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samedi 25 janvier 2014

Ameisen , Auguste Comte et altruisme


Jean-Claude Ameisen, dans sa remarquable émission sur France Inter (Sur les Epaules de Darwin) vient de terminer un cycle consacré à l’altruisme chez l’homme et chez certains animaux. Il est simplement dommage qu’il n’ait pas mentionné à ce sujet le nom d’Auguste Comte, d’autant qu’une grande partie des problèmes qu’il a abordé ont été abondamment traités par les positivistes.  

Si l’existence d’instincts sympathiques a été mentionnée par de nombreux auteurs, le mot altruisme a été inventé par Auguste Comte, ce qui reflète l’importance qu’il lui donne dans la construction des sociétés.

Ci-joint un extrait de la Revue Occidentale de 1901. Il s’agit de la réponse d’un des principaux intellectuels positivistes, Emile Corra à un anarchiste, Emile Janvion – du moins l’était-il à l’époque- qui s’était livré à une critique globale du Positivisme, et, en particulier, de l’altruisme que, reprenant la vulgate du darwinisme social alors répandue dans les milieux libéraux et progressistes ( mais que Darwin aurait sans doute désavoué ?), Janvion caractérise comme une forme particulière d’égoïsme destinée à s’attirer une récompense sociale.

La conception positivisme de l’altruisme

« L’altruisme ne s’observe pas seulement chez l’homme, il existe indiscutablement chez les animaux supérieurs […] On trouve d’autres formes de l’altruisme, dans la tendance des parents pour les enfants qui, pendant longtemps, reçoivent tout sans pouvoir rendre, et qu’on n‘aime jamais tant que quand on est menacé de les perdre ; dans le cas des enfants adoptifs, élevés avec autant d’amour que des enfants véritables …

D’autre part, n’avons-nous pas le spectacle, journalier pour ainsi dire, de gens qui se sacrifient spontanément pour des inconnus, et qui sont volontairement victimes des devoirs les plus élémentaires, comme les sauveteurs des naufragés dans tous les ports.

Je ne vois pas comment l’égoïsme bien entendu, si raffiné qu’on le suppose, peut expliquer tous ces faits.

Si l’acte de M Véra Gelo, qui veut assassiner M Deschanel, sans s’assurer même de l’identité de sa personne, et celui de M Zélanine, qui s’interpose pour recevoir le coup à la place de ce dernier et mourir ensuite après trois mois de souffrance, sans une récrimination, ni un murmure ; si l’acte des jeunes muscadins qui se précipitaient hors du bazar de la Charité en flammes, en foulant aux pieds le corps des femmes, de leurs proches, de leurs fiancées peut-être, et celui des héroïques ouvriers, passant d’aventure qui se sont tout de suite jetés dans la fournaise pour en arracher les victimes, si ces deux sortes d’actes, disons-nous, sont l’une et l’autre inspirées par l’égoïsme, il faut tout au moins convenir que c’est par un égoïsme bien différent, puisque dans le premier cas, il pousse l’être humain à massacrer son semblable, et, dans le second, à sacrifier sa vie pour sauver celle d’autrui. M Janvion appelle cela de l’égoïsme inverse. Je ne comprends pas très bien, à moins qu’il ne veuille dire que c’est l’inverse de l’égoïsme, et alors, je ne vois plus l’objet de notre contradiction.

La vérité est que, quel que soit le nom sous lequel on les désigne, les sentiments bienveillants sont aussi naturels, aussi spontanés que les sentiments personnels ; nous éprouvons le même penchant à les manifester et à les satisfaire, ils nous procurent le même plaisir, les mêmes charmes ;ils ont pour nous autant d’attraits, ce sont de véritables instincts, parfois aussi aveugles, aussi déraisonnables que les autres, et c’est parce qu’ils méconnaissent cette nature propre de l’altruisme que les observateurs superficiels, ou aveuglés eux-mêmes par l’égoïsme, s’ingénient à chercher des mobiles intéressés aux plus nobles actions ;ils n’aperçoivent la source génératrice de celles-ci, et ils nient son existence.

C’est pourquoi nier l’altruisme, ce n’est pas seulement méconnaître la constitution réelle de la nature humaine, ce n‘est pas seulement entrer en contradiction avec les positivistes et avec Auguste Comte, c’est répudier les œuvres les plus méritoires de tous les grands penseurs du XVIIème et du XVIIIème siècle, les œuvres de Diderot, de Vauvenargues, de d’Holbach, d’Helvetius, de Condorcet, de Hume, de Me de Lambert.

L’altruisme est, il a été, il sera toujours l’idéal de la moralité. Donc, il est nécessaire de le cultiver.

Si l’homme n’a que des sentiments personnels nécessairement en antagonisme avec ceux des autres hommes, si l’altruisme spontané n’existe pas, on ne peut obtenir que nous pratiquions nos devoirs à l’égard d’autrui, autrement que par des craintes superstitieuses, ou par des lois politiques implacables, innombrables et extrêmement complexes.

Si, au contraire, l’homme est doué, comme nous le pensons, de sentiments altruistes, distincts et spéciaux, l’objet de la morale pratique devient tout différent : elle peut entreprendre de développer et de perfectionner ces sentiments, à l’aide d’un système approprié d’éducation et d’institutions ; elle est armée de moyens positifs pour réaliser l’unité de conduite de l’individu et celle de l’espèce. C’est pour cela qu’Auguste Comte considère que la découverte de l’innéité des sentiments bienveillants constitue le principal résultat de la science moderne…

L’altruisme est le clé de voûte de tout le système de la morale, positive. Si on l‘enlève, tout s’écroule ; si on la rejette, on se condamne à l’impuissance, relativement à la reconstruction de la morale. De plus, on perd toute autorité pour combattre la théologie, et on reste désarmé en face des coups les plus redoutables qu’elle nous porte, quand elle prétend qu’il ne peut exister de morale sans crainte de Dieu et sans la croyance en un jugement posthume, à la suite duquel les bons seront récompensés, et les méchants punis pour l’éternité

Telles sont les raisons pour lesquelles, après avoir reconnu la spontanéité des sentiments bienveillants, le Positivisme a été conduit à organiser leur éducation et leur développement systématiques. »

Pour l’intérêt toujours actuel du positivisme, voir mon dernier ouvrage :
Eric Sartori : Le socialisme d’Auguste Comte, aimer, penser, agir au XXIème siècle, L’Harmattan, 2013