Les difficultés de
la vulgarisation
Lire évidemment n’est
pas Poincaré ! Cédric Villani est un mathématicien –osons le mot- génial,
qui entre à Ulm à l’âge de dix–neuf ans, médaille Field 2012. Il est aussi éminemment
sympathique, fait le job et encore bien plus pour faire connaître sa discipline,
n’hésitant pas à aller dans des media assez improbables, participe à d’innombrables
débats, défend la place de la science et des scientifiques dans la société, s’engage
aussi sans trop compter pour promouvoir la place de la France dans le domaine
des sciences et des techniques- il est porte-parole du comité de soutien à
l'organisation de l'exposition universelle de Paris en 2025. Comme Poincaré, il s’intéresse
à la physique mathématique et nombre de ses travaux tournent autour de la
question d’entropie – il préside d’ailleurs l’Institut Henri Poincaré.
Mais je dois tout de
même avouer une déception. Lorsque M. Villani parle de mathématiques, de ses travaux,
des mathématiques qui se font
actuellement, il me semble qu’il le fait soit à un niveau anecdotique qui n’apprend pas grand-chose, soit à un niveau
trop élevé qui ne peut intéresser que les spécialistes, et qu’il n’a pas trouvé la bonne distance pour une
vulgarisation intelligente. C’est en ce sens qu’il n’est pas Poincaré –
Pourquoi ?
Quelques
explications possibles : 1) Poincaré était une combinaison assez unique,
un mathématicien, un écrivain et un vulgarisateur également géniaux – et il est
effectivement resté assez unique. 2) Cédric Villani n’a pas encore le recul, la maturité nécessaire à une
vulgarisation de qualité – et je serais prêt à parier sur cette hypothèse. 3)
La science d’aujourd’hui est trop spécialisée, trop parcellisée pour permettre l’existence
d’esprit suffisamment universel comme Poincaré. Je ne le crois pas trop- mais
en revanche, je suis tout prêt à croire que le problème réside plutôt dans les conditions
d’exercice de la science, les évaluations et évaluations d’évaluations
permanentes, la recherche incessante de subvention d’innombrables organismes,
les carrières précaires etc. 4) Nous manquons aujourd’hui de média où scientifiques,
philosophes, historiens, artistes peuvent dialoguer – Poincaré publiait
beaucoup dans la Revue de métaphysique et
de morale – où est l’équivalent aujourd’hui ? Là, je crois qu’il y
aurait un effort vraiment utile à accomplir.
Poincaré :
extraits
Et, pour illustrer
mon propos, deux extraits de Poincaré, non pas des très connues, La Science et l’Hypothèse ou La valeur de la Science (à lire, relire
et faire lire !) mais des moins connues Dernières Paroles :
Ceci d’abord, pour
expliquer ce qu’est la topologie, dans un chapitre intitulé « Pourquoi l'espace a trois dimensions »
« Les géomètres
distinguent d'ordinaire deux sortes de géométries, qu'ils qualifient la
première de métrique et la seconde de projective; la géométrie métrique est
fondée sur la notion de distance ; deux figures y sont regardées comme
équivalentes, lorsqu'elles sont « égales » au sens que les mathématiciens
donnent à ce mot ; la géométrie projective est fondée sur la notion de ligne
droite. Pour que deux figures y soient considérées comme équivalentes, il n'est
pas nécessaire qu'elles soient égales, il suffit qu'on puisse passer de l'une à
l'autre par une transformation projective, c'est-à-dire que l'une soit la perspective
de l'autre. On a souvent appelé ce second corps de doctrine, la géométrie
qualitative ; elle l'est en effet si on l'oppose à la première, il est clair
que la mesure, que la quantité y jouent un rôle moins important. Elle ne l'est
pas entièrement cependant. Le fait pour une ligne d'être droite n'est pas
purement qualitatif ; on ne pourrait s'assurer qu'une ligne est droite sans
faire des mesures, ou sans faire glisser sur cette ligne un instrument appelé
règle qui est une sorte d'instrument de mesure.
