Le scandale français des maladies professionnelles
L’importance du scandale de l’amiante, les tragédies subies par les victimes et leurs familles, l’impossibilité de se faire rendre justice, la culpabilité des entreprises, l’inaction et donc la culpabilité de l’Etat français semblent laisser indifférent l’opinion publique. Celle-ci ne s’est inquiétée que lorsqu’elle a cru que l’amiante représentait un danger environnemental omniprésent qui pouvait menacer chacun d’entre nous. Depuis qu’il est clair que les principales victimes sont quasi-exclusivement les travailleurs de l’amiante (producteurs, utilisateurs et leurs familles), l’indifférence est revenue, soigneusement encouragée par l’inaction des pouvoirs publics et les entraves à la justice. En France, les maladies professionnelles mobilisent peu – la spécialiste de l’Inserm, Mme Thébaud-Mony, a tenté d’attirer l’attention sur cette partie du scandale en refusant la Légion d’Honneur offerte par Mme Duflot, sans grand écho – rien ne semble prévu pour enrayer le démantèlement de la médecine du travail, et d’ailleurs aussi de la médecine scolaire.
Et pourtant, le scandale de l’amiante c’est, selon les autorités sanitaires, 3000 morts par an actuellement et 100 000 décès probables d'ici à 2025 en France, et d’autres centaines de milliers de victimes qui souffrent et voient leur qualité de vie irrémédiablement atteinte. L’exposition à l’amiante entraîne des fibroses pulmonaires (asbestose) assez caractéristiques (présence de plaques pleurales), avec pour conséquence des capacités pulmonaires fortement réduites et une importante surcharge cardiaque. Le délai d’apparition est long (quinze à vingt ans en moyenne). La situation clinique peut évoluer vers deux types de cancer : cellules du poumon, ou cellules de la plèvre (double enveloppe du poumon ou du péritoine- mésothéliomes, très caractéristiques.
La prise en charge comme maladie professionnelle du mésothéliome a été effectuée en 1975, il a fallu attendre 1985, pour celle des cancers broncho-pulmonaires, à condition que le lien avec l’amiante soit « médicalement caractérisé »
En France l’industrie de l’amiante se développe au début du XXème siècle autour de Condé-sur-Noireau (Calvados). Dès 1906, après la mort d’une cinquantaine d'employés de la région de maladie pulmonaire, un inspecteur du travail de Caen rédige un rapport sur les dangers de l'amiante. Les premières dispositions réglementaires pour protéger les salariés de l'amiante datent de 1931 en Grande-Bretagne, de 1946 aux Etats-Unis.
En France, il faut attendre l'année 1977 pour la première circulaire visant à protéger les ouvriers !
Les procès en cours concernent principalement trois sociétés Eternit (Vitry en Charolais, Thiant-Valenciennes, Caronte- Martigues, Albi, Canari, Saint-Grégoire (Ille et Vilaine), Amisol (près de Clermont-Ferrand) et Ferrodo-Valéo à Condé sur Noireau.
Pour Amisol, les témoignages parlent d’une « entreprise baignant dans un nuage d’amiante » et des conditions de travail dénoncées par l’inspecteur du travail et même par la chambre syndicale de l’amiante (les industriels) qui ont publiquement critiqué cet « univers à la Zola ». En 1971, des cas d’asbestoses et de cancers de la plèvre étaient discuté au comité d'hygiène. L'année suivante, l'inspection du travail mettait le PDG d'Amisol en demeure de faire cesser les infractions liées aux poussières industrielles, sans effet. Les pouvoirs publics connaissaient bien la situation : « Sur le plan du risque professionnel, cette entreprise a depuis longtemps été un objet de préoccupation », insiste le directeur régional de la sécurité sociale dans un courrier de mars 1975 adressé au ministre du travail. « Il s'agissait d'une entreprise à haut risque et dont les gestionnaires, dont on ne saurait dire qu'ils ne pouvaient en avoir conscience, n'ont jamais pris des mesures de prévention véritablement efficace ».
