situation historique. … Les chemins de fer, par exemple, me paraissent incontestablement
devoir être directement administrés par l'État »
La
notion de service public prendra une autre affaire avec Léon Duguit (1859-1928),
assistant de Durkheim, alors professeur de science sociale à Bordeaux. C’est à
partir d’un service ferroviaire interrompu que Duguit prend la tête d’un
syndicat d’habitants lésés et obtient l’autorisation d’agir en justice pour
obtenir le maintien du service. Pour Duguit, le droit n’est pas une simple
technique normative, mais « « La notion de droit contient la notion de
société tout entière. La science du droit est science sociale ». « Les
gouvernants modernes ne doivent plus seulement à leurs gouvernés la police et
la justice proprement dites, mais encore ce que certains publicistes appellent
d’un mot commode la culture, à savoir l’enseignement, l’assistance, l’hygiène,
la protection du travail, les transports, etc., etc. Il va de soi que cette
multiplicité et cette variété des activités publiques entraînent à leur suite
une extrême complexité et diversité dans l’organisation des services publics ».
Finalement l’Etat devient presque pour Duguit un aggrégateur de service
public ; un service public qu’il définit ainsi : « toute activité dont l’accomplissement doit
être réglé, assuré et contrôlé par les gouvernants, parce qu’il est
indispensable à la réalisation et au développement de l’interdépendance sociale
et qu’il est de telle nature qu’il ne peut être assuré complètement que par
l’intervention de la force gouvernante »
ou encore, « l’activité que les gouvernants doivent obligatoirement
exercer dans l’intérêt des gouvernés ».
Les lois de Rolland
Poursuivant
les travaux de Léon Duguit, Louis Rolland (1877-1956) en arriva à définir un corps central de
principes qui doivent s'appliquer à l'exploitation d'un service public,
aujourd’hui connu sous le nom de « lois de Rolland ». Schématiquement, elles
concernent la continuité (service
assuré régulièrement), la mutabilité
(l’adaptation à l’évolution des besoins collectifs), l'égalité (qui interdit la discrimination entre les usagers), la laïcité, la neutralité et la réserve dans
l’expression de leurs opinions que doivent respecter les collaborateurs du
service public, la primauté de
l'intérêt général ou collectif sur les intérêts individuels, la gratuité pour les services
administratifs, mais pas pour les SPIC (Services Publics Industriels et
Commerciaux).
François Trévoux et la notion économique de service public
François
Trévoux (1900-1989) a étudié le développement de la réglementation de
l’industrie électrique aux États-Unis à travers notamment l’étude de la
réglementation des tarifs et du contrôle financier des entreprises de services
publics. Cette expérience le conduit à compléter les conceptions juridiques de
Duguit et Rolland, par des considérations plus économiques qu’il définit dans
un article de la Revue d’économie politique de 1938. Cinq critères sont alors retenus :
-
Le premier est celui de la grande taille
:« lorsque, par sa taille, une entreprise touche à un grand nombre de
travailleurs ou de clients (banque), on craint que sa disparition n’ébranle
l’ensemble de l’économie. Les dimensions de l’entreprise, même si elle n’exerce
pas une activité essentielle, la rendent un service public ».
-
Le second renvoie à une situation de
monopole légal ou de fait (sinon il s’agirait de socialiser les déficits
des grandes entreprises).
-
Le troisième souligne la réunion du caractère de monopole avec celui de la nécessité (logement, alimentation)
-
Le quatrième s’attache à la position
désavantageuse du consommateur vis-à-vis des conditions du vendeur, ce qui
rend nécessaire une réglementation visant à rétablir un équilibre (Trévoux se
réfère ici à Tugwell et à Commons).
-
Le cinquième se rapporte à la forte interdépendance
économique dans nos sociétés.et à un pouvoir
systémique : l’idée est que « nombre
d’activités sont devenues économiquement indispensables des services publics
économiques : que vienne en effet à se ralentir ou à se verrouiller un des
maillons de la chaîne, toute la vie de la communauté risque d’en être
affaiblie, voire arrêtée » (nécessité de la continuité). Pour étayer son
propos, Trévoux donne l’exemple de la grève générale des livreurs de charbon à
Lille en novembre1936, à propos de laquelle l’État a eu recours à l’armée.
Trévoux
prône une nouvelle organisation économique déployée autour du service public,
reposant sur quatre principes : 1) limitation de la concurrence de façon assez
souple, par exemple au moyen d’un programme concerté de création d’entreprises
et de construction de nouvelles usines, 2 ) assurer un certain standard minimum
de service, la bonne qualité du produit, 3) diversification et aménagement
rationnel des prix de façon à obtenir le plus grand profit global au moyen
d’une forte production et d’un faible profit unitaire, 4) l’industrie doit
fonctionner sans arrêts, être toujours susceptible et prête à satisfaire tout
accroissement de la demande.
Rappelons
que François Trévoux n’est nullement un théoricien socialiste, mais faisait
partie des libéraux qui ont fondé la célèbre société du Mont Pèlerin…
Marcel Boiteux : le
cas de l’électricité
Marcel Boiteux, né en 1922, normalien, a travaillé avec les deux Prix Nobel français
d’économie, Allais et Debreu. Spécialiste de la tarification des services
publics, il écrit plusieurs publications faisant référence sur le sujet,
puis, au cours des années 1950, il
rebâtit la tarification de l'électricité, après avoir réalisé la tarification
de la SNCF et de la FNTR (1946-1949) avant de devenir durant 20 ans PDF d’EDF
(de 1967 à 1987). Dans « État et Services Publics », Économie
publique/Public economics , 08/2001/2, Il discute librement de la politique
de libéralisation imposée par la Commission .
