Le 17 janvier, pour la première fois en Europe, un homme, Guillaume Molinet,
trouvait la mort lors d'un essai clinique et cinq autres étaient hospitalisés avec
des troubles neurologiques lors d’un essai clinique mené par la société
Biotrial pour le laboratoire Bial. Le moins qu’on puisse faire est d’abord de
rendre hommage à tous ceux sans qui aucun nouveau médicament ne verrait le
jour, les volontaires sains qui acceptent, pour une indemnisation faible, de se
prêter aux études de phase I (volontaire sain). Cela oblige également à essayer
de comprendre ce qui s’est passé, et ce qui peut être fait à l’avenir pour l’éviter.
De l’étude menée par l’Agence du médicament (ANSM), il apparait qu’il n’y a
eu aucun manquement aux règles en vigueur, et que la toxicité révélée est d’un
type nouveau, complètement inattendu. Même si ce type d’accident est devenu
extrêmement rare, il faut mieux prendre en compte l’inattendu et le fait qu’un
médicament n’est jamais anodin ; des préconisations de bon sens concernant
la dose maximale à administrer, l’escalade des doses , la sélection des
volontaire et la transparence des essais de phases I, plus restrictives que
celles en vigueur, devront être menées.
La molécule et les études
précliniques
La molécule BIA 10‐2474 des Laboratoires Bial (Portela & Ca, Portugal) appartient à la famille
des inhibiteurs de la FAAH, enzyme dégradant l’anandamide, qui est une forme de
cannabis naturel secrété par l’organisme. La recherche dans le domaine des
inhibiteurs de la FAAH a été portée par des espoirs importants et des
perspectives d’indications thérapeutiques très diverses : douleur, vomissements,
anxiété, troubles de l’humeur, maladie de Parkinson, chorée de Huntington,
diverses indications cardiovasculaires… Plus d’une dizaine d’inhibiteurs de ce
type sont, ou ont déjà été, étudiés en clinique par Sanofi‐Aventis, Astellas,
Bristol‐Myers Squibb, Janssen & Janssen, Vernalis, Pfizer, etc. aucun n’ayant,
à ce jour, été commercialisé, en raison d’une efficacité jugée décevante ;
mais aucun problème de toxicité n’a été rapporté.
La structure chimique de cette molécule n’évoque a priori rien de particulier.
Son originalité est relative ; elle peut être considérée comme une « variation
» autour de molécules antérieurement développées comme inhibiteurs de la FAAH.
Par rapport aux molécules antérieures, le BIA 10‐2474 a une activité relativement faible (240 fois moins
que la molécule concurrente de Pfizer) et est moins spécifique. Néanmoins, elle
semble avoir un mécanisme d’action assez original, avec une pente dose-effet
très pentue (tout ou rien) et surtout une inhibition très prolongée, mais non
irréversible, encore complète au bout de 8 heures chez l’homme et persistant
au-delà de vingt-quatre heures, alors que la molécule a disparu du plasma).
Elle pouvait donc présenter un certain intérêt, d’autant qu’elle s’est révélé
plus active chez l’homme que chez l’animal ; chez le singe, l’effet
maximal est atteint pour 0.5mg/kg et le système cannabinoïde est saturé au-delà
de 1mg/kg. Les doses extrapolées chez l’homme se situaient entre 10 et 40
mg ; or l‘effet maximal était atteint dès 5 mg.
Commentaire : Cependant, la structure de la molécule comportait une
imidazole urée, structure instable et considérée comme problématique dans de
nombreux services de chimie thérapeutique, et que de nombreux laboratoires n'auraient pas développés Son développement nécessitait une
étude préclinique impeccable (voir ci-après) et certainement de très grands
précautions dans l’étude clinique.