A Condé sur Noireau, « On était couverts de poussière d'amiante. Parfois, je ne voyais pas mon voisin assis à un mètre de moi !...Quand venait un inspecteur du travail, on devait nettoyer à la main toutes les machines. Fallait que cela brille ! Pour être propre, c'était propre ! En apparence seulement... Car, dès qu'on levait les yeux vers le plafond, toute la pièce apparaissait comme noyée dans une brume d'amiante ». La circulaire de 1977 n'est pas appliquée, quelques masques sont distribués, limités à certains postes. La plupart des médecins ne disent rien, voire mentent carrément. «Le médecin avait dit à mon mari qu'il n'avait pas d'amiante dans ses poumons, s'emporte la femme d'une victime. Alors pourquoi est-il mort d'un mésothéliome ?»
L’impossibilité de rendre justice ?
Cela fera 17 ans cette année que des victimes de l’amiante et leurs associations ont déposé plainte, rappelle l’ANDEVA, 17 ans d’errements judiciaires. Dans tous les dossiers, les mises en examen sont annulées et des non-lieux demandés par le parquet, et pas seulement celui très médiatisé de Martine Aubry. En Italie, un procès de l’amiante a eu lieu, à Turin, et entraîné la condamnation de deux hauts dirigeants d’Eternit International à 16 ans de prison. En France, le dossier Eternit traine indéfiniment, et c’est l’avocat des victimes, Maître Teissonnière, qui se retrouve poursuivi par Eternit pour diffamation.
Dans l’affaire Amisol, la Cour d’Appel affirme que « Les faits commis en 1974 ne peuvent être appréciés avec les exigences de santé publique apparues depuis », ce qui est pour le moins étonnant et en contradiction avec le dossier d’instruction. Même en 1974, on, savait qu’il ne fallait pas travailler dans un nuage d’amiante, et les conditions de travail criminelles dans cette usine étaient connues et dénoncées par l’inspection du travail, sans effet apparent.
Pour l’avocat de l’Andeva, le parquet demande l’annulation des personnes mises en examen, avec des arguments ahurissants qui, « s’ils devaient être retenus, signifieraient qu’aucun procès de responsable de catastrophe sanitaire ne peut avoir lieu : le parquet soutient en effet que du fait que les mis en examen n’avaient pas de pouvoir propre en matière réglementaire, ils ne peuvent être considérés comme pénalement responsables ! »
En effet, cela signifierait qu’on ne peut condamner les industriels mis en cause, parce que l’administration, l’Etat, n’a pas agi à temps pour leur imposer une règlementation suffisamment contraignante, et que d’autre part, l’Etat ou ses représentants ne peuvent être condamnés, parce qu’ils n’ont pas eu l’intention délibérée de nuire !
Dans ce scandale meurtrier de l’amiante (3000 morts par ans !) est pourtant évident un comportement criminel de certains industriels de la médecine de travail, et pour, le moins,une inaction coupable de l’Etat, pendant plusieurs années, et à tous les niveaux, du ministère aux inspections locales du travail. Martine Aubry avait été mise en examen, en tant que Directrice des Relations du Travail entre 1984 et 1987, pour avoir tardé à transposer une directive européenne de 1983 sur la protection contre l’amiante, la juge Bertella-Geffroy l’accuse aussi d’avoir été trop influencée par le Comité Permanent Amiante, structure de lobby mise en place par les industriels pour promouvoir l’usage contrôlé de l’amiante. Martine Aubry peut se sentir injustement mise en cause, mais il semble difficile que ce dossier avance sans mise en cause des pouvoirs publics.
Ces décisions, ainsi que la mutation réglementaire (au bout de dix ans dans le même poste) suscité la révolte des victimes. Mme Bertella-Geffroy a fait régulièrement l’objet de critiques malveillantes, alors qu’elle a porté ce dossier complexe quasi-seule au milieu de chausse-trappes invraisemblables, et que les victimes et leur défense ont plutôt apprécié son engagement – elle aurait d’ailleurs transmis des éléments utilisés par la justice italienne dans le procès de Turin, ce qu’on lui a même reproché. Une dérogation pour qu’elle puisse continuer à s’occuper du dossier de l’amiante a été refusée par le ministère de la Justice
A Condé sur Noireau, «Pour dire les choses sans fard, ici, on porte en terre au moins un camarade par semaine», assène François Martin, responsable de l'association locale des victimes de l'amiante. «C'est comme ça, soupire Maurice Renouf, on ne peut plus rien faire.» (Libération) .Il faudra pourtant que justice soit rendue, et qu’on tire les conclusions de ce qui s’est passé pour éviter que de tels scandales se reproduisent.