Le numéro de la
Recherche de juin 2015 porte ce titre Tous
altruiste regroupant une série d’articles sur les dernières découvertes des
neurosciences concernant donc l’altruisme et l’empathie, et , plus généralement
l’origine innée ou acquise de notre sens moral. Ainsi, le bébé dès dix mois
distingue le bien et le mal dans certains comportements, montre de l’empathie, ressent
les émotions des autres ; à trois ans, il refuse d’aider ceux qui font du
mal Les grands singes sont capables de compassion et de générosité envers leurs
congénères. Poursuivant un programme de recherche entamé depuis longtemps, l’équipe
de Frans de Waal a même montré sans ambiguïté, par des mises en situation
complexes, que les chimpanzés ressentent l’injustice dans la distribution de
récompenses, préférant renoncer à une récompense s’ils sont moins bien traité qu’un
semblable.
Et pourtant, à aucun moment de l’article n’est mentionné le
fait que le mot altruiste est dû à Auguste Comte, alors même qu’il a fait de l’affirmation
que l’homme et certains animaux disposent d’un sens inné du souci d’autrui, l’un
des points fondamentaux du positivisme.
Un débat à l’Académie
En 1895, l’Académie française ne s’y est pourtant pas trompé
lors des vifs débats à propos de l’introduction – ou non- du mot positivisme
dans le dictionnaire. Jules Simon et Ludovic Halevy se prononcent contre :
« La charité a besoin d'être louée; car elle commence à être tenue en
suspicion, la libre et imprudente charité — ce joli mot, charité, ils l'ont
remplacé par un très vilain mot : Altruisme ; il a été inventé, je crois, par
Auguste Comte qui n'a pu faire une morale que par une transposition
scientifique de la morale chrétienne ».
Cela leur vaut une mise au point un peu ferme dans l’organe des
positivistes, la Revue Occidentale : « lLes conceptions positivistes
sont assez répandues aujourd'hui pour que de pareilles assertions, quelque
autorisée qu'en puisse paraître la source, n'en imposent plus au public ; les
purs littérateurs, incapables de pénétrer au-delà des apparences extérieures,
s'en tiennent à des jugements sommaires qui témoignent peut-être en faveur de
leur sens esthétique, mais qui font apparaître, avec une rare vigueur, leur
insuffisance mentale. Etrangers à l'évolution philosophique qui caractérisera
essentiellement le dix-neuvième siècle, ils restent inhabiles à s'assimiler le
langage nouveau que suscitent les idées nouvelles et ne voient qu'un barbarisme
et une superfétation dans un vocable, admirablement adapté au nouvel ordre
moral que le Positivisme vient instituer… Un esprit d'une trempe autrement
affinée, M. Clemenceau remet
vigoureusement, en quelques lignes, les détracteurs de l'altruisme dans la
véritable direction : « Auguste Comte, dit-il, a fait un nouveau mot pour
exprimer ce sentiment, moins exalté que l'amour du moi chez la plupart d'entre
nous. Nos académiciens, qui n'ont pas lu Comte, ou qui ne veulent pas
comprendre ce qu'il a dit, rejettent ce mot, coupable à leurs yeux d'humaniser
l'amour d'autrui, qu'ils tiennent à dégrader de l'appât d'une récompense céleste.
— Heureusement, il n'y a pas besoin de la permission de l'Académie pour penser ».
Nous pourrions nous contenter de cette citation, mais il nous paraît nécessaire
d'analyser cette grande notion d'Altruisme et de faire voir combien à la fois
elle diffère de l'idée chrétienne de charité et combien elle lui est
supérieure.
L'expression d'altruisme, construite par Auguste en
opposition avec celle d'égoïsme, caractérise le besoin qui nous pousse à aimer
nos semblables, et à nous dévouer pour eux; c'est essentiellement l'instinct de
sociabilité, qui s'applique à la fois à nos supérieurs, à nos égaux et à nos
inférieurs, sous les dénominations respectives de vénération, d'attachement et
de bonté.