Biotrial prévoyait de développer la molécule en analgésie et le dossier
préclinique montrait bien une très forte activité analgésique en association
avec des dérivés cannabinoïdes, comme attendu. Les études toxicologiques
précliniques ont concerné, quatre espèces différentes (rat, souris, chien et
singe), ce qui est très peu fréquent (surtout pour une molécule non particulièrement
innovante) et ont été menées dans deux centres de bonne réputation ; ce
n’est pas qu’une toxicité particulière était attendue, mais le laboratoire
Biotrial ayant pris du retard dans les essais cliniques a avancé certaines
phases de toxicologie préclinique. Chez le rat et la souris, des atteintes
cérébrales, notamment au niveau des hippocampes avec une gliose et une
infiltration par des cellules inflammatoires ont été notées chez trois animaux
traités avec de très fortes doses (500 mg/Kg/24h sur 4 semaines et un rat de
l’étude 150mg/Kg/24h sur 4 semaines. Ces
atteintes semblent assez fréquemment observées chez les rongeurs lors d’études
de ce type et n’étaient a priori pas de nature à générer un signal. Chez
le singe, lors des études sur 4 semaines menées avec des doses de respectivement,
10, 50 et 100 mg/Kg/24h des atteintes de la medulla oblongata (bulbe rachidien)
à type d’« axonal dystrophy » ont été notées chez quelques animaux du groupe
100 mg/Kg/24h et non chez ceux recevant des doses inférieures. Il est difficile
de se prononcer sur la nature histologique précise de cette atteinte. Un
primate est mort et d’autres ont dû être sacrifiés pour raisons éthiques, mais
à très fortes doses correspondant à 100 fois la dose maximal administrée chez
l’homme en doses répétées. La conclusion
du Comité Spécial est claire : « Le
dossier des études animales du BIA 10‐2474 semble globalement de bonne
qualité et aucun élément dans les données que le CSST a étudié ne constituait
un signal de nature à contre‐indiquer un passage chez l’homme. Ceci est notamment vrai
pour la toxicité d’expression neurologique avec des atteintes du système
nerveux central et du système nerveux autonome ayant affecté un petit nombre
d’animaux traités aux plus fortes doses. Ce caractère a priori non alarmant des
atteintes neurologiques observées a été confirmé par l’examen des coupes des
tissus concernés par les experts du CSST ».
Un accident imprévisible
Le premier volontaire a été hospitalisé dans la soirée du 10 janvier 2016,
jour de la cinquième, administration du produit à l’essai. Deux autres
volontaires ont été hospitalisés le 11 janvier (jour de la sixième administration),
deux autres le 12 janvier (lendemain de la dernière administration) et le
dernier volontaire le 13 janvier, soitdeux jours après la dernière
administration. Les principaux symptômes cliniques relevés ont été :‐ des céphalées,
présentes chez les cinq volontaires, très sévères chez l’un mais ne survenant
cependant pas en « coup de tonnerre », ‐ des signes cérébelleux chez trois volontaires,‐ des troubles de la
conscience (chez trois volontaires) allant d’un ralentissement psychomoteur au
coma (chez le volontaire décédé),‐ des troubles mnésiques chez deux volontaires. D’autres
symptômes n’ont été notés qu’une seule fois : diplopie, paresthésies des
cuisses, hémiparésie avec « tremblements » de l’hémicorps sans syndrome
pyramidal, douleur etb raideur du rachis. Pour trois volontaires, l’évolution
du tableau clinique initial s’est faite vers l’aggravation : le premier sujet
hospitalisé est passé en état de mort encéphalique trois jours après le début
des troubles. Pour les deux autres, le tableau s’est aggravé pendant trois à
quatre jours avant une phase de stabilisation (de deux à trois jours), puis d’amélioration.
Ces deux volontaires gardaient cependant des troubles (essentiellement cérébelleux
et mnésiques) à leur sortie du CHU de Rennes.
Pour les deux volontaires dont les troubles étaient mineurs ou, de ce fait,
d’interprétation délicate, aucune aggravation n’a été notée ce qui a justifié
leur sortie du
CHU sans séquelle apparente.
