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dimanche 23 mars 2014

Pour faire l’Europe, faire une statistique Européenne


Savoir pour pouvoir afin de pourvoir 

Ayant longtemps vécu à l’époque Napoléonienne (L’Empire des sciences, Napoléon et ses savants, Ellipse 2003), je ne peux que rappeler cette leçon de construction d’un Etat que nous a donné le Consulat.

Donc, en 1800, Napoléon nomme comme Ministre de l’Intérieur le  chimiste Chaptal, ministre de l’Intérieur – il le restera jusqu’en 1804. Ensemble, Napoléon et Chaptal vont en quatre ans réaliser un travail incroyable et donner naissance à une France moderne dans laquelle on reconnaît nombre de traits de la France contemporaine : ils donnent  à la France son organisation administrative : un préfet par département, un sous-préfet par arrondissement, un maire par commune, recréent les Chambres de Commerce et inventent les Chambres d’industrie, l’assistance publique des hôpitaux, les expositions industrielles, le réseau des musées provinciaux etc…Et donc, avec les Préfets, Chaptal crée la Statistique Nationale : les nouveaux Préfets se voient sommés de nourrir la fringale de statistique du Ministère de l’Intérieur. Ils doivent remplir des tableaux concernant la topographie, la démographie,  l’état de l’agriculture, de l’industrie, des transports et infrastructures de leurs départements, donner aussi des aperçus sur l’état des  habitudes et moyens d’existence de leurs administrés. Et Chaptal veut des chiffres sincères : Je vous annonce que je mets une telle importance à n’avoir que des faits vrais et constatés, que je saurais bien moins mauvais gré à celui qui ne répondrait pas, qu’à celui qui me répondrait par des généralités ou par des faits dont il ne serait pas bien certain”. Il ne veut pas non plus qu’on sollicite les chiffres pour répondre à ses supposés désirs : “Je me suis soigneusement interdit d’émettre aucune opinion, de vous manifester aucun sentiment ; je ne veux que des faits et je suis loin de vouloir former d’avance une théorie”. Les centaines de tableaux départementaux qu’obtient ainsi Chaptal,  sur les récoltes de grains et légumes, la production de laine, l’extension de la vigne, les ressources minières, les importations constituent  une mine pour les historiens… La France est enfin bien administrée, dans l’esprit des Lumières : « savoir pour pouvoir afin de pourvoir » selon la formule positiviste de Comte

C’est dans cette tradition que l’astronome Martin Rees, président de la Royal Society et membre important de l’Oxford Martin commission for future générations vient de lancer un appel : «  Il est temps d’établir des statistiques mondiales sur lesquelles on puisse compter », appel publié en éditorial par Nature ( 17 octobre 2013). Extraits : « La science s’est infiltrée dans tout l’espace public, et tous ceux d’entre nous qui sont actifs en ce domaine sont conscients de l’attention que reçoivent à juste titre les données scientifiques. Or, la plupart des données sur lesquelles reposent des pans cruciaux de l’action publique, telles que les politiques de santé ou de lutte contre la pauvreté sont bien en dessous des standards scientifiques acceptables. »  « A moins que tous les pays ne se réunissent et ne publient des données fiables et comparables sur des sujets tels que les maladies, les revenus ou l’emploi, toutes les comparaisons internationales portant sur la croissance économique, la santé, l’espérance de vie,  etc. ne sont d’aucune utilité ». Martin Rees appelle à la fondation d’une agence statistique internationale qui contrôlerait la qualité et l’homogénéité des statistiques internationales, mettrait en place des bonnes méthodes de recueil et de traitement, garantirait la qualité des données générées, et veillerait à leur bonne utilisation et dénoncerait toute utilisation trompeuse (de façon à éviter, que selon le mot de Churchill, il y ait le mensonge, le gros mensonge et .. la statistique)

Si vous voulez faire l’Europe, faites une statistique européenne

Eh bien, ce que Martins Rees propose au niveau mondial, faisons-le au niveau européen. Chacun peut constater journellement à quel point, faute d’homogénéité  et de qualité statistique, faute de vouloir un instrument qui permettrait de comparer exactement les situations et les gouvernances des Etats de l’Union, il est difficile de comparer les situations des citoyens dans tous les domaines importants de l’action publique, et impossible de mettre en place une politique commune bien informée et rationnelle.

Un exemple caricatural en est donné par l’économiste Philippe  Askenazy, dans le Monde du 18 février 2014, dans un article intitulé « Faut-il pleurer sur les marges ? ».  D’où vient l’effondrement des marges des entreprises françaises qui ne leur permettrait plus d’investir ? Si l’on estime qu’il vient d’un manque de compétitivité, alors la recherche d’un choc de compétitivité, qui choquera surtout les salariés, peut paraitre rationnelle et justifiée. Mais, explique Phlippe Askenazy, «  les données sur les marges sont faussées, de même que celles sur le commerce extérieur. La taille de la finance serait surestimée par rapport à l’industrie et au commerce. En clair, l’état des entreprises ne serait pas si dramatique et la compétitivité de la France pas si dégradée… Quels sont les vrais chiffres ? » demande l’économiste dans un intertitre ». C’est qu’en effet près du tiers (50 milliards) des échanges franco-allemands sont constitués de transferts intragroupes ; et que ces transferts intragroupes sont bien davantage dirigés par les différences de fiscalités entre les Etats que par des différences de productivité – et le taux global de l’impôt sur les sociétés a baissé de 20 points en Allemagne depuis 2000) et n’a pas bougé en France. Conséquence : les entreprises font de l’optimisation fiscale en manipulant les prix de transfert d’une filiale à l’autre. Dans cette hypothèse, ce n’est pas d’un choc de compétitivité qu’il faut attendre le salut, mais d’un choc d’harmonisation fiscale…

Conclusion de Philippe Askenazy : « Des statistiques fiables dans tous les domaines sont essentielles pour un débat démocratique  serein et pour prendre des décisions politiques pertinentes ».

Alors oui, pour faire l’Europe, faisons une  statistique européenne, faisons une INSEE européenne.  C’est, avant toute institution, une première condition nécessaire.

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