Ayant réuni les instincts de conservation de l'individu et de
l'espèce sous le nom d'égoïsme, déjà consacré par la langue courante, Auguste
Comte a été conduit à grouper sous le nom d'altruisme, les instincts sociaux,
de manière à constituer, dans leur dualité fondamentale, l'ensemble de nos
divers moteurs affectifs, à constater leurs conflits, et à organiser leur
consensus par la subordination de l'égoïsme à l'altruisme, principe de toute
morale scientifique et définitive.
L'expression altruisme était donc véritablement
indispensable, et, en la créant, Auguste Comte en a fait le meilleur choix
possible, puisque, sauf la différence nécessaire de racines, elle reproduit
sensiblement l'expression dont elle forme pour ainsi dire la contrepartie et
rend visible à l'esprit comme aux yeux leur opposition primitive et leur
harmonie finale… Si maintenant nous
voulons marquer la différence profonde entre l'altruisme et la charité, nous
sommes conduits à donner au sentiment altruiste une source toute spontanée,
jaillissant des profondeurs mêmes de la nature humaine, cultivée et
perfectionnée par un long effort de l'Humanité.
La charité, au
contraire, est un don de Dieu, un effet de la grâce exercée dans le seul but du
salut éterel, et ne s'adressant qu'aux inférieurs. Elle est donc loin
d'offrir le vaste champ d'action de l'altruisme; elle procède d'un sentiment
louable de pitié, immédiatement stérilisé par la sanction égoïste du bonheur
éternel auquel elle tend.
Entre la spontanéité positive et la grâce théologique, le
choix ne peut être douteux ; on voit de quel côté sont la grandeur morale et
l'efficacité réelle….
Ajoutons que la charité s'adresse à l'individu et que
l'altruisme consacre l'amour des êtres collectifs. Â des conceptions si différentes devaient correspondre des dénominations
appropriées ; la charité chrétienne, même régénérée et exercée sous l'influence
d'un sentiment exclusivement bienveillant, ne sera jamais qu'un côté très
accessoire de l'altruisme, devenu la règle morale de l'Humanité.
L’éducation
positiviste : Fortifier les sentiments altruistes
Selon les positivistes, égoïsme
et altruisme sont des penchants innés, et l’éducation consiste à encourager et
favoriser les penchants altruistes, ou, si l’on préfère le point de vue de l’ensemble
par rapport à celui du particulier, tout en sachant que les penchants égoïstes perdureront,
car ils sont non seulement nécessaires à la conservation de chacun, mais
peuvent également renforcer les instincts altruistes « En quoi et comment
celui qui ne s’aime pas lui-même pourrait-il aimer autrui ? » Auguste
Comte). Pas de culpabilisation de l’égoïsme, pas de faute et de sanction
divine, mais la culture de la bienveillance, de la sociabilité, notamment par l’admiration
d’exemples humains et non divins, tels les « saints » du calendrier
positiviste, le culte de l’Humanité, l’ensemble des êtres passés, présents et à
venir. Voivi par exemple ce que recommande l’un des principaux positivistes
anglais, Bridges :
« Les vérités essentielles qui concernent l'essor et les progrès de
l'humanité sont accessibles aux plus simples et aux plus humbles. Lorsqu'un
enfant apprend à compter, on peut lui enseigner ce qu'il doit aux précurseurs
Arabes et Indous et il apprendra ainsi, dès le jeune âge et pour le reste de sa
vie, à surmonter les odieux préjugés de race. Chaque mot qu'il emploie, chaque
outil dont son père ou les compagnons de son père se servent, une charrue, une
roue, une forge, un bateau, peuvent être autant de leçons de choses pour lui
montrer ce qu'il doit à nos plus lointains ancêtres. Le navire qui apporte des
aliments venus d'au-delà les vastes océans raconte l'histoire d'un penseur
solitaire qui fut tué à Syracuse plus de vingt siècles auparavant. Elles sont
innombrables les manières dont on peut apprendre à un enfant à connaître
l'Humanité, car les dons de l'Humanité sont également innombrables… »
(Bridges, Positivist review)
Oui, vraiment, il est étrange et
dommage qu’on écrive des articles, des thèses, des livres sur l’altruisme sans même mentionner l’inventeur
du mot, Auguste Comte, et les conceptions positivistes.
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