L’accident survenu lors de
l’essai du BIA 10‐2474 au centre Biotrial de Rennes revêt un caractère
indiscutablement stupéfiant et inédit de par : ‐ sa gravité (plusieurs
volontaires de la même cohorte ayant du être hospitalisés, l’un d’entre eux
étant décédé dans les jours suivant son admission) ; ‐ le fait,
qu’apparemment, les études de toxicologie, pourtant menées sur quatre espèces
animales jusqu’à des doses très élevées, ne montraient pas de lésions ou de
tableau de nature à prédire une toxicité neurologique particulière,‐ le caractère très
inhabituel de la présentation clinique et radiologique de l’atteinte cérébrale
observée chez plusieurs volontaires de la cohorte MAD n°5,ne s’apparentant à
rien de connu à ce jour,‐ le fait qu’aucun signe patent, neurologique ou radiologique, de ce type
n’ait été retrouvé chez les autres volontaires (certains ayant absorbé jusqu’à
100 mg en dose unique ou 200 mg en dose cumulée sur 10 jours),‐ enfin, le fait que
cet accident soit survenu avec une molécule apparentée à d’autres composés (une
dizaine) dont plusieurs ont vu leur développement abandonné du fait d’une
efficacité insuffisante sans qu’aucune toxicité neurologique ou autre n’ait été
observée.
Aurait-il pu être évité ?
Les recommandations du CCST (Comité Scientifique Spécialisé Temporaire)
Les études précliniques et cliniques ont été faites selon les règles en
vigueur. Le rapport du CCST insiste sur le fait que « en particulier, et contrairement
à ce qui a pu être dit de manière erronée par plusieurs vecteurs d’information,
il n’y a pas eu de chevauchement temporel entre les différentes cohortes,
notamment en dose répétées ascendantes ». Bien que toutes les règles en
vigueur aient été suivies, le CCST pointe deux particularités qui auraient dû
conduire à une modification de l’essai clinique dans le sens d’une
prudence accrue, surtout étant donné le profil particulier de la molécule en
terme de durée d’action et de courbe « tout ou rien »., et qui l’amène
à proposer quatre nouvelles recommandations pour les essais cliniques.
1) D’après les étude précliniques, la
dose maximale prévue pour être testée chez les volontaires a été fixée à 100
mg, que ce soit en administration unique ou répétée. Nous avons vu que ce choix
apparaît a priori logique et la règle, qui veut que l’on ne dépasse pas en première
administration à l’homme une dose correspondant à la NOAEL No adverse effect), a été ici respectée. Or,
le produit s’est révélé chez l’homme plus efficace qu’attendu et l’inhibition
de la FAAH (mécanisme allégué de l’activité pharmacologique du BIA 10‐2474) est obtenue,
chez l’homme, pour 1,25 mg et est quasi‐complète à 5 mg. Dans ces conditions, choisir 100 mg revenait
à tester une dose 20 à 50 fois supérieure à celle supposée efficace, ce qui semble
résolument excessif. Ce point majeur en terme de sécurité ne pouvait pas être anticipé
lors de l’approbation et de l’initiation de l’essai (seules les données
animales étant connues).
2) En revanche, il eut été logique et attendu que le plan d’escalade de doses,
qui était tout à fait classique , soit revu à la lumière des données pharmacocinétiques
recueillies chez les volontaires. Dans cette optique, une progression
géométrique (surtout de raison 2 ou plus) maintenue jusqu’au terme de
l’escalade ne paraît pas raisonnable. Le CSST recommande donc que les
progressions de type géométrique soient, dans la mesure du possible, évitées
ou, du moins, que leur raison soit réduite en fin de progression.
3) le CCST a préconisé une troisième mesure,
qui n’aurait pas permis d’éviter le décès et les accidents observés lors de
cette étude clinique, mais qui parait de bon sens : « pour les
médicaments à tropisme « système nerveux central », le bilan pratiqué pour la
sélection, l’inclusion et le suivi clinique des volontaires dans une étude de Phase
1 devrait impérativement comprendre une évaluation neuropsychologique avec
entretien clinique et tests cognitifs ».
