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vendredi 17 juillet 2015

Auguste Comte, l’altruisme et l’éducation positiviste


Le numéro de la Recherche de juin 2015 porte ce titre Tous altruiste regroupant une série d’articles sur les dernières découvertes des neurosciences concernant donc l’altruisme et l’empathie, et , plus généralement l’origine innée ou acquise de notre sens moral. Ainsi, le bébé dès dix mois distingue le bien et le mal dans certains comportements, montre de l’empathie, ressent les émotions des autres ; à trois ans, il refuse d’aider ceux qui font du mal Les grands singes sont capables de compassion et de générosité envers leurs congénères. Poursuivant un programme de recherche entamé depuis longtemps, l’équipe de Frans de Waal a même montré sans ambiguïté, par des mises en situation complexes, que les chimpanzés ressentent l’injustice dans la distribution de récompenses, préférant renoncer à une récompense s’ils sont moins bien traité qu’un semblable.

Et pourtant, à aucun moment de l’article n’est mentionné le fait que le mot altruiste est dû à Auguste Comte, alors même qu’il a fait de l’affirmation que l’homme et certains animaux disposent d’un sens inné du souci d’autrui, l’un des points fondamentaux du positivisme.

Un débat à l’Académie

En 1895, l’Académie française ne s’y est pourtant pas trompé lors des vifs débats à propos de l’introduction – ou non- du mot positivisme dans le dictionnaire. Jules Simon et Ludovic Halevy se prononcent contre : « La charité a besoin d'être louée; car elle commence à être tenue en suspicion, la libre et imprudente charité — ce joli mot, charité, ils l'ont remplacé par un très vilain mot : Altruisme ; il a été inventé, je crois, par Auguste Comte qui n'a pu faire une morale que par une transposition scientifique de la morale chrétienne ».

Cela leur vaut une mise au point un peu ferme dans l’organe des positivistes, la Revue Occidentale : « lLes conceptions positivistes sont assez répandues aujourd'hui pour que de pareilles assertions, quelque autorisée qu'en puisse paraître la source, n'en imposent plus au public ; les purs littérateurs, incapables de pénétrer au-delà des apparences extérieures, s'en tiennent à des jugements sommaires qui témoignent peut-être en faveur de leur sens esthétique, mais qui font apparaître, avec une rare vigueur, leur insuffisance mentale. Etrangers à l'évolution philosophique qui caractérisera essentiellement le dix-neuvième siècle, ils restent inhabiles à s'assimiler le langage nouveau que suscitent les idées nouvelles et ne voient qu'un barbarisme et une superfétation dans un vocable, admirablement adapté au nouvel ordre moral que le Positivisme vient instituer… Un esprit d'une trempe autrement affinée, M. Clemenceau  remet vigoureusement, en quelques lignes, les détracteurs de l'altruisme dans la véritable direction : « Auguste Comte, dit-il, a fait un nouveau mot pour exprimer ce sentiment, moins exalté que l'amour du moi chez la plupart d'entre nous. Nos académiciens, qui n'ont pas lu Comte, ou qui ne veulent pas comprendre ce qu'il a dit, rejettent ce mot, coupable à leurs yeux d'humaniser l'amour d'autrui, qu'ils tiennent à dégrader de l'appât d'une récompense céleste. — Heureusement, il n'y a pas besoin de la permission de l'Académie pour penser ». Nous pourrions nous contenter de cette citation, mais il nous paraît nécessaire d'analyser cette grande notion d'Altruisme et de faire voir combien à la fois elle diffère de l'idée chrétienne de charité et combien elle lui est supérieure.

L'expression d'altruisme, construite par Auguste en opposition avec celle d'égoïsme, caractérise le besoin qui nous pousse à aimer nos semblables, et à nous dévouer pour eux; c'est essentiellement l'instinct de sociabilité, qui s'applique à la fois à nos supérieurs, à nos égaux et à nos inférieurs, sous les dénominations respectives de vénération, d'attachement et de bonté.