Réguler les monopoles
est une mission impossible, sauf à faire du monopole un service public :
En France,
les entreprises de services publics établissent de justes tarifications
et ne se comportent pas comme des monopoles abusifs. Ses
"serviteurs", les agents des services publics, jouissent d'un statut
qui les protège des dérives du politique tout en régissant leur recrutement,
leur rémunération et leur promotion.
Ces
entreprises de service public posent un problème : elles restent des monopoles
publics à une époque où l'obsession est à la privatisation et à la concurrence.
La problématique est alors la suivante. Si l'on privatise les monopoles, ils se
consacreront à gagner le maximum d'argent pour honorer leurs devoirs vis-à-vis
de leurs actionnaires. Il faut donc les empêcher d'abuser de leur position par
un système de régulation. Mais réguler les monopoles est très difficile sans
l'introduction de la concurrence. Or la concurrence n'est pas aisément conciliable
avec les missions de service public…
Les solutions
américaine et anglaise : deux échecs.
La solution américaine traditionnelle, qui consistait à mettre en place des
commissions de surveillance, ne s'est pas avérée probante : ces commissions,
par manque d'information, ont fixé des plafonds de prix tantôt trop hauts,
tantôt trop bas et, sous la pression des lobbies, ont laissé se créer des
subventions croisées qui favorisaient abusivement certains clients. Dans
l'exemple anglais, récent, on a privatisé par grands morceaux et instauré un
régulateur. Au stade actuel, le résultat n'est pas très brillant : la
productivité a certes fait de grands progrès mais essentiellement au profit des
actionnaires et des dirigeants, très peu à celui des clients !
Ces
semi-échecs montrent que, sans l'aide du marché et de la concurrence, la
régulation d'un monopole est extrêmement difficile, notamment parce que le
régulateur doit faire face à une asymétrie de l'information qui l'empêche
d'adapter parfaitement son action à l'entreprise qu'il est chargé de réguler.
Guérir des maladies
que nous n'avons pas ?
La
solution française : régner pour mieux réguler ; l'entreprise a pour rôle
non pas de gagner le maximum d'argent mais d'assumer une mission d'intérêt
général. Elle est alors nécessairement publique et le régulateur est à sa tête.
Ainsi, j'étais le régulateur d'EDF.
Des
remèdes pour un système sain ? Finalement, la problématique est simple : ou
l'entreprise est privée et a le devoir de gagner le maximum d'argent, ce qui
l'incite à une bonne gestion, mais il faut alors trouver un système pour
l'empêcher de rançonner sa clientèle ; ou l'entreprise est publique, investie
d'une mission d'intérêt général, et elle régule ses propres troupes, mais elle
n'est plus poussée dans sa gestion par la recherche du profit.
Ce
système de régulation par la tête n'a pas si mal fonctionné en France. Faut-il alors absolument que le système
français épouse le modèle anglo-saxon sous prétexte qu'il a été nécessaire
ailleurs pour guérir des maladies que nous n'avons pas ?
Les activités de
réseau sont nécessairement monopolistiques
Réseaux
de fils électriques, réseaux de conduite de gaz ou d’eau, réseaux de chemins de
fer, réseau postal sont foncièrement des
activités monopolistiques car ce sont en
effet, des activités à rendement croissant. Pour distribuer deux fois plus de
kwh sur une zone d’un kilomètre carré, la dépense passe de 100 à 140 si l’on
est seul. Elle double de 100 à 200 si l’on s’y met à deux. On a donc intérêt
opérer seul le plus tôt possible, donc à constituer un monopole. Et, si l’on
vous en empêche pour maintenir deux compétiteurs face à face, le coût du
service augmente considérablement.
Le
caractère de service public des activités de réseaux tient aussi à une autre
raison. Pour implanter leurs réseaux, les entreprises de la catégorie sont
amenées à emprunter des voies publiques ou leur sous-sol. Et, lorsqu’il s’agit
de traverser des propriétés privées, la collectivité intervient par voie
d’expropriation et d’indemnisation chaque fois que le promoteur du réseau et la
victime de son implantation ne peuvent parvenir à un accord qui satisfasse les
deux parties. Qu’elle autorise l’usage
de la voie publique, ou qu’elle exproprie, la collectivité est amenée à invoquer
l’intérêt général.
L’électricité est un
service public
Rendement
croissant, monopole naturel, redistribution et égalité de traitement, obligation
de fournir et continuité du service, on est bien là devant un service public,
un service public remplaçant des initiatives qui, si elles étaient restées
privées, auraient été trop coûteuses et trop inégalitaires. Ajoutons des missions
générales - comme l'indépendance énergétique – des obligations individuelles telles
que l'obligation de desservir associée à une certaine péréquation des tarifs.
Avec l'obsession française d'égalité, cela pose des problèmes énormes :
desservir les Antilles ou la Réunion aux mêmes tarifs que les Champs-Elysées
entraîne des déficits que des entreprises en situation de concurrence
n'assumeraient pas, et pour lesquels il est pratiquement impossible de calculer
des compensations équitables.
Les obligations de service
public, quand elles sont poussées à ce niveau, paraissent difficiles à marier
avec la concurrence.
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