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mercredi 4 juillet 2018

Eloge du Service Public 3) quelques principes


La Commission Européenne (Eurokom) et la secte libérale qui y détient le pouvoir en veulent visiblement aux services publics français, et particulièrement à notre façon d’administrer les monopoles naturels (autoroutes, chemin de fer,  réseau téléphonique, énergie hydraulique, aéroports, gazoducs) par des sociétés étatiques. Cet Eurokom a un credo, un véritable acte de foi,  c’est la concurrence libre et  totale, et le service public n’y a guère sa place. Après l’exemple Suisse dans un premier blog, le contre-exemple Anglais dans un second blog, voici quelques principes sur lesquels se sont bâtis les services publics.

Le positivisme juridique de Leon Duguit :

Dès les débuts de la République, la question des services publics se pose. A une époque où « les tardives liaisons des chemins de fer » construisent l’unité française (Braudel), Gambetta préconise la nationalisation par rachat des Chemins de fer d’Orléans, puis des principales lignes de chemin de fer Le courant positiviste, alors influent, par la voie de Pierre Laffitte l’appuie en distinguant des fonctions 1) uniformes, 2) régulières, 3) de nécessité non immédiates et 4) pour lesquelles il est impossible de fixer le prix du service rendu, telles l’Etat civil, la  construction des routes,  l'hygiène générale, la police… Ces fonctions doivent être instituée par l'État avec une rétribution fixe. Les fonctions dans lesquelles le service personnel est rendu à l'individu d'une manière précise et déterminée, au moyen de matériaux qui doivent être usés ou consommés » n’ont généralement pas le caractère de service public. Mais « l'opportunité de rendre publique ou privée l'institution de certaines fonctions peut varier avec la situation historique. … Les chemins de fer,  par exemple, me paraissent incontestablement devoir être directement administrés par l'État »

La notion de service public prendra une autre affaire avec Léon Duguit (1859-1928), assistant de Durkheim, alors professeur de science sociale à Bordeaux. C’est à partir d’un service ferroviaire interrompu que Duguit prend la tête d’un syndicat d’habitants lésés et obtient l’autorisation d’agir en justice pour obtenir le maintien du service. Pour Duguit, le droit n’est pas une simple technique normative, mais « « La notion de droit contient la notion de société tout entière. La science du droit est science sociale ». « Les gouvernants modernes ne doivent plus seulement à leurs gouvernés la police et la justice proprement dites, mais encore ce que certains publicistes appellent d’un mot commode la culture, à savoir l’enseignement, l’assistance, l’hygiène, la protection du travail, les transports, etc., etc. Il va de soi que cette multiplicité et cette variété des activités publiques entraînent à leur suite une extrême complexité et diversité dans l’organisation des services publics ».

Finalement l’Etat devient presque pour Duguit un aggrégateur de service public ; un service public qu’il définit ainsi :  « toute activité dont l’accomplissement doit être réglé, assuré et contrôlé par les gouvernants, parce qu’il est indispensable à la réalisation et au développement de l’interdépendance sociale et qu’il est de telle nature qu’il ne peut être assuré complètement que par l’intervention de la force gouvernante »  ou encore, « l’activité que les gouvernants doivent obligatoirement exercer dans l’intérêt des gouvernés ».

Les lois de Rolland

Poursuivant les travaux de Léon Duguit, Louis Rolland (1877-1956)  en arriva à définir un corps central de principes qui doivent s'appliquer à l'exploitation d'un service public, aujourd’hui connu sous le nom de « lois de Rolland ». Schématiquement, elles concernent la continuité (service assuré régulièrement), la mutabilité (l’adaptation à l’évolution des besoins collectifs), l'égalité (qui interdit la discrimination entre les usagers), la laïcité, la neutralité et la réserve dans l’expression de leurs opinions que doivent respecter les collaborateurs du service public, la primauté de l'intérêt général ou collectif sur les intérêts individuels, la gratuité pour les services administratifs, mais pas pour les SPIC (Services Publics Industriels et Commerciaux).