Ayant réuni les instincts de conservation de l'individu et de l'espèce sous le nom d'égoïsme, déjà consacré par la langue courante, Auguste Comte a été conduit à grouper sous le nom d'altruisme, les instincts sociaux, de manière à constituer, dans leur dualité fondamentale, l'ensemble de nos divers moteurs affectifs, à constater leurs conflits, et à organiser leur consensus par la subordination de l'égoïsme à l'altruisme, principe de toute morale scientifique et définitive.

L'expression altruisme était donc véritablement indispensable, et, en la créant, Auguste Comte en a fait le meilleur choix possible, puisque, sauf la différence nécessaire de racines, elle reproduit sensiblement l'expression dont elle forme pour ainsi dire la contrepartie et rend visible à l'esprit comme aux yeux leur opposition primitive et leur harmonie finale… Si maintenant nous voulons marquer la différence profonde entre l'altruisme et la charité, nous sommes conduits à donner au sentiment altruiste une source toute spontanée, jaillissant des profondeurs mêmes de la nature humaine, cultivée et perfectionnée par un long effort de l'Humanité.

La charité, au contraire, est un don de Dieu, un effet de la grâce exercée dans le seul but du salut éterel, et ne s'adressant qu'aux inférieurs. Elle est donc loin d'offrir le vaste champ d'action de l'altruisme; elle procède d'un sentiment louable de pitié, immédiatement stérilisé par la sanction égoïste du bonheur éternel auquel elle tend.

Entre la spontanéité positive et la grâce théologique, le choix ne peut être douteux ; on voit de quel côté sont la grandeur morale et l'efficacité réelle….

Ajoutons que la charité s'adresse à l'individu et que l'altruisme consacre l'amour des êtres collectifs. Â des conceptions si différentes devaient correspondre des dénominations appropriées ; la charité chrétienne, même régénérée et exercée sous l'influence d'un sentiment exclusivement bienveillant, ne sera jamais qu'un côté très accessoire de l'altruisme, devenu la règle morale de l'Humanité.

L’éducation positiviste : Fortifier les sentiments altruistes

Selon les positivistes, égoïsme et altruisme sont des penchants innés, et l’éducation consiste à encourager et favoriser les penchants altruistes, ou, si l’on préfère le point de vue de l’ensemble par rapport à celui du particulier, tout en sachant que les penchants égoïstes perdureront, car ils sont non seulement nécessaires à la conservation de chacun, mais peuvent également renforcer les instincts altruistes « En quoi et comment celui qui ne s’aime pas lui-même pourrait-il aimer autrui ? » Auguste Comte). Pas de culpabilisation de l’égoïsme, pas de faute et de sanction divine, mais la culture de la bienveillance, de la sociabilité, notamment par l’admiration d’exemples humains et non divins, tels les « saints » du calendrier positiviste, le culte de l’Humanité, l’ensemble des êtres passés, présents et à venir. Voivi par exemple ce que recommande l’un des principaux positivistes anglais, Bridges :

« Les vérités essentielles qui concernent l'essor et les progrès de l'humanité sont accessibles aux plus simples et aux plus humbles. Lorsqu'un enfant apprend à compter, on peut lui enseigner ce qu'il doit aux précurseurs Arabes et Indous et il apprendra ainsi, dès le jeune âge et pour le reste de sa vie, à surmonter les odieux préjugés de race. Chaque mot qu'il emploie, chaque outil dont son père ou les compagnons de son père se servent, une charrue, une roue, une forge, un bateau, peuvent être autant de leçons de choses pour lui montrer ce qu'il doit à nos plus lointains ancêtres. Le navire qui apporte des aliments venus d'au-delà les vastes océans raconte l'histoire d'un penseur solitaire qui fut tué à Syracuse plus de vingt siècles auparavant. Elles sont innombrables les manières dont on peut apprendre à un enfant à connaître l'Humanité, car les dons de l'Humanité sont également innombrables… » (Bridges, Positivist review)

Oui, vraiment, il est étrange et dommage qu’on écrive des articles, des thèses, des livres  sur l’altruisme sans même mentionner l’inventeur du mot, Auguste Comte, et les conceptions positivistes.
 

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