Mais il est une
troisième géométrie d'où la quantité est complètement bannie et qui est
purement qualitative ; c'est l'Analysis Situs. Dans cette discipline, deux
figures sont équivalentes toutes les fois qu'on peut passer de l'une à l'autre
par une déformation continue, quelle que soit d'ailleurs la loi de cette
déformation pourvu qu'elle respecte la continuité. Ainsi un cercle est
équivalent à une ellipse ou même à une courbe fermée quelconque, mais elle
n'est pas équivalente à un segment de droite parce que ce segment n'est pas fermé
; une sphère est équivalente à une surface convexe quelconque ; elle ne l'est
pas à un tore parce que dans un tore il y a un trou et que dans une sphère il
n'y en a pas. Supposons un modèle quelconque et la copie de ce même modèle
exécutée par un dessinateur maladroit ; les proportions sont altérées, les
droites tracées d'une main tremblante ont subi de fâcheuses déviations et
présentent des courbures malencontreuses. Du point de vue de la géométrie
métrique, de celui même de la géométrie projective, les deux figures ne sont
pas équivalentes; elles le sont au contraire du point de vue de l'Analysis
Situs. L'Analysis Situs est une science très importante pour le géomètre ; elle
donne lieu à une série de théorèmes, aussi bien enchaînés que ceux d'Euclide ;
et c'est sur cet ensemble de propositions que Riemann a construit une des
théories les plus remarquables et les plus abstraites de l’analyse pure. Je citerai deux de ces
théorèmes pour en faire comprendre la nature : deux courbes fermées planes se
coupent en un nombre pair de points; si un polyèdre est convexe, c'est-à-dire
si on ne peut tracer une courbe fermée sur sa surface sans la couper en deux,
le nombre des arêtes est égal à celui des sommets, plus celui des faces, moins deux
; et cela reste vrai quand les faces et les arêtes de ce polyèdre sont courbes.
Et voici ce qui fait pour nous l'intérêt de cette Analysis Situs ; c'est que
c'est là qu'intervient vraiment l'intuition géométrique. Quand, dans un
théorème de géométrie métrique, on fait appel à cette intuition, c'est parce
qu'il est impossible d'étudier les propriétés métriques d'une figure en faisant
abstraction de ses propriétés qualitatives, c'est-à- dire de celles qui sont
l'objet propre de l'Analysis Situs. On a dit souvent que la géométrie est l'art
de bien raisonner sur des figures mal faites. Ce n'est pas là une boutade,
c'est une vérité qui mérite qu'on y réfléchisse. Mais qu'est-ce qu'une figure
mal faite? c'est celle que peut exécuter le dessinateur maladroit dont nous
parlions tout à l'heure ; il altère les proportions plus ou moins grossièrement
; ses lignes droites ont des zigzags inquiétants; ses cercles présentent des
bosses disgracieuses ; tout cela ne fait rien, cela ne troublera nullement le
géomètre, cela ne l'empêchera pas de bien raisonner. Mais il ne faut pas que
l'artiste inexpérimenté représente une courbe fermée par une courbe ouverte,
trois lignes qui se coupent en un même point par trois lignes qui n'aient aucun
point commun, une surface trouée par une surface san strou. Alors on ne
pourrait plus se servir de sa figure et le raisonnement deviendrait impossible »
Et ceci, élément de
réponse à la question « les lois physiques sont-elles invariables au cours
du temps ?
« Je suppose un
monde dont les diverses parties possèdent une conductibilité calorifique si
parfaite qu'elles se maintiennent constamment en équilibre de température. Les
habitants de ce monde n'auraient aucune idée de ce que nous appelons différence
de température ; dans leurs traités de physique, il n'y aurait pas de chapitre
consacré à la thermométrie. A part cela ces traités pourraient être assez complets
et ils enseigneraient une foule de lois, beaucoup plus simples même que les
nôtres. Imaginons maintenant que ce monde se refroidisse lentement par
rayonnement; la température y restera partout uniforme, mais elle diminuera
avec le temps. Je suppose qu'un de ses habitants tombe en léthargie et se
réveille au bout de quelques siècles; nous admettrons, puisque nous avons déjà
supposé tant de choses, qu'il puisse vivre dans un monde plus froid et qu'il
ait conservé le souvenir des choses d'autrefois. Il verra que ses descendants
font encore des traités de physique, qu'ils continuent à ne pas parler de
thermométrie, mais que les lois qu'ils enseignent sont très différentes de
celles qu'il a connues. Par exemple on lui a appris que l'eau bout sous une pression
de 10 millimètres de mercure, et les nouveaux physiciens observeront que pour
la faire bouillir, il faut abaisser la pression jusqu'à 5 millimètres. Tel
corps qu'il a connu autrefois liquide ne se présentera plus qu'à l'état solide
et ainsi de suite. Les relations mutuelles des diverses parties de l'univers
dépendent toutes de la température et dès qu'elle change, tout est bouleversé.
Eh bien, savons-nous s'il n'y a pas quelque entité physique, aussi inconnue
pour nous que la température l'était pour les habitants de ce monde de
fantaisie ? Savons-nous si cette entité ne varie pas constamment comme la
température d'un globe qui perd sa chaleur par rayonnement, et si cette variation
n'entraîne pas celle de toutes les lois? »
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