François Trévoux  et la notion économique de service public

François Trévoux (1900-1989) a étudié le développement de la réglementation de l’industrie électrique aux États-Unis à travers notamment l’étude de la réglementation des tarifs et du contrôle financier des entreprises de services publics. Cette expérience le conduit à compléter les conceptions juridiques de Duguit et Rolland, par des considérations plus économiques qu’il définit dans un article  de la Revue d’économie politique de  1938.  Cinq critères sont alors retenus :

- Le premier est celui de la grande taille :« lorsque, par sa taille, une entreprise touche à un grand nombre de travailleurs ou de clients (banque), on craint que sa disparition n’ébranle l’ensemble de l’économie. Les dimensions de l’entreprise, même si elle n’exerce pas une activité essentielle, la rendent un service public ».

- Le second renvoie à une situation de monopole légal ou de fait (sinon il s’agirait de socialiser les déficits des grandes entreprises).

- Le troisième souligne la réunion du caractère de monopole avec celui de la nécessité (logement, alimentation)

- Le quatrième s’attache à la position désavantageuse du consommateur vis-à-vis des conditions du vendeur, ce qui rend nécessaire une réglementation visant à rétablir un équilibre (Trévoux se réfère ici à Tugwell et à Commons).

- Le cinquième  se rapporte à la forte interdépendance économique dans nos sociétés.et à un pouvoir systémique  : l’idée est que « nombre d’activités sont devenues économiquement indispensables des services publics économiques : que vienne en effet à se ralentir ou à se verrouiller un des maillons de la chaîne, toute la vie de la communauté risque d’en être affaiblie, voire arrêtée » (nécessité de la continuité). Pour étayer son propos, Trévoux donne l’exemple de la grève générale des livreurs de charbon à Lille en novembre1936, à propos de laquelle l’État a eu recours à l’armée.

Trévoux prône une nouvelle organisation économique déployée autour du service public, reposant sur quatre principes : 1)  limitation de la concurrence de façon assez souple, par exemple au moyen d’un programme concerté de création d’entreprises et de construction de nouvelles usines, 2 ) assurer un certain standard minimum de service, la bonne qualité du produit, 3) diversification et aménagement rationnel des prix de façon à obtenir le plus grand profit global au moyen d’une forte production et d’un faible profit unitaire, 4) l’industrie doit fonctionner sans arrêts, être toujours susceptible et prête à satisfaire tout accroissement de la demande.

Rappelons que François Trévoux n’est nullement un théoricien socialiste, mais faisait partie des libéraux qui ont fondé la célèbre société du Mont Pèlerin…

Marcel Boiteux : le cas de l’électricité

Marcel Boiteux, né en 1922, normalien,  a travaillé avec les deux Prix Nobel français d’économie, Allais et Debreu. Spécialiste de la tarification des services publics, il écrit plusieurs publications faisant référence sur le sujet, puis,  au cours des années 1950, il rebâtit la tarification de l'électricité, après avoir réalisé la tarification de la SNCF et de la FNTR (1946-1949) avant de devenir durant 20 ans PDF d’EDF (de 1967 à 1987).  Dans  « État et Services Publics », Économie publique/Public economics , 08/2001/2, Il discute librement de la politique de libéralisation imposée par la Commission .

Réguler les monopoles est une mission impossible, sauf à faire du monopole un service public :

 En France,  les entreprises de services publics établissent de justes tarifications et ne se comportent pas comme des monopoles abusifs. Ses "serviteurs", les agents des services publics, jouissent d'un statut qui les protège des dérives du politique tout en régissant leur recrutement, leur rémunération et leur promotion.

Ces entreprises de service public posent un problème : elles restent des monopoles publics à une époque où l'obsession est à la privatisation et à la concurrence. La problématique est alors la suivante. Si l'on privatise les monopoles, ils se consacreront à gagner le maximum d'argent pour honorer leurs devoirs vis-à-vis de leurs actionnaires. Il faut donc les empêcher d'abuser de leur position par un système de régulation. Mais réguler les monopoles est très difficile sans l'introduction de la concurrence. Or la concurrence n'est pas aisément conciliable avec les missions de service public…

Les solutions américaine et anglaise : deux échecs. La solution américaine traditionnelle, qui consistait à mettre en place des commissions de surveillance, ne s'est pas avérée probante : ces commissions, par manque d'information, ont fixé des plafonds de prix tantôt trop hauts, tantôt trop bas et, sous la pression des lobbies, ont laissé se créer des subventions croisées qui favorisaient abusivement certains clients. Dans l'exemple anglais, récent, on a privatisé par grands morceaux et instauré un régulateur. Au stade actuel, le résultat n'est pas très brillant : la productivité a certes fait de grands progrès mais essentiellement au profit des actionnaires et des dirigeants, très peu à celui des clients !
Ces semi-échecs montrent que, sans l'aide du marché et de la concurrence, la régulation d'un monopole est extrêmement difficile, notamment parce que le régulateur doit faire face à une asymétrie de l'information qui l'empêche d'adapter parfaitement son action à l'entreprise qu'il est chargé de réguler.

