La libéralisation ne favorise pas l’innovation, la preuve par les télécoms
La doxa libérale et concurrentielle, portée tant par des gouvernements libéraux que sociaux-démocrates, et défendue avec fanatisme par la Commission de Bruxelles explique que la concurrence devrait permettre d’éviter les gaspillages, faire baisser les prix et inciter à l’innovation et à l’investissement dans une politique de long terme ; c’est le fondement des politiques de libéralisation qui ont touché les secteurs des télécommunication, de l’énergie, des transports, de la poste etc.
En matières de télécommunications, nous avons maintenant une expérience de plus de dix ans, et le moins qu’on puisse dire est que l’effet sur l’innovation est assez évident… mais délétère. En France, selon les données de l’Arcep (Agence de régulation des communications électroniques et postes), l’investissement moyen dans le secteur est ainsi passé de 21.2% du chiffre d’affaire du secteur en 1995, à 11.3% en 2004, et 14% en 2007, soit une baisse d’un tiers. En ce qui concerne la part du chiffre d’affaire de France Télécom consacrée à la R et D, la chute est encore plus brutale, de 3.7 à 1.3 %.
De plus, la volatilité des investissement a également augmenté, traduisant l’augmentation des raisonnements court-termistes au détriment de stratégies à plus long terme.
En fait, dans le secteur des télécoms, une large partie des innovations depuis plus de dix ans résultent de découvertes ou d’inventions antérieures au processus d’ouverture à la concurrence, qu’il s’agisse de standards (internet, GSM..), de techniques de transmission (fibres optiques), ou même de services. La concurrence semble avoir avant tout favorisé une innovation incrémentale et une promotion rapide et efficaces de produits résultant de la diffusion d’innovations radicales datant des années antérieures. Elle a surtout fait exploser les budgets de communication.
Le bilan de la libéralisation des telecom en France sur l’innovation est donc assez catastrophique. Les projets de très long terme qui caractérisaient le secteur des télécommunications avant la libéralisation ont été rapidement remplacés par des coopérations sur des projets à plus court terme (2 à 3 ans maximum). Le contenu des activités de R et D (recherche et Développement) a évolué vers des projets à plus court terme, rejetant l’essentiel de la recherche fondamentale vers les équipementiers ou la recherche publique. Une partie de la recherche a été externalisée, mais la réduction de l’effort de R et D des opérateurs n’a toutefois pas été compensée par l’accroissement des investissements vers les firmes amont ou le secteur public.
Ce que dit la théorie économique-des relations complexes
Ceux qui se gargarisent de Schumpeter et la destruction créatrice (des emplois, pas des bénéfices…) devraient le relire. Schumpeter distingue en effet deux régimes, le régime dit « entrepreneurial », qui se caractérise par des industries « fluides », avec des barrières à l’entrée peu élevées, et dans lequel le processus de destruction créatrice joue un rôle important ; et , dans des travaux ultérieurs, il a identifié un régime « routinier », caractérisé par l’accumulation créatrice, avec des barrières à l’entrée des compétiteurs et des connaissances cumulatives générées dans un processus « routinier » au sein des départements de R et D des grandes entreprises.
Dans une présentation plus récente, l’économiste Jean Tirole (cf notamment, Théorie de l’organisation industrielle, Economica, 1993) oppose l’effet de remplacement à l’effet d’efficience. Dans le premier cas, le monopole réalise un profit positif même s’il n’investit pas, alors que la firme en concurrence réalise un profit nul : l’innovation est donc plus rénumératrice pour cette dernière que pour le monopole ; dans le second cas, lorsque la firme en concurrence investit, elle reste confrontée à la concurrence et réalise des profits inférieurs à ceux qu’auraient réalisé un monopole. l’innovation est alors moins rémunératrice pour la firme.
En fait, beaucoup d’éléments militent pour que dans la plupart des secteurs technologiques importants, l’accumulation créatrice l’emporte sur la destruction créatrice, ou l‘effet d’efficience sur l’effet de remplacement. Ainsi, les revenus supplémentaires générés par l’innovation, et donc les incitations à investir, sont souvent d’autant plus faibles que les marchés sont concurrentiels. La concurrence accroît le rythme d’obsolescence des produits, la caractère transitoire des rentes conférées par l’innovation est d’autant plus marqué que les concurrents sont nombreux. Les nouvelles connaissances incorporées dans un nouveau produit ou procédé sont en partie révélés lors de son introduction. Ce phénomène donne lieu à des comportements de « passager clandestins », et peut contribuer à une réduction globale des efforts consacrés à la R et D ; certains concurrents préfèrent copier les inventeurs et investir ensuite en communication plutôt qu’en recherche…
Dans le cas général, les économistes admettent l’existence d’une courbe en U : en partant d’une situation de monopole, l’accroissement de la concurrence se traduit en premier lieu par une augmentation des investissements en R et D. A partir d’un certain niveau de concurrence, l’investissement en R et D est de plus en plus faible et les effets négatifs finissent par l’emporter. Le hic est que, suivant les secteurs, la zone dans laquelle les effets de la concurrence sont négatifs est atteinte pour de très faibles niveaux d’intensité concurrentielle…
L’expérience de la libéralisation dans les télécoms : des leçons à tirer
Dans une économie largement financiarisée, l’entreprise privée oriente largement ses choix vers une rentabilité à court terme pour l’actionnaire. La R et D change de nature pour privilégier l’innovation incrémentale sur l’innovation radicale, le développement de recherches appliquées , notamment pour le développement de nouveaux services, plutôt que des recherches plus fondamentales, plus difficiles à s’approprier, à valoriser et à protéger.
Il n’est donc pas surprenant que les politiques de libéralisation, dans le secteur des télécom, se soient traduits par une forte baisse globale des investissements en R et D, l’augmentation en recherche appliquée ne compensant pas la baisse en recherche fondamentale. Ce régime n’est pas durable, il sacrifie l’avenir, comme il sacrifie aussi les considérations d’aménagement du territoire, d’égalité des clients et les investissement en infrastructure.
Il ne s’agît pas de proposer d’en revenir à un monopole- encore que le retour à des oligopoles puissants stimulés par des petites start-up se fera peut-être naturellement, avec beaucoup de temps perdu. Il s’agit de constater que des politiques de libéralisation aveugles et uniquement axées sur le dogme démenti de l’effet positif de la concurrence ont des effets néfastes sur l’innovation dans les secteurs intensifs en technologie, et particulièrement en recherche fondamentale. Où sont les laboratoires Bell de demain ? (les laboratoires Bell où ont été découverts le transistor, le rayonnement de fond cosmologique, le langage UNIX, le laser à CO2, les caméras CCD….)
Les politiques doivent évidemment être adaptées à chaque secteur, selon qu’ils sont dominés par l’accumulation créatrice ou la destruction créatrice. Ainsi, dans l’industrie du logiciel(2ème cas), devrait plutôt faire l’objet de politiques visant à favoriser la création de PME innovantes, et à renforcer les liens entre ces entreprises et les universités. Le secteur des télécommunications (2ème cas) devrait plutôt faire l’objet de programmes technologiques ou de plans de déploiement d’infrastructures.
Enfin, évidemment, la concurrence ne conduit les firmes à s’engager dans une course à l’investissement que lorsqu’il existe un avantage important au « premier entrant », et l’Etat ou les autorités de régulation doivent fixer les règles du jeu en conséquence.
N.B. Sur le sujet de l’innovation, cf l’Innovation au cœur de la croissance, Jean-Hervé Lorenzi, Alain Villemeur, Economica 2000, auquel cette analyse doit beaucoup
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