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samedi 10 octobre 2015

Vichy, une histoire qui ne passe pas : Hoffmann, Aron, Lottman, Paxton

Mort ce mois-ci de Stanley Hoffmann, historien franco américain né à Vienne en 1928, études à Sciences Po et avec Raymond Aron. Stanley Hoffmann a préfacé La France de Vichy de Paxton en ces termes : « sur deux points capitaux, l'apport de Paxton est révolutionnaire » : il n'y a pas eu double jeu de la part de Vichy, et le régime n'a pas joué l'effet de « bouclier » en épargnant certaines souffrances aux Français ». D’autre part, Onfray, dans sa dernière série de cours de l’Histoire de la Philosophie consacrée notamment à Jankelevitch, Misrahi, Dufreigne cite à plusieurs reprises l’historien Herbert Lottman, auteur d’une superbe biographie de Camus, de Modigliani, et également Pétain (Fayard, 1984), L'Epuration (Fayard, 1986), La Chute de Paris, juin 1940 La Fabrique, 2013), La Dynastie Rothschild (Le Seuil, 1995) ou encore De Gaulle/Pétain: règlements de comptes. Et surtout peut-être La Rive Gauche (Le Seuil, 1981)), superbe histoire des intellectuels français du Front populaire à la guerre froide, que j’ai eu le bonheur de relire cet été. Donc trois historiens, Robert Aron, Paxton, Herbert Lottman (1927-2014), qui ont écrit de histoires de Vichy bien différentes, à partir des mêmes témoignages, des mêmes archives, et des conclusions assez antagonistes ; l’occasion d’une réflexion sur l’histoire et les historiens.
Paxton contre  Aron
Donc, pour Paxton, le supposé double jeu de Vichy n’a jamais existé.  Au contraire, Pétain, Laval et Darlan ont toujours recherché la collaboration avec l'Allemagne nazie, et multiplié les signes et les gages de leur bonne volonté à s'entendre avec le vainqueur, allant souvent spontanément au-devant des exigences allemandes. Loin d'avoir protégé les Français, le concours de Vichy a permis aux Allemands de réaliser plus facilement tous leurs projets — pillage économique et alimentaire, déportation des Juifs, exil forcé de la main-d'œuvre en Allemagne. Avec leur peu de troupes, de policiers et de fonctionnaires, jamais les Allemands n'auraient pu gérer un pays développé aussi vaste sans le concours actif du gouvernement, de l'administration et de la police. Les rares contacts officieux et sans suite avec Londres, fin 1940, démesurément gonflés et surinterprétés après la guerre par les partisans de Vichy, ne pèsent rien au regard de la réalité de la Collaboration, indéfectiblement poursuivie jusqu'à l'été 1944 inclus. »
Les historiens Henry Rousso et Jean-Pierre Azéma ont défendu, face aux attaques de Paxton, la remarquable Histoire de Vichy de Raymond Aron. Pétain aurait bien joué un rôle de  bouclier des Français, et  aurait su jouer double jeu avec Hitler. Ils mettent notamment l'accent sur la conclusion de Robert Aron : « négociations secrètes, télégrammes clandestins, mesures dilatoires, impossibles à percevoir par l’opinion, ne cessent de réduire la collaboration proclamée ». Plus sévère encore, Marc Ferro a critiqué les chiffres et la méthode de Paxton. Ainsi, selon Paxton : « Environ 45 000 volontaires s'engagent en 1944 dans l'odieuse Milice, en partie peut-être pour échapper au STO, en partie par fanatisme, en partie aussi pour aider à défendre « l'ordre public ». Si l'on y ajoute les effectifs de police et la garde militaire, il est vraisemblable qu'en 1943-1944 il y a autant de Français travaillant à écraser le désordre que de résistants ». Et Ferro de faire remarquer : « Laissons ces chiffres, pris aux Archives, mais qui n'ont aucun sens : tous les Français qui résistent ne résistent pas nécessairement dans un réseau ou une unité enrégimenté... Un paysan ou un fonctionnaire qui aide des résistants ne figure pas sur les rôles des réseaux ni des unités militaires de la Résistance. Surtout, ce que la plupart redoutent, ce n'est pas la révolution : c'est d'être fusillés par les Allemands… « . Et ce jugement sévère de Ferro sur Paxton : «  Il fait des erreurs d'appréciation », « son analyse se base sur des chiffres tirés des archives et interprétés sans tenir compte du contexte. ».
Plus sévère encore,  l'historien Pierre Laborie avance que Paxton a « minimisé le poids de l'Occupation ». et que son 'argumentation repose sur des erreurs grossières  : « Dans l'édition de 2005 de La France de Vichy, page 12, Paxton écrit que jusqu'en 1943, il n'y a eu que 40 000 soldats allemands (des « vieux ») ; les forces nouvelles seraient arrivées plus tard, et elles auraient été placées sur les côtes. C'est une grossière erreur, gênante en raison du commentaire qui l’accompagne, et malheureusement répétée au cours des éditions, en dépit des démarches effectuées pour attirer l’attention de l’éditeur sur la bévue. Les seules troupes de sécurité (maintien de l’ordre) représentaient 100 000 hommes fin 1941, 200 000 en 1943. À leurs côtés, les troupes d’opérations comptaient 400 000 hommes en 1942-43 et ces effectifs seront portés à environ un million d’hommes au début de 1944. On peut regretter que le respect légitime ( ??) à l’égard du grand historien de Vichy conduise à rester silencieux devant un point contestable de son travail et à lui attribuer une sorte de statut de « vache sacrée » qu’il n’a certainement jamais revendiqué ».
Enfin,  les historiens Léon Poliakov, Gerald Reitlinger et Alain Michel considèrent, contrairement à Pacxton,  que le régime de Vichy, bien qu'antisémite, a cherché à amortir l'impact de la déportation des Juifs de France, et réussi à le faire.