Guérir des maladies que nous n'avons pas ?

La solution française : régner pour mieux réguler ; l'entreprise a pour rôle non pas de gagner le maximum d'argent mais d'assumer une mission d'intérêt général. Elle est alors nécessairement publique et le régulateur est à sa tête. Ainsi, j'étais le régulateur d'EDF.
Des remèdes pour un système sain ? Finalement, la problématique est simple : ou l'entreprise est privée et a le devoir de gagner le maximum d'argent, ce qui l'incite à une bonne gestion, mais il faut alors trouver un système pour l'empêcher de rançonner sa clientèle ; ou l'entreprise est publique, investie d'une mission d'intérêt général, et elle régule ses propres troupes, mais elle n'est plus poussée dans sa gestion par la recherche du profit.
Ce système de régulation par la tête n'a pas si mal fonctionné en France. Faut-il alors absolument que le système français épouse le modèle anglo-saxon sous prétexte qu'il a été nécessaire ailleurs pour guérir des maladies que nous n'avons pas ?

Les activités de réseau sont nécessairement monopolistiques

Réseaux de fils électriques, réseaux de conduite de gaz ou d’eau, réseaux de chemins de fer, réseau  postal sont foncièrement des activités monopolistiques car ce sont  en effet, des activités à rendement croissant. Pour distribuer deux fois plus de kwh sur une zone d’un kilomètre carré, la dépense passe de 100 à 140 si l’on est seul. Elle double de 100 à 200 si l’on s’y met à deux. On a donc intérêt opérer seul le plus tôt possible, donc à constituer un monopole. Et, si l’on vous en empêche pour maintenir deux compétiteurs face à face, le coût du service augmente considérablement.

Le caractère de service public des activités de réseaux tient aussi à une autre raison. Pour implanter leurs réseaux, les entreprises de la catégorie sont amenées à emprunter des voies publiques ou leur sous-sol. Et, lorsqu’il s’agit de traverser des propriétés privées, la collectivité intervient par voie d’expropriation et d’indemnisation chaque fois que le promoteur du réseau et la victime de son implantation ne peuvent parvenir à un accord qui satisfasse les deux parties. Qu’elle autorise l’usage de la voie publique, ou qu’elle exproprie, la collectivité est amenée à invoquer l’intérêt général.

Troisième raison : on se sait pas calculer leur vrai coût : ainsi, sur un réseau maillé où les kilowattheures vont dans tous les sens, on ne sait pas calculer un tarif inattaquable. Quand des kilowattheures vont de Dijon à Lyon, 40 % font le trajet direct, 40 % passent par Genève et le reste fait le tour par Paris, Bordeaux et Montpellier : à trois cent mille kilomètres à la seconde, cela n'a aucune importance. L'électricité est répartie entre les lignes selon les lois de Kirchhoff et cela change constamment ; il est impossible de suivre son cheminement et donc très difficile de facturer convenablement l'utilisation du réseau. Il faut donc recourir à des tarifs forfaitaires… qui seront contestés par ceux qui penseront être pénalisés.

L’électricité est un service public

Rendement croissant, monopole naturel, redistribution et égalité de traitement, obligation de fournir et continuité du service, on est bien là devant un service public, un service public remplaçant des initiatives qui, si elles étaient restées privées, auraient été trop coûteuses et trop inégalitaires. Ajoutons des missions générales - comme l'indépendance énergétique – des obligations individuelles telles que l'obligation de desservir associée à une certaine péréquation des tarifs. Avec l'obsession française d'égalité, cela pose des problèmes énormes : desservir les Antilles ou la Réunion aux mêmes tarifs que les Champs-Elysées entraîne des déficits que des entreprises en situation de concurrence n'assumeraient pas, et pour lesquels il est pratiquement impossible de calculer des compensations équitables.

Les obligations de service public, quand elles sont poussées à ce niveau, paraissent difficiles à marier avec la concurrence.

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