Une médecine sinistrée ?
Le drame sans précédent provoqué par le pilote ultra dépressif de la German
Wing qui a précipité son avion et ses 150 passagers sur une montagne des Alpes
du Sud (Andreas Lubitz avait consulté plus de 40 médecins ces quatre dernières
années) a fait l’objet d’un satisfecit français bien mal placé, sur le
thème : cela ne pourrait pas arriver en France, avec notre médecine du
travail. C’est peut-être vrai à Air France, où il semble que le suivi médical
des pilotes soit sérieusement effectué ; mais ce ne l’est surement dans le
pays en général. En fait, depuis plusieurs mois, les médecins du travail et
leurs organisations préviennent, en particulier l’Association Santé et médecine du travail : la
médecine du travail est sinistrée.
Tout d’abord, le nombre de médecins du travail ne cesse de diminuer (5.666
en 2013 contre 6 280
en 1992), pour l’ensemble des salariés ! Comme de toute évidence, ils ne
peuvent fournir au travail, la visite annuelle périodique a été remplacée par
une visite tous les deux ans pour les salariés non exposés à un environnement
particulier (chimie, laboratoire..etc.) Malgré cela, un rapport de l’IFRAP
estime que 30 à 60% d'entre elles ne sont jamais réalisées ! (l’Ifrap,
organisme patronal militant propose en conséquence de passer à une périodicité
de cinq ans !). Faudra-t-il en arriver à ce que des salariés poursuivent
l’Etat ou leur entreprise pour ne pas avoir respecté la loi ?
Harcèlement et intimidation
Et quand ils exercent leur travail, les médecins du travail sont de plus
soumis aux pressions des employeurs. Depuis deux ou trois ans les plaintes
d’employeurs devant l’ordre des médecins se multiplient. Dominique Huez,
médecin à la centrale nucléaire de Chinon explique : « les juristes
des entreprises ont découvert qu’il existait une brèche juridique et ont pensé
qu’ils pouvaient l‘utiliser pour nous discréditer ». En effet, un décret
de 2007 permet aux employeurs de poursuivre les médecins en chambre disciplinaire
– une sacrée entorse tout de même à leur indépendance. En ce qui concerne le Dr
Huez, il lui reproché d’avoir manqué de « prudence et de
circonspection » en établissant un lien entre une dépression et les
conditions de travail. Devant la multiplication de ce type de procès, dont le
point commun est que les entreprises reprochent aux médecins d’établir un lien
entre les conditions de travail et l’état psychique de salariés, leurs
organisations professionnelles protestent : «leur travail consiste bel et
bien à « éviter toute altération de la santé physique ou mentale des
travailleurs du fait de leur travail » ; et ils rappellent que
« la déontologie médicale n’est pas au service de l’employeur, mais avant
tout fondé sur la protection de la santé des patients ». Et ils dénoncent dans des lettres et des appels
une campagne organisée de harcèlement et d’intimidation.
Et ce n’est pas fini : la Caisse d’Assurance Maladie se lance à son
tour dans une campagne d’intimidation à propos des arrêts maladies et envoient
des lettres d’avertissement aux médecins qui prescrivent plus d’arrêts maladies
que la moyenne. Et le ton est rien moins qu’aimable : « Pierre Fendu,
directeur de la lutte contre les abus de la CNAM, explique comment l’Assurance
maladie procède avec les médecins en dépassement : « Soit le médecin va
dire, 'Oui je pense que je peux faire un effort', ou 'Non, je ne peux pas faire
d’effort parce que j’estime que tous mes arrêts sont justifiés'. A partir du
moment où le médecin dit non, le directeur de la Caisse peut parfaitement
décider de le mettre sous accord préalable, cela veut dire que chaque arrêt de
ce médecin va être contrôlé »
Le burn out non reconnu maladie
professionnelle par le Sénat
Pour aggraver leur cas, certains médecins du travail se sont lancés dans une campagne pour la
reconnaissance du burn out (syndrome d’épuisement professionnel) comme maladie
professionnelle. Dans une lettre
d'alerte adressée aux ministres du
Travail et de la Santé ils disent
constater une montée importante de ces cas et, dans une tribune dans
l’Marianne posent la question : « combien de burn out se terminent par un
licenciement pour inaptitude ou par un passage à l'acte suicidaire
? ». Témoignage d’un médecin :
« Cet été encore j'ai une dame qui me racontait avoir été à sa voiture,
les clés en mains, « et là,
docteur, j'ai pas pu monter dans la voiture". Et là, j’ai dit :
"maintenant c'est fini, j'arrête. Je suis remontée, j'ai enlevé mon
manteau et mes chaussures, je me suis couché et j'ai dormi toute la journée »
Que croyez-vous qu’il arriva ? Les employeurs (au moins ceux d’entre
eux qui ne sont pas en burn out, les autres n’ont pas le temps de mener des
combats retardataires) sont vent debout et le Sénat a refusé pour l’instant la
reconnaissance comme maladie professionnelle. C’est vrai qu’un train de
Sénateur ne favorise sans doute pas la prise de conscience du burn out !
Merci aux médecins du travail qui se battent pour exercer le leur, dans un
contexte jusqu’ici inédit d’intimidation, de déliquescence, voire même de
liquidation, et qui sont trop peu entendus et trop peu soutenus. La Médecine du Travail a été institutionnalisée en France en 1946 ; on
sait que certains se sont donné pour but de déconstruire le programme du
Conseil national de la Résistance ; il semble qu’ils agissent aussi sur ce
terrain-là.
Le passionné d’histoire des sciences que je suis peut tout de même rappeler
que la médecine du travail, et la chimie médicinale tout court, est née en
France avec la traduction et l’enrichissement par Fourcroy, le principal disciple de
Lavoisier, d’un traité de Ramazzini en 1777 : «Traité des maladies des
artisans et de celles qui résultent des diverses professions ». Et que ce sont des dentistes qui suivaient
des ouvrières peignant les cadrans et aiguilles de réveil de solution de radium
qui ont signalé les premiers le danger cancérigène des composés radioactifs.
Ho, ce n’est
plus 1946 qu’on détricote, c’est Lavoisier !
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