De l’armoise au paludisme
Une grande première pour la
Chine, et une double première : le premier prix Nobel scientifique, et le
premier Nobel décerné à une chinoise, Youyou Tu, 84 ans, récompensée pour la
découverte d’un médicament contre le paludisme, l’artémisine.
C’est une longue histoire, d’ailleurs
déjà récompensée par le prestigieux prix Lasker en 2011, une très longue
histoire même puisqu’elle trouve son origine dans un manuel de médecine
traditionnelle chinoise (Des formules d’urgence à garder à porter de main -Zhouhou
beijifang 肘 後備 急 方)
écrit au IVème siècle par le médecin et alchimiste Ge Hong 葛洪 (283-343). Une
longue histoire aussi pour le Dr Youyou Tu, diplômée de pharmacie de l’Université
de Pékin en 1955, et qui suivit ensuite une formation de deux ans à la médecine traditionnelle chinoise ;
puis, de 1965 à 1978, elle devient
professeur assistante à l'Académie chinoise de médecine traditionnelle de Pékin
(professeur titulaire en 1985).
Dès ses débuts, le Dr Youyou Tu
se consacre donc à l’exploitation de la pharmacopée chinoise traditionnelle par
les méthodes de la recherche médicale occidentale. En 1950, l’OMS se propose l’ambitieux projet d’éradiquer le
paludisme. Après un succès limité, la maladie reprend de plus belle dans de
nombreuses régions du monde, notamment en Chine, où la chloroquine - le
traitement anti-paludique de référence- perd son efficacité. A une situation
chinoise qui devient préoccupante s’ajoute ce qui se passe chez les voisins et
alors alliés nord-vietnamiens. Les Nord-Vietnamiens en guerre construisent un
extraordinaire réseau de tunnels qui leur permettent de s’abriter des
bombardements américains et de s’infiltrer au sud. Seulement, ces tunnels sont remplis
d‘eau stagnante, asile de choix pour les moustiques vecteurs du paludisme ;
au point qu’il est rapporté que le paludisme tue plus que les bombes
américaines.
Le programme 523
Mao Zedong décide de monter un
projet médical et militaire secret appelé "523" (comme la date à
laquelle il a été lancé, le 23 mai 1967), dont le but est de trouver un remède
dans la médecine traditionnelle chinoise contre le paludisme, et qui
permettrait de damner le pion aux USA où des scientifiques s'acharnent sans
grands succès dans le même but. Youyou Tu est choisie pour diriger ces
recherches, et ne sera pas pour autant épargnée par le régime et la folie maoïste. Elle est envoyée dans la province
de Hainan, une région du sud du pays relativement épargnée par la maladie. Elle
ne reverra pas sa fille de 4 ans pendant six mois et son mari sera banni du
pays (envoyé dans un camp de travail) pendant qu'elle mène ses recherches sur
le terrain. "Le travail était ma priorité, j'étais prête à sacrifier ma
vie personnelle", raconte-t-elle au New Scientist.
Assistée par trois personnes,
elle épluche plus de 2.000 recettes de remèdes traditionnels et teste plus de 380
extraits de plantes d’abord sur des souris puis sur elle-même. Un extrait d’Artémisine
(la plante chinoise Artemisia annua) se montre efficace pour faire baisser la
fièvre et réduire le nombre de parasites
dans le sang. Le nombre d’extraits testés est faible pour une découverte de cette
ampleur ; c’est que cette découverte ne doit rien au hasard, car les
tisanes d’artémisine étaient réputées actives contre le paludisme dans le
Hainan. S’ensuit alors un long travail de purification et d’isolement du
principe actif, pendant lequel l’équipe chinoise finit par comprendre pourquoi
leurs extraits pourtant de plus en plus purs perdaient de leur activité ;
c’est que le principe actif qu’ils recherchent est sensible à la chaleur et
dégradée par des extractions à chaud, normalement plus efficaces. Ils devront
reprendre un mode d’extraction à froid, finalement assez proche de la recette
traditionnelle (macération de la plante dans de l’eau pendant deux jours, après
écrasement au pilon).
La structure chimique de l’artémisine
est décrite sans ambiguïté en 1979 par son spectre de diffraction des rayons X.