Et, en effet, il faut bien que le masochisme français soit bien ancré pour que Paxton et ses épigones aient bénéficié d’une telle audience ; sans compter le terrorisme de certains groupes d’intellectuels pour qui s’opposer à Paxton, c’est collaborer avec les nazis français et allemands…
Avec Herbert R. Lottman (1927-2014), nous avons encore quelque chose de tout à fait différent. Que ce soit dans ses livres littéraires, notamment  sur Camus, ou historiques (Pétain (Fayard, 1984), L'Epuration (Fayard, 1986), La Rive Gauche (Le Seuil, 1981), nous avons beaucoup mieux qu’une « minutie toute anglo-saxonne », comme l’a écrit je ne sais plus quel critique ; nous avons une accumulation étonnante de faits et de témoignages, tous vérifiés, certifiés,  mais tous organisés et interprétés par une connaissance véritable du contexte et des mentalités, et une véritable empathie pour ses sujets, en particulier la France et les Français. Et bien que Lottman ne dissimule pas ses sympathies politiques (socialistes et démocratiques), l’ensemble forme un tableau sans doute le plus proche possible de ce que peut être une vérité historique et permet à chacun de se faire sa propre idée, même si Lottman donne la sienne ; sur l’Epuration par exemple : « les Français n’ont pas à rougir de leur épuration » ;  ça peut se discuter dans le détail ( relire Aron et Amouroux !) ; si l’on compare en d’autres temps ou en d’autres lieux, pourquoi pas ?
Lottman, un grand monsieur, ou Lottman plutôt que Paxton
Avec sensiblement  les mêmes archives et les mêmes témoignages, Aron, Paxton et Lottman ne lisent pas la même chose ; là où le premier interprète faits, discours et archives en tenant compte de l’action qu’il a vécu au plus près, que le troisième se rapproche du premier par un travail acharné et une véritable empathie, il semble que le second ne comprenne pas ce qu’il lit ou trouve, faute de l’interpréter, ou, pire,  ne comprenne que ce qu’il a  décidé de comprendre selon une opinion prédeterminée. Ainsi sans doute en va-t-il en tous domaines ; et reprenant la conception d’Auguste Comte sur l’opposition / conciliation entre la spécialisation dispersive des érudits et l’esprit de généralité nécessaire à ceux qui veulent avoir une vue philosophique de leur discipline, on pourrait distinguer les généralistes qui veulent trancher de tout sans savoir grand chose (guère dangereux, car faciles à démonter), les érudits incapables de comprendre leur sujet en raison de leurs œillères (plus dangereux car crédibles), et les érudits capables de s’élever à une véritable connaissance et de la transmettre, grâce à une expérience vécue ou des vertus d’empathie.
Bref, pour donner envie de lire Lottman plutôt que Paxton,
Quelques extraits de La Rive Gauche, à propos d’un personnage cité à plusieurs  reprises par Onfray lors de ses cours de l’Université Populaire de l’été 2015, le lieutenant Heller, patron de la censure allemande en France pendant l’Occupation :
« Heller n’affronta de danger réel qu’à son retour en Allemagne, après la libération de Paris…Il apprit par un ami à Berlin que quelqu’un, au ministère de la Propagande, l’avait dénoncé comme défaitiste. Il s’était en effet opposé, en aout 44, à un projet qui tendait à rassembler en Allemagne des otages français. Il avait vu une liste d’écrivains français connus pour leur hostilité au Reich – des noms connus comme ceux de Mauriac et d’Eluard,- à l’Institut Allemand et au quartier général du SD, avenue Foch, et il était parvenu à s’emparer de ladirte liste, et à la détruire dans les deux cas. A présent, un rapport circulait sur Heller, rapport des plus sévères.. »
« Il éprouvait une gratitude particulièrement vive envers Paulhan : » c’est par lui que je suis devenu un autre homme ». Il se souvient d’avoir, craignant pour la sécurité de l’écrivain, fait les cent pas sous les fenêtres de ce dernier, rue des Arènes, pour être là en cas d’incident. De temps en temps, il jetait un coup d’œil sur une maison toute proche, où habitait Jean Blanzat, l’un des plus proches amis de son protégé, et où se cache quelques temps Mauriac »
«  Céline arriva un jour au bureau  de Heller à l’Institut Allemand, et griffonna un NRF sur la porte. « Voyons, déclara-t-il, tout le monde sait que tu es un agent de Gallimard et le secrétaire particulier de Jean Paulhan ». Céline tira deux lunettes de motocyclistes de sa poche, donna l’une à Heller et l‘autre à Marie Louise, la future Mme Heller, en leur disant «  elles vous rendront bien service quand les villes allemandes s’en iront en flammes et en fumées ».
Une dernière à propos de l’intervention d’un Pasternak, déjà en disgrâce en URSS, et intervenant au Congrès International des écrivains pour la défense de la culture, organisé par les communistes en 1935 à Paris. Donc, Pasternak, expédié à Paris sur ordre exprès de Staline : « Je comprends qu’il s’agit ici d’un rassemblement d’écrivains en vue d’organiser la résistance au fascisme. Je n’ai qu’une chose à dire : ne vous organisez pas ! L’organisation est la mort de l’art. Seule compte l’indépendance personnelle. En 1789, en en 1848, en 1917, les écrivains n’étaient organisés ni pour, ni contre. Ne le faites pas, je vous en supplie, ne vous organisez pas »… Selon Malraux, son intervention se résumait à peu près en ceci : « Parler politique ? futile, futile…Politique ? Allez campagne, mes amis, allez campagne cueillir fleur des champs »
Editeurs, rééditez Lottman plutôt que Paxton !
 
 

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