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vendredi 28 décembre 2012

Monopole et Innovation : un lien nécessaire



Réponse à une économiste libérale

Madame,
J’ai bien apprécié votre conférence Amphis de l’AJEF , vivante et instructive. Vous nous avez présenté et commenté avec un certain lyrisme cette courbe classique des prix en fonction de la demande, et l’existence de ce fameux  triangle maléfique, triangle des Bermudes où disparaît l’argent des contribuables et/ou des consommateurs au profit des monopoles ou oligopoles qui bénéficient de bénéfices exorbitants en raison de leur contrôle du marché. Il semble que, comme nombre d’économistes, vous jugiez souhaitable de supprimer ou réduire a minima ce fameux triangle.
Cela m’a quelque peu inquiété, car, chercheur dans le secteur privé, j’avoue que je me demande si, par hasard, ce ne serait pas ce fameux triangle qui me permet de vivre intelligemment et à peu près décemment.
Vous avez mentionné fort justement qu’il existe un lien évident entre innovation et monopole – qui est le système du brevet. Un brevet assure un monopole temporaire en échange d’une innovation, sans monopole, pas d’innovation. (Il est d’ailleurs intéressant de se plonger dans les polémiques qui ont opposé chercheurs et industriels lorsque le système du brevet s’est imposé, notamment entre Benjamin Thompson, Comte Rumford, adversaire du brevet et fondateur de la Royal institution et James Watt).

Des exemples probants : Bell, IBM, CNET

Mais la problématique de l’innovation  va, je crois, bien au-delà de cela. Il fut un temps béni où existait par exemple, aux USA une firme comme Bell. Dans les laboratoires de Bell téléphone, en tentant de battre un record de sensibilité d’antenne, deux chercheurs, Penzias et Wilson, ont découvert qu’il existait un bruit résiduel qu’aucun réglage ne parvenait à éliminer, ils ont compris que ce bruit constituait ce que nous appelons maintenant le bruit de fond cosmologique,  la signature de l’organisation la plus primitive de l’univers. Ils ont obtenu pour cela le prix Nobel. C’est aussi dans les laboratoires Bell qu’ont été découverts le transistor, le langage UNIX, le laser à CO2, les caméras CCD, découvertes plus en rapport avec l’objet de leur activité et qui sont à l’origine d’innovations capitales et de secteurs industriels entiers.
Les laboratoires Bell ont été sacrifiés sur l’autel du culte de la concurrence libre et non-faussée, démembrés en plusieurs Baby Bells qui  n’ont pas marqué et vraisemblablement, ne marqueront pas, l’histoire des sciences et des techniques.
Dans les laboratoires d’IBM, au temps béni où cette firme possédait encore un quasi-monopole, ont été notamment inventé le langage Fortran, l’architecture RISC, les bases de données relationnelles... Gerd Binnig et Heinrich Rohrer, en 1981, ont inventé le microscope à effet tunnel, instrument de recherche fondamental aux immenses applications, de l’électronique à la biologie, pour lequel ils ont reçu le Prix Nobel. En 1986, Johannes Bednorz et Karl Müller ont découvert un nouveau type de supraconductivité à une température de 35 K : deux autres Prix Nobel pour IBM. Je n’ai pas l’impression que les actions anti-trust menées contre IBM et l’intensification de la concurrence permettront de maintenir une recherche de ce niveau.

Le CNET était un instrument de recherche formidable où ont été mis au point les systèmes de transmission de données Transpac et Numéris, le Minitel, le Télétexte,  la technique ATM de transmission à très hauts débits, les premiers écrans plats à matrice active, les  premières transmission par fibre optique. Il est facile de citer quelques chercheurs de très haut niveau qui ont travaillé au CNET ; je doute qu’il sortira un jour un Prix Nobel de Bouygues, Free, ou SFR.
D’ailleurs, selon les données de l’Arcep (Agence de régulation des communications électroniques et postes),  l’investissement moyen dans le secteur des Telecom est passé de 21.2% du chiffre d’affaire 1995,  à 11.3% en 2004, et 14% en 2007, soit une baisse d’un tiers. En ce qui concerne la part du chiffre d’affaire de France Télécom consacrée à la R et D, la chute est encore plus brutale, de 3.7 à 1.3 %. Par contre, les dépenses de communication ont explosé. Vive la concurrence libre et presque parfaite ?

Les monopoles contre le déclin technologique

Ou vive le monopole ? On peut légitimement se demander si les structures de monopoles et d’oligopoles, ne sont pas les seules à pouvoir imaginer, concevoir, financer des innovations de ruptures, innovations faisant appel à la fois à des avancées fondamentales et à la science appliquée et que les Etats et la recherche publique ne parviennent pas à engendrer, faute d’une vision et d'une expérience industrielles. Du moins lorsqu’il s’agît de monopoles naturels, reposant sur la construction d’une barrière technologique forte – et d’ailleurs, les plus conséquents d’entre les libéraux - Hayek par exemple – contestent même l’intérêt d’agir contre ce type de monopoles et dénient à l’Etat le droit de le faire. Avec l’idéologie de la concurrence libre et parfaite, avec la lutte artificielle, volontariste, bureaucratique contre les monopoles naturels risquent alors fort de disparaître les grandes innovations ou  inventions. Nous devrions rapidement voir, c’est peut-être déjà le cas, s’enclencher un relatif déclin technologique, un ralentissement de l'innovation.
Oui, mais les monopoles sont peu incités à développer leurs innovations ? C’est là un autre problème, pour lequel il existe des solutions ; mais c’est un problème subalterne, car enfin, on n’a jamais vu développer une invention qui n’a pas été faite.


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