4) Enfin, le CSST souhaiterait que nonobstant les nécessaires considérations
pour la propriété industrielle, un débat, au niveau européen et international,
s’ouvre au sujet de l’accès aux données des essais de première administration à
l’homme et de Phase 1, en cours ou ayant été antérieurement menés. Ceci
constituerait indiscutablement un progrès en matière de protection des
personnes se prêtant à des recherches biomédicales. Par exemple, la comparaison
avec les protocoles d’étude de produits antérieurement développés ou l’accès
facilité aux données de toxicologie et de tolérance clinique permettrait une
analyse comparative très utile, notamment lors de l’analyse d’un protocole en
vue d’un avis sur son autorisation.
Le minimum du respect dû aux victimes de cet accident thérapeutique serait
en effet que soient adoptées très rapidement les préconisations du CCST : i.e.
ne pas tester chez l’homme, en première administration, des doses significativement plus élevées que celles
qui, d‘après les études précliniques ou les premiers résultats cliniques, suffiraient
à l’action thérapeutique (et si on n’est obligé d’aller plus haut que prévu, c’est
qu’il y a un problème inattendu et cela devrait aussi provoquer un arrêt de l’essai),
escalade plus prudente vers les doses plus élevées, sélection supplémentaire
des volontaires pour certaines études, accès aux données de phase I pour les
agences. Nous nous sommes trouvé en présence d’une toxicité de nature inconnue ;
j’ y ajouterai donc la nécessité de comprendre la toxicité particulière
observée lors de cet essai et de mener les études nécessaires à cette
compréhension. En ce qui concerne plus précisément le système endocannabinoïde,
il
parait nécessaire d’explorer les conséquences pharmacologiques de deux enzymes chez
le rongeur au lieu d’un seul chez l’homme sur l’applicabilité des modèles
rongeurs- même s’il est peu probable, compte-tenu des données obtenues avec les
produits de la compétition, que ce soit l’une des causes de la toxicité du BIH.
Le traitement médiatique
Le traitement médiatique général de cet affaire a été empreint d’une
retenue, d’un respect des victimes et d’une circonspection louables, à l’exception
d’un journal, Le Figaro qui n’a cessé de multiplier approximations et contre- vérités.
Exemples :
« Traitement ou prévention de pas moins de 41
maladies! Dans la demande provisoire américaine déposée le 24 juillet 2012,
juste un an avant la demande de brevet international, le laboratoire Bial
envisageait l'utilisation du composé dans le traitement ou la prévention de pas
moins de 41 maladies! »
Ben oui, dans un brevet, on revendique tout ce qu’on peut
raisonnablement revendiquer, c’est la règle même du jeu. Mais dans l’étude
clinique, une indication était visée, celle de l’antalgie.
« La dangerosité de la molécule qui a conduit
au décès d'un volontaire sain lors de l'essai clinique à Rennes en janvier
dernier, et à des séquelles chez d'autres, a-t-elle été maquillée pour en
minimiser les risques -Bial/Biotrial: une molécule à la dangerosité prédictible
? »
Réponse : non. Et quand le Figaro note que
les toxicités et mêmes morts observées à très fortes doses dans les études
précliniques chez l’animal, sans rapport avec celles administrées à l’homme,
auraient été dissimulées, il ignore- ou fait semblant- le principe même de ces
études de sécurité : les doses sont augmentées chez l’animal jusqu’à ce qu’apparaisse
une toxicité. Tous les médicaments sur le marché ont montré une toxicité dans
les études précliniques.
« Après
cet accident, l'ANSM comme le laboratoire portugais Bial se retranchaient
derrière le secret industriel et médical pour ne pas communiquer à une communauté
internationale ébahie, les documents relatifs à l'essai ».
Faux : l’ANSM, agence du médicament a été d’une
rapidité et d’une transparence exemplaires.
Etc. etc.
Le Figaro a même parlé d’opération de
déstabilisation du président de l’agence du médicament… Ignorance, exploitation
scandaleuse, intérêts opaques ? En tous cas, Le Figaro a été une exception
assez malvenue dans l’ensemble d’une presse
écrite, radio, télé impeccable.