Il s’agit d’une structure extrêmement complexe, et qu’aucun chimiste n’ aurait
pu imaginer : une lactone
sesquiterpènique avec deux atomes d'oxygène liés par un pont peroxyde au-dessus
d'un cycle à sept atomes de carbone (cf. le tableau ci-dessus) de plus elle possède sept centres d'asymétrie
autorisant un grand nombre de stéréoisomères… mais Artemisia annua n'en
synthétise qu'un seul. Chimiste émérite, Dr TouYou Tu a exprimé à plusieurs reprises sa
fierté d’avoir découvert, en partant de la médecine traditionnelle de son pays,
une molécule aussi originale, un antipaludéen de structure complètement
nouvelle, ce qui de plus lui donne une activité sur les souches résistantes aux
médicaments déjà connus.
La nature, chimiste extraordinaire
La complexité structurale de la molécule
d'artémisinine rend sa synthèse artificielle particulièrement difficile, et
totalement prohibitive quant aux coûts. Un autre défi à relever a été sa
production en quantité suffisante pour traiter un grand nombre de patients, et
à un coût acceptable. Il faut 30 à 35 tonnes de plantes fraîches entières pour
produire 2,5 à 3 tonnes de feuilles sèches d’où sont extrait environ 1,3 %
d'artémisinine. Le laboratoire français Sanofi Pasteur a joué un rôle important
dans cette partie de l’histoire ; avec l'arrivée de nouvelles générations
d'armoise donnant un plus grand pourcentage de substance active et
l'optimisation de la chaine de production, Sanofi Pasteur a annoncé, en 2013, qu’il
était capable de produire de manière reproductible de l'artémisinine au prix de
revient de 350 à 400 USD le kilogrammes. Renonçant à une synthèse totale, les
chimistes thérapeutiques ont cependant
préparé des dérivés semi-synthétiques comme l'artésunate, l'artéméther
et l'artéether, plus stables.
Ce n'est qu'après le constat, au
début des années 1990, de l'aggravation des phénomènes de résistance du
parasite envers les médicaments classiques comme la chloroquine ou
l'amodiaquine que les laboratoires pharmaceutiques ont commencé à s'y
intéresser, et il fallut attendre 2001 pour que l'Organisation mondiale de la
santé (OMS) déclare l'artémisinine « le plus grand espoir mondial contre le
paludisme ». Actuellement, l'artémisinine est considérée comme un
traitement très efficace contre le paludisme, maladie qui touche près de 200
millions de personnes par an. Les résultats recensés dans certains pays
d'Afrique qui testent des traitements à base de cette substance sont
"spectaculaires. Selon Médecins
sans frontières (MSF), l'artésunate, dérivé de
l'artémisinine, réduit la mortalité de cas de paludisme sévère de 39 %
chez les adultes et 24 % chez les
enfants. Mais déjà des résistances sont apparues, essentiellement en raison de
pratiques médicales défectueuses (utilisation de tisanes au lieu du produit
pur, doses insuffisantes, médicaments trafiqués, absence de traitement par un
autre antiupaludéen), essentiellement en Asie ; un gâchis scandaleux, une
erreur à ne pas répéter ailleurs ; mais le combat est déjà à reprendre.
Le prix Nobel 2015 de médecine a
également récompensé l'Irlandais William C. Campbell et le Japonais Satoshi
Omura pour leur mise au point d'un traitement contre les infections dues à des
vers nématodes. Il s’agit également d’une molécule naturelle, l’avermectine,
celle-là synthétisée par des bactéries, et "dont
les dérivés ont radicalement diminué la prévalence de la cécité des rivières et
la filariose lymphatique", a précisé le comité Nobel. La
bactérie productrice a été isolée en
1978, à l’Institut Kitasato d’un échantillon de sol provenant de la préfecture
de Shizuoka. L’activité anti parasitaire a été découverte dans les laboratoires
de Merck Sharp and Dohme, où la souche
avait été envoyée pour screening selon un procédé assez classique.
Bref, un excellent Prix Nobel de
Médecine 2015 récompensant des chimistes pour les découvertes de médicaments
majeurs pour des maladies parasitaires surtout présentes chez les pays peu
développés – tandis que le Prix Nobel de chimie récompense de plus en plus
souvent des biologistes - il serait peut-être
temps de créer un vrai Prix Nobel de biologie ! Peut-on espérer
également que ces prix Nobel relancent l’intérêt sur les molécules naturelles,
une recherche plus longue, difficile, ingrate qui a été quasiment abandonnée
par la plupart des grands laboratoires. Seulement, la Nature reste encore le
chimiste le plus imaginatif et efficace, capable de synthétiser des molécules extraordinaires,
surprenantes et d’une complexité inouïe. Des molécules qui émerveillent
toujours le Pr YouYou